Le droit à l’avortement : un combat sans fin pour garantir la liberté de disposer de son corps

À l’occasion de la journée mondiale du droit à l’avortement, le 28 septembre, Amandine Clavaud, directrice de l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes de la Fondation, et Déborah Rouach, chargée de mission au secteur international de la Fondation, dressent un état des lieux du droit à l’avortement en France, dans l’Union européenne et dans le monde et font six recommandations pour garantir ce droit au niveau européen et national.

D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), près d’un avortement sur deux était à risque entre 2010 et 2014 et un tiers était pratiqué dans des conditions dangereuses ou très risquées pour la vie des femmes1« Prévention des avortements à risque », Organisation mondiale de la santé, 25 septembre 2020.. Une femme meurt toutes les neuf minutes d’un avortement non sécurisé dans le monde2Véronique Séhier, « Une femme meurt toutes les 9 minutes d’un avortement clandestin dans le monde », Le Parisien, 20 mai 2018.. Dans ce contexte, les conservateurs – responsables politiques et représentants religieux au premier chef – ne cessent de déployer des stratégies partout dans le monde pour restreindre et bafouer les droits et la santé sexuels et reproductifs (DSSR) des femmes. En témoigne l’actualité récente au Texas où l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est interdite à six semaines, la plupart des femmes ignorant pourtant qu’elles sont enceintes à ce moment-là, ou encore outre-Atlantique, en Pologne où le parti au pouvoir Droit et justice a fait de l’interdiction de l’IVG un cheval de bataille. À l’approche de la journée internationale du droit à l’avortement, le 28 septembre, les atteintes et les menaces qui pèsent pour contrôler le corps des femmes n’ont jamais été aussi vivaces. Cette note tente de dresser un panorama des législations en vigueur dans le monde et des multiples conséquences de la crise sanitaire sur l’accès des femmes à la contraception et au droit à l’avortement. Elle invite enfin à voir dans la présidence française du Conseil de l’Union européenne l’opportunité de mettre les droits des femmes à l’agenda politique européen et international.

Avorter : un droit fondamental face à une hétérogénéité des cadres législatifs au niveau international

L’avortement est un droit humain fondamental et inaliénable. Il est, en effet, protégé par des traités internationaux et régionaux, et par des lois au niveau national. Parmi ces textes internationaux figurent la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) de 1979, la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) de 1994 et la Déclaration et le Programme d’action de Pékin, quatrième conférence mondiale des Nations unies sur les femmes, de 1995. À titre d’exemple, le paragraphe 96 de la Déclaration et du Programme d’action de Pékin statue que les « droits fondamentaux des femmes comprennent le droit d’être maîtresses de leur sexualité, y compris leur santé en matière de sexualité et de procréation, sans aucune contrainte, discrimination ou violence3Déclaration et Programme d’action de Beijing, ONU Femmes, 1995.”. Pourtant, de par le monde, les femmes se voient limiter, voire refuser, la liberté de disposer de leur corps. Les attaques qu’elles subissent sont constantes au point d’être traduites en termes de politiques publiques affectant durablement leur santé et leur liberté. D’après le rapport Mon corps m’appartient du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP) qui a mesuré l’indice d’autonomie corporelle des femmes âgées de 15 à 49 ans provenant de 57 pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine4L’indice d’autonomie corporelle est mesuré en fonction de la capacité des femmes à pouvoir prendre leurs propres décisions concernant la santé et les droits en matière de sexualité et de reproduction, le recours à la contraception ainsi que leur possibilité à refuser des relations sexuelles., près d’une femme sur deux ne dispose pas librement de son corps. Pour mieux comprendre, voici un état des lieux du droit à l’avortement dans le monde.

L’Organisation mondiale de la santé dénombre chaque année 121 millions de grossesses non désirées. Pour la période de 2015-2019, 73 millions d’avortements ont été pratiqués annuellement5Guttmacher Institute, La grossesse non planifiée et l’avortement dans le monde, juillet 2020.. Mais 45% des interruptions volontaires de grossesses (IVG) réalisées dans le monde le sont dans des conditions dangereuses pour la femme6Organisation mondiale de la santé, Prévention des avortements à risque, 25 septembre 2020.. D’après une étude menée dans 61 pays de 2010 à 2014, seulement un avortement sur quatre est effectué dans de bonnes conditions dans les pays où il est totalement interdit ou autorisé lorsqu’il en va de la survie de la femme7Mon corps m’appartient. revendiquer le droit à l’autonomie et à l’autodétermination, FNUAP, 2021..

À l’échelle de la planète, 41% des femmes en âge de procréer vivent dans un pays dont les lois en matière d’avortement sont restrictives, soit près de 700 millions de femmes8Site officiel du Center for Reproductive Rights. Dans 24 pays, la loi interdit entièrement l’avortement quelques soient les circonstances ; dans 42 pays, il est autorisé pour éviter la mort de la femme et dans 72 pays, il est pratiqué sans restriction dans le respect d’un certain délai.

Aux États-Unis, 97 restrictions ont été adoptées dans 19 États, faisant de 2021 l’année la plus dévastatrice pour le droit à l’avortement dans ce pays9State Policy Trends at Midyear 2021: Already the Worst Legislative Year Ever for U.S. Abortion Rights, Guttmacher Institute, juillet 2021.. La dernière atteinte portée au droit à l’avortement dans le pays date du 1er septembre dernier, jour où l’État du Texas a voté une loi qui récompense financièrement les citoyen·nes poursuivant en justice toute personne se rendant complice d’un avortement à six semaines de grossesse ou plus, période à laquelle peu de femmes ont conscience d’être enceintes. La Cour suprême, à majorité conservatrice depuis la nomination de la juge Amy Barrett par Donald Trump suite au décès de Ruth Bader Ginsburg, a refusé de se prononcer au risque de remettre en question la jurisprudence de la loi Roe v. Wade de 1973 qui reconnaît le droit à l’avortement au niveau fédéral10Malgré tout, les États peuvent imposer des lois contre le droit d’avorter, comme en témoigne la situation au Texas.. Le gouvernement démocrate de Joe Biden a porté plainte contre le Texas, jugeant la décision de cet État inconstitutionnelle. Aux États-Unis, seulement 38% des femmes âgées entre 13 ans et 44 ans vivent dans un État leur permettant d’avorter11Site officiel du Guttmacher Institute..

En Amérique latine, la région compte de récentes victoires en matière de droit à l’avortement, bien qu’elle demeure le foyer de positions extrêmement réfractaires de la part des conservateurs au pouvoir et du poids de la religion. En 2021, le Sénat argentin à majorité conservatrice légalise l’avortement jusqu’à quatorze semaines de grossesse, une loi portée par le président de centre-gauche Alberto Fernandez et la mobilisation sans faille de la société civile, dont le foulard vert était le symbole de ralliement. Cette décision est l’aboutissement d’une longue bataille au Parlement qui avait rejeté un projet de loi favorable à l’IVG en 2018. En revanche, elle permet au personnel médical d’employer la clause de conscience, condition de l’adoption de la loi par le Sénat. L’Argentine rejoint Cuba et l’Uruguay où l’avortement est permis sans condition. Plus récemment, la Cour suprême du Mexique, pays co-présidant le Forum Génération Égalité, a dépénalisé l’IVG lors d’un vote unanime. Dans les faits, seul l’État de Coahuila est directement concerné par cette décision, malgré cela, elle met en vigueur une jurisprudence pour le territoire mexicain.

À l’inverse dans des pays comme le Honduras, le Nicaragua ou le Salvador, recourir à un avortement est un crime passible de plusieurs années de prison, même en cas de viol ou d’inceste, de malformation grave du fœtus ou de risque pour la vie ou la santé de la femme. Par conséquent, des centaines de femmes sont incarcérées dans la région pour avoir avorté ou fait une fausse couche12Juliet S. Sorensen, Alexandra Tarzikhan, Meredith Heim,  « El Salvador’s abortion ban jails women for miscarriages and stillbirths – now one woman’s family seeks international justice« , The Conversation, 15 mars 2021.. Au Honduras, suite à une récente réforme constitutionnelle, l’avortement ne pourra être légalisé que si trois quarts du Parlement vote en faveur de sa dépénalisation. Dans ce pays, 30% des adolescentes tombent enceintes, le deuxième taux le plus élevé d’Amérique latine et centrale13Élodie Berthod,  Honduras : le pays où les droits meurent, Journal International, 16 février 2021.. Dans ce contexte, le cadre légal instaure un climat de violences envers les femmes et les filles latino-américaines.

L’Afrique est un des continents où les lois sont les plus restrictives en termes de droit à l’IVG. Les disparités de législations sont éloquentes14Voir le graphique ici : Akinrinola Bankole et al., De l’avortement non sécurisé à sécurisé en Afrique subsaharienne : des progrès lents mais constants, Guttmacher Institute, 2020.. Pratiquer une IVG en Afrique est autorisé uniquement en Tunisie, en Guinée-Bissau et en Afrique du Sud. Au Maroc, le Code pénal permet depuis 2020 d’avorter en cas de viol, d‘inceste, de malformation du fœtus ou de troubles mentaux chez la femme à condition d’en faire la demande auprès de la justice, une décision prise après quatre ans de négociations au Parlement. L’avortement est entièrement banni en Égypte, en Mauritanie, au Sénégal, en Sierra Leone, au Congo et à Madagascar. D’après le Guttmacher Institute, en 2019, 92% des femmes de l’Afrique subsaharienne en âge de procréer habitaient dans les 43 pays où l’avortement est soit interdit, soit autorisé uniquement lorsque la vie de la femme est en danger15Akinrinola Bankole et al., De l’avortement non sécurisé à sécurisé en Afrique subsaharienne : des progrès lents mais constants, Guttmacher Institute, 2020.. Nous analysons plus en détails la situation de cinq pays de la région dans le rapport Pour la liberté de disposer de son corps. Promouvoir et garantir l’accès aux droits et à la santé sexuels et reproductifs des femmes en Afrique subsaharienne16Amandine Clavaud, Juliette Clavière, Suzanne Gorge, Alexandre Minet, Marc-Olivier Padis, Deborah Rouach, Droit de disposer librement de son corps. Promouvoir et garantir l’accès aux droits et à la santé sexuels et reproductifs des femmes en Afrique subsaharienne, Fondation Jean-Jaurès, Terra Nova, juin 2021.. Pour « la période de 2015-2019, plus de 6,5 millions de grossesses non désirées ont été recensées en Afrique de l’Ouest.17Akinrinola Bankole et al., De l’avortement non sécurisé à sécurisé en Afrique subsaharienne : des progrès lents mais constants, Guttmacher Institute, 2020. » Ce même rapport indique que « 8 millions d’avortements ont été pratiqués en Afrique subsaharienne [durant cette même période], dont les trois quarts n’étaient pas sécurisés pouvant entraîner des complications médicales, voire la mort de la femme. Au Burkina Faso, 72% des avortements étaient réalisés par un personnel non médicalisé, c’est également le cas pour 63% des avortements au Sénégal18Amandine Clavaud, Juliette Clavière, Suzanne Gorge, Alexandre Minet, Marc-Olivier Padis, Deborah Rouach, Droit de disposer librement de son corps. Promouvoir et garantir l’accès aux droits et à la santé sexuels et reproductifs des femmes en Afrique subsaharienne, Fondation Jean-Jaurès, Terra Nova, juin 2021.« 

En Asie, l’avortement a été décriminalisé en Thaïlande en février cette année et peut désormais être pratiqué jusqu’à douze semaines d’aménorrhée. En Corée du Sud, l’avortement n’est plus interdit depuis le 1er janvier 2021 bien qu’il ne soit pas entièrement légal car aucune législation n’a été adoptée pour remplacer l’ancienne. Il est en revanche entièrement interdit d’avorter aux Philippines et au Laos et autorisé en cas de danger pour la vie ou la santé de la femme au Bangladesh, en Birmanie et au Sri Lanka.

En Océanie, citons l’exemple de la Nouvelle-Zélande où l’avortement a été décriminalisé en mars 2020, une promesse de campagne de la Première ministre Jacinda Ardern. Au sein de l’Union européenne (UE), la situation est également contrastée. L’Irlande a été le dernier pays à légaliser l’IVG à douze semaines en 2019, suite à un référendum et à la mobilisation de la société civile. Toutefois son application demeure difficile en raison du peu de centres médicaux et du manque de praticien·ne·s, en plus de la clause de conscience invoquée par le personnel médical19Irlande : un an après sa légalisation l’IVG reste très difficile d’accès, France Inter, décembre 2019.. Il en va de même en Italie, où environ 70% des gynécologues refusent de pratiquer des IVG au nom de leurs convictions personnelles20Aurélie Kieffer, Marine Courtade et Clémence Fulleda, « Avortement : les Italiennes face à l’objection de conscience« , France Culture, 3 septembre 2021.. En Pologne, la législation relative à l’avortement est l’une des plus restrictives au sein de l’UE. Elle a été modifiée par le Tribunal constitutionnel le 27 janvier 2021. L’IVG est désormais autorisée uniquement en cas de viol, d’inceste, ou de mise en danger de la vie de la femme, revenant de cette manière à l’interdire. En effet, 98% des avortements en Pologne en 2019 concernaient la malformation du fœtus, une condition qui n’est plus légale. Enfin, le seul pays européen à prohiber totalement l’IVG est Malte où le catholicisme est religion d’État.

L’impact de la crise sanitaire sur les droits et la santé sexuels et reproductifs

À ce panorama inquiétant s’est ajoutée la pandémie de Covid-19 depuis fin 2019, dont les conséquences désastreuses ont été perceptibles dès le début de la crise sanitaire et s’inscrivent sur le long terme.

Au début de la crise, le FNUAP alertait sur l’impact des confinements qui allaient perturber les services de planification familiale. En avril 2020, le FNUAP publiait une étude avec Avenir Health, l’université John Hopkins aux États-Unis et l’université de Victoria en Australie indiquant que six mois de perturbations pourraient affecter 47 millions de femmes dans les pays à faible et moyen revenu, entraînant 7 millions de grossesses non désirées21Les nouvelles projections de l’UNFPA prévoient des répercussions désastreuses sur la santé des femmes alors que la pandémie de Covid-19 continue de se propager, UNFPA, 28 avril 2020.. Un an après le début de la pandémie, ils révélaient dans une autre étude que 12 millions de femmes ont connu des perturbations dans leur prise en charge auprès des services de planification familiale, provoquant 1,4 million de grossesses non désirées durant cette période22« Covid-19 : la perturbation de l’accès à la planification familiale a provoqué 1,4 million de grossesses non désirées », ONU Info, 12 mars 2021..

Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces chiffres et doivent amener les États et l’ensemble de la communauté internationale à en prendre la mesure pour une meilleure gestion de crise à l’avenir. Les confinements ont conduit les populations à réduire drastiquement les déplacements, réduisant les consultations dans les centres de santé. Les rendez-vous auprès des spécialistes ont considérablement chuté, les patient·es préférant reporter leurs consultations par peur d’attraper le Covid-19. Mais plus grave encore, dans certaines régions du monde, les délais pour obtenir des rendez-vous se sont allongés tandis que des centres de santé ont été contraints de fermer, faute de personnel soignant affecté en renfort dans les unités dédiées au Covid-1923Amandine Clavaud, Juliette Clavière, Suzanne Gorge, Alexandre Minet, Marc-Olivier Padis, Deborah Rouach, Droit de disposer librement de son corps. Promouvoir et garantir l’accès aux droits et à la santé sexuels et reproductifs des femmes en Afrique subsaharienne, Fondation Jean-Jaurès, Terra Nova, juin 2021.. Cette situation a constitué pour les femmes une rupture dans le continuum de soins relatifs aux droits et à la santé sexuels et reproductifs.

La crise sanitaire a également provoqué des problèmes dans les chaînes d’approvisionnement pour les zones plus reculées du fait des restrictions de déplacement mais aussi des ruptures de stocks de certains médicaments pour la santé sexuelle et reproductive. Une mise en lumière révélatrice de l’interdépendance de la communauté internationale vis-à-vis de la Chine et l’Inde où est principalement localisée la fabrication de produits contraceptifs, abortifs et de santé maternelle24Emmanuelle Josse, La crise du Covid-19 aggrave les menaces sur la santé reproductive des femmes, iD4D, 22 juin 2020..

Pour répondre aux besoins des femmes en termes de santé sexuelle et reproductive, certains États ont néanmoins mis en place des mesures pour maintenir et permettre l’accès à la contraception et à l’avortement. En France, par exemple, dès le 15 mars 2020, les femmes ont pu « avoir accès à la pilule contraceptive directement en pharmacie, sans passer par un médecin et grâce à une ancienne ordonnance25Communiqué du ministère de la Santé et du secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, 15 mars 2020. » et à « la contraception d’urgence [était] disponible sans ordonnance en pharmacie26Communiqué du ministère de la Santé et du secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, 15 mars 2020.”. Le communiqué insiste, de plus, sur les IVG « considérées comme des interventions urgentes27Communiqué du ministère de la Santé et du secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, 15 mars 2020. » et dont « la continuité doit être assurée28Communiqué du ministère de la Santé et du secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, 15 mars 2020.« . Les médecins de ville et les sages-femmes ont été habilités à prescrire une IVG médicamenteuse en téléconsultation dont le recours a été étendu jusqu’à la neuvième semaine de grossesse29IVG médicamenteuse : comment ça se passe pendant la crise sanitaire ?, Direction de l’information légale et administrative (Premier ministre), Service-public.fr, 4 juin 2021. Cette pratique est autorisée jusqu’à la fin du mois de septembre, suite à quoi la téléconsultation ne sera plus une option pour les femmes. Pourtant, une étude menée par Women on Web30Hazal Hatay, Durant la pandémie les téléconsultations pour IVG ont explosé, et ce n’est pas uniquement à cause du virus, The Conversation, 22 août 2021. démontre que les femmes sont plus enclines à choisir cette méthode pour sa discrétion, sa commodité et surtout le respect de leur vie privée que cela leur accorde, la crise sanitaire n’ayant que faiblement influencé ce choix. Cela pose la question de la pérennité des nouvelles pratiques développées lors de la pandémie de Covid-19. 

Autre élément, la fermeture des frontières du fait des confinements a empêché, notamment en Europe, les Françaises de se rendre dans les pays frontaliers dans le cas d’un recours à une IVG tardive. Chaque année, ce sont entre 3 000 et 4 000 Françaises qui partent à l’étranger, notamment en Espagne et aux Pays-Bas, pour avoir recours à un avortement au-delà des douze semaines autorisées en France31Marie-Noëlle Battistel et Cécile Muschotti, Rapport d’information sur l’accès à l’interruption volontaire de grossesse, Assemblée nationale, 16 septembre 2020. En réaction à cette situation, les associations féministes ont alerté les pouvoirs publics et en ont appelé à une réponse globale pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, et également pour l’allongement de deux semaines du délai légal pour le recours à l’IVG, ce qui a été porté par les sénatrices et sénateurs du groupe socialiste au Sénat – notamment Laurence Rossignol – dans un amendement en 2020, qui a été rejeté32Cet amendement comprenait aussi la suppression de l’exigence de la deuxième consultation pour les mineures.. En août 2020, une proposition de loi pour renforcer le droit à l’IVG en allongeant le délai à quatorze semaines et en supprimant la double clause de conscience a été déposée. Mais elle a été rejetée au Sénat où la droite est majoritaire et a fait, ensuite, l’objet d’une obstruction à l’Assemblée nationale de la part des députés Les Républicains,33Marlène Thomas, « Proposition de loi sur l’IVG : LR fait ‘de l’obstruction organisée’« , Libération, 16 février 2021.. La députée non-inscrite Albane Gaillot, rapportrice de cette proposition de loi, plaide pour qu’elle soit à nouveau discutée en décembre 2021 lors de la semaine d’initiative de la majorité parlementaire.

Les États conservateurs n’ont, quant à eux, pas manqué d’instrumentaliser la crise sanitaire pour restreindre plus encore les droits et la santé sexuelle et reproductive des femmes, considérant le recours à l’IVG comme une intervention “non essentielle” comme cela a été le cas aux États-Unis, en particulier dans l’Ohio, le Mississipi, le Texas, l’Alabama, l’Iowa, l’Arkansas, et l’Oklahoma34Riley Beggin, « Ohio’s attorney general told providers to stop abortions during the coronavirus pandemic », Vox, 22 mars 2020.. Ces mesures ont ensuite été annulées par les tribunaux fédéraux. Au Brésil, où la législation ne permet d’avorter qu’en cas de viol, de risque pour la femme ou de graves malformations du fœtus, la pratique de l’avortement a été rendue « quasi impossible » depuis la pandémie35Bruno Meyerfeld, « Au Brésil, le calvaire des femmes qui veulent avorter en pleine pandémie« , Le Monde, 29 juin 2021.. L’Europe n’a pas été en reste avec la Pologne où le parti conservateur, Droit et Justice, a porté à la Diète polonaise un projet de loi visant à interdire totalement les IVG – auquel le Parlement avait renoncé suite à la forte mobilisation36Les personnes contre ce projet de loi ont contourné les restrictions de déplacement imposées par le confinement pour faire entendre leur voix en manifestant dans leur voiture, sur leur balcon et dans l’espace public. de la société civile en pleine période de confinement, avant de l’adopter suite à la validation de la Cour constitutionnelle. En Slovaquie aussi, le gouvernement avait recommandé aux hôpitaux de cesser de pratiquer des IVG « à l’exception de celles qui pourraient sauver des vies37Nelly Didelot, « En Slovaquie, de nouvelles menaces sur l’IVG« , Libération, 18 septembre 2020.« . Une proposition de loi portée par des députés catholiques conservateurs avait été adoptée en première lecture au Parlement en juillet 2020 : elle prévoyait de rendre plus difficile l’accès à l’IVG, avec un délai de réflexion obligatoire passant de 48 à 96 heures et demandant deux certificats médicaux provenant de deux médecins différents (au lieu d’un seul) pour avoir accès à un avortement thérapeutique en cas de problème de santé du fœtus. La proposition de loi a finalement été rejetée par le Parlement à l’automne 202038Dernières nouvelles : Le Parlement slovaque rejette les restrictions nuisibles aux soins d’avortement, Center for Reproductive rRghts, 20 octobre 2020.

Les droits des femmes : une composante de l’État de droit

Cette offensive au niveau international à l’encontre des droits des femmes s’inscrit dans un mouvement conservateur bien plus vaste dont l’attaque contre les droits humains est la pierre angulaire. Elle se retrouve dans les enceintes internationales où des coalitions d’États – des États-Unis, en passant par la Russie, l’Arabie Saoudite, le Brésil ou le Vatican – se constituent pour faire reculer entre autres les droits des femmes et des personnes LGBT+. Au sein de la Commission de la condition de la femme des Nations unies, ces derniers bataillent à chaque session pour que les termes « avortement » ou « genre » ne soient pas cités dans les conclusions agréées. En 2019, c’est au tour du Conseil de sécurité des Nations unies d’être le théâtre du conservatisme des États-Unis qui ont mis leur veto à une résolution pour la prévention et le traitement des violences sexuelles en temps de guerre, sous prétexte qu’”offrir aux personnes ayant subi des violences sexuelles, sans aucune discrimination, une gamme complète de soins de santé, notamment sexuelle et procréative39Martine Storti, « La lutte pour le droit à l’avortement s’apparente à un combat sans fin », L’Express, 4 septembre 2021.” encourage l’avortement.

Le mandat de Donald Trump de 2017 à 2021 a, en ce sens, renforcé le poids de ces coalitions où les États-Unis en tête ont été signataires en octobre 2020, avec une trentaine d’autres États, de la Déclaration de consensus de Genève « pour la santé de la femme et le renforcement de la famille », affirmant leur souveraineté nationale quant aux lois liées à l’IVG40Julien Lecot,  « Trente-deux pays se liguent contre le droit à l’avortement” », Libération, 23 octobre 2020.. Donald Trump a également rétabli la « règle du bâillon mondial » aussi appelée « Global Gag Rule » dont les conséquences pour les droits des femmes sont dévastatrices. Cette règle interdit tout financement aux organisations de la société civile à l’étranger qui mettent en place des programmes dans le secteur de la santé et de l’aide publique au développement dédiés aux droits et à la santé sexuelle et reproductive. Le président Joe Biden est, dès son élection, revenu sur cette décision. Néanmoins, on estimait en 2017 que les pertes pour les ONG s’élevaient à 600 millions de dollars41Delphine Sitbon, « Décret anti-avortement : Trump signe, les députés européens s’indignent », Le Courrier du Parlement, 20 mars 2017..

Cette dynamique de « backlash » s’observe malheureusement aussi sur le Vieux Continent. Après la Bulgarie en 2018, la Slovaquie en 2019, la Hongrie et la Pologne en 2020, la Turquie a annoncé à son tour cette année son retrait de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.

Dans ce contexte, face aux limites du multilatéralisme, la communauté internationale se mobilise sous d’autres formes autour d’actrices et d’acteurs – États, représentant·e·s de la société civile, entreprises, fondations philanthropiques – pour faire avancer les droits des femmes. Le Forum Génération Égalité, co-présidé par la France et le Mexique dans le cadre des Nations unies pour les vingt-six ans de la Déclaration et du Programme d’action de Pékin, en a été l’une des dernières manifestations en juillet dernier à Paris. Ce sommet international a mis en place des coalitions d’action dont l’objectif était la mise en œuvre d’engagements financiers sur cinq ans. ONU Femmes a annoncé que l’ensemble des coalitions s’étaient engagées à hauteur de 40 milliards de dollars. La France, championne de la coalition d’action sur les DSSR, s’est notamment engagée à consacrer 100 millions d’euros sur cinq ans et 50 millions d’euros pour le Fonds français Muskoka jusqu’en 202642Forum Génération Égalité – la France s’engage pour les droits des femmes et des filles et l’égalité de genre, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2 juillet 2021.. Même si la société civile féministe française a salué les financements annoncés et les avancées diplomatiques en la matière, un certain nombre d’associations n’ont pas manqué de pointer leur déception quant à l’engagement français. Le Collectif Générations féministes estime en effet qu’au moins « 200 millions d’euros par an sont nécessaires pour faire une vraie différence dans l’accès aux droits sexuels et reproductifs.43“Forum Génération Égalité : quelques avancées diplomatiques et beaucoup de contradictions d’Emmanuel Macron”, Collectif Générations féministes, juillet 2021.« . La société civile féministe au niveau international a soulevé, de plus, ses inquiétudes en raison de la redirection des financements vers la lutte contre la pandémie, au détriment des droits des femmes depuis 2020, et l’absence de prise en compte de la dimension genrée dans les différents plans de relance au niveau mondial, qu’elle appelle de ses vœux.

À l’approche de la présidence française du Conseil de l’Union européenne en janvier 2022, la France doit se saisir de cette opportunité pour mettre à l’agenda politique la défense des droits des femmes, en particulier la lutte contre les violences sexistes et sexuelles à travers la Convention d’Istanbul, et la défense des droits et de la santé sexuels et reproductifs.

Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh) en appelait d’ailleurs à cela dans son dernier avis « Diplomatie féministe et Union européenne : quelles priorités pour la présidence française de l’Union européenne ? »44Avis – Diplomatie féministe et Union européenne : quelles priorités pour la présidence française de l’Union européenne ?, Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, 22 juin 2021. afin que l’égalité femmes-hommes soit l’une des priorités de la France lors de cette présidence. Le HCEfh mettait, de plus, en avant la recommandation suivante : affirmer les droits des femmes comme « une composante essentielle de l’État de droit, un enjeu de démocratie et une valeur non négociable de l’UE45Avis – Diplomatie féministe et Union européenne : quelles priorités pour la présidence française de l’Union européenne ?, Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, 22 juin 2021.« . L’avis propose ainsi d’ »inclure explicitement ces droits dans la définition européenne de l’État de droit et [d’]intégrer ce critère dans le mécanisme de conditionnalité des financements européens. « Le Collectif Avortement Europe, les femmes décident46Tract du Collectif « Avortement en Europe. Les femmes décident » pour la manifestation du 25 septembre 2021 à Paris. » complète cette approche en plaidant pour que « les délais légaux pour avorter soient harmonisés sur ceux des pays les plus progressistes en Europe et que les États tendent vers une dépénalisation totale47Tract du Collectif « Avortement en Europe. Les femmes décident » pour la manifestation du 25 septembre 2021 à Paris.« .

Autre recommandation intéressante de l’avis du HCEfh : celle « d’affirmer une diplomatie féministe de l’UE48Tract du Collectif « Avortement en Europe. Les femmes décident » pour la manifestation du 25 septembre 2021 à Paris.« . En effet, la France met en avant sa diplomatie féministe sur la scène internationale depuis quelques années – c’est-à-dire porter la défense des droits des femmes comme l’un des piliers de sa politique étrangère. Néanmoins, pour que la France incarne ce leadership au sein de l’UE et engrange ainsi une dynamique dans les autres États membres, elle doit faire preuve de cohérence au niveau national.

La crise sanitaire a soulevé combien l’accès à la contraception et le droit à l’avortement pouvaient être menacés. Les mesures qui ont été prises comme le recours à l’IVG médicamenteuse jusqu’à la neuvième semaine et qui prendront toutefois fin le 30 septembre prochain ont fait leur preuve pour la santé des femmes. À ce titre, elles devraient être pérennisées. L’annonce de la gratuité de la contraception pour les femmes jusqu’à 25 ans, à partir du 1er janvier 2022, constitue une bonne nouvelle dont on ne peut que se réjouir. Cependant, celle-ci perpétue l’idée selon laquelle la contraception est uniquement une responsabilité qui incombe aux femmes. Cette mesure devrait aller de pair avec la gratuité des préservatifs. Elle intervient d’ailleurs à la suite des débats sur l’allongement du délai pour avoir recours à l’IVG de douze à quatorze semaines qui posent plus largement la question de l’égal accès à l’IVG en France et sur laquelle le gouvernement n’a pas manqué de montrer sa frilosité sur ce sujet. Le Planning familial alerte depuis quelques années sur les inégalités sociales et territoriales qui constituent des entraves à l’accès à l’IVG : délais pour l’obtention des rendez-vous, fermeture de centres de santé et distance importante entre le lieu d’habitation et le centre de santé, etc49Alexandre Léchenet et Rozenn Le Saint, « IVG en France : un accès inégal, un droit malmené« , Mediapart, 15 septembre 2019.. Différents rapports parlementaires en attestent. Ainsi, il est urgent que toutes les femmes disposent d’un égal accès à l’IVG en France et d’en allonger le délai de recours de douze à quatorze semaines. Enfin, la double clause de conscience doit être supprimée pour que l’IVG ne soit pas considérée comme un droit particulier mais un acte médical aux mêmes titres que tous les autres. Porter ces mesures au niveau national donnerait plus de poids à la voix de la France au sein de l’UE et sur la scène internationale pour défendre les droits des femmes et la santé sexuelle et reproductive. Car attaquer ces droits fondamentaux, c’est faire reculer la démocratie.

Recommandations

Au niveau européen

  • Inscrire le droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
  • Inclure explicitement en tant que droits humains les droits et la santé sexuels et reproductifs dans la définition de l’État de droit au niveau européen

Au niveau national

  • Allonger le délai de recours à l’IVG de douze à quatorze semaines
  • Supprimer la double clause de conscience
  • Rendre effectif pour les femmes le choix de la méthode pour avoir recours à l’IVG
  • Permettre aux sages-femmes de pratiquer les IVG instrumentales

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