Dans le cadre d’une série d’analyses sur la crise que traverse Haïti, d’une intensité qui met désormais en jeu son existence même, l’Haïtien Jean-Marie Théodat, maître de conférences à l’Université Panthéon Sorbonne et membre du laboratoire PRODIG, revient sur la triple faillite de l’État qui a précipité son pays dans cette crise.
Haïti, qui s’enorgueillit d’être la première République noire, est aujourd’hui un État aux abois, dont la souveraineté est directement défiée par des réseaux mafieux dont les ramifications s’étendent des deux côtés du bassin de la Caraïbe. La cordillère des Andes d’un côté, la Floride de l’autre.
Depuis le 11 mars 2024, le pays est sans autorité légale. Le premier ministre Ariel Henri a dû démissionner sous la pression des bandits ayant pris le contrôle de plus de 80% de l’espace métropolitain, les bandes armées font régner la terreur, et plus de 350 000 personnes ont dû fuir de chez elles en quête d’un abri plus sûr.
Comment en est-on arrivé là ? La faillite de l’État haïtien est triple.
La première faillite de l’État est d’ordre écologique
Lorsque les Européens ont débarqué au XVe siècle, la forêt recouvrait 90% du territoire ; aujourd’hui, elle n’en occupe plus que 3%, selon les données les plus fiables. La situation du milieu marin est à l’avenant. Le réchauffement global et la montée des eaux menacent les milieux littoraux fragiles.
La deuxième faillite touche l’économie et la société
La population augmente plus vite que la production des biens et des services : 400 000 habitants en 1804, et plus de 11 000 000 en 2024. 30% des Haïtiens vivent en dessous du seuil de pauvreté (fixé à 1,80 euro/jour), ce qui explique une faible espérance de vie (63 ans, alors qu’elle est de 83 ans à Cuba). La sécurité alimentaire de la population est compromise. L’Unicef alerte sur les risques de famine qui touchent plus de 2 millions de personnes, en majorité des femmes et des enfants. Le chômage touche également plus de 60% de la population active.
La troisième faillite est celle du politique
Après la dictature des Duvalier (François et Jean-Claude) protégés par les « Tontons Macoutes », de 1957 à 1986, le pays est entré dans une spirale de violence qui mêle répression des mouvements sociaux par des régimes brutaux et exactions commises par des bandits. Après la dissolution de l’armée en 1995, on a assisté à une appropriation du monopole de la violence légitime de l’État par des groupes mafieux impliqués dans le trafic de drogue.
Les gangs occupent 80% du territoire de la capitale haïtienne. Ils rançonnent la population et terrorisent les faubourgs. Plus de 5000 morts ont été enregistrés depuis janvier 2023 et plus de 25 000 personnes enlevées contre rançon.
Le 2 octobre 2023, le Conseil de sécurité de l’ONU a mandaté le Kenya pour une mission financée, non par l’ONU, mais par des contributeurs volontaires, essentiellement les États-Unis. Le pays s’est dit prêt à envoyer 1000 policiers pour lutter contre les gangs, ce qui semble bien peu pour leur faire face. Mais depuis la démission du Premier ministre et la menace grandissante des bandits, le Kenya multiplie les déclarations dilatoires et repousse sine die la mise en exécution de son engagement d’intervention. Un sentiment de solitude existentielle taraude les Haïtiens et leur enlève tout espoir de solution. C’est ce qui arrive lorsqu’on a foulé aux pieds les principes de liberté, d’égalité et de solidarité pour ne laisser place qu’à la loi du plus fort.
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