Vincent Duclert, historien, chercheur à l’EHESS et enseignant à Science Po, revient pour la Fondation, à la lumière de ses travaux, sur la crise actuelle vécue par l’ensemble de l’humanité.
Je réunis ici des réflexions sur la situation présente que nous vivons, non sans appréhension puisque les certitudes que l’on pensait les plus solides cèdent devant un réel inimaginable il y a quelques mois encore. Il y aurait aussi de l’indécence à réfléchir aux conséquences d’une crise sanitaire, sociale et économique qui ébranle le monde alors que celle-ci dure toujours, que des êtres humains frappés par la pandémie de Covid-19 meurent chaque jour par dizaines de milliers, que plusieurs millions de soignants sont en première ligne, que bien plus de personnes encore s’emploient à maintenir les fonctions vitales des pays du ravitaillement aux services publics, que tant d’autres aussi subissent au quotidien un confinement qui signifie pour elles un enfermement dans des logements exigus, un appauvrissement brutal dès lors que sont stoppés net tous les secteurs qui assurent des revenus minimes bien qu’indispensables pour survivre, une sous-alimentation si l’on songe à l’importance pour beaucoup d’enfants du repas de midi pris dans les cantines scolaires, voire du petit-déjeuner servi dans certains établissements français pour les élèves arrivant le matin l’estomac vide. Certes, dans beaucoup de pays, ceux surtout qui en ont les moyens, la solidarité agit, celle de l’État, des collectivités locales, des associations, des simples particuliers. Cette solidarité est l’un des enseignements de la crise, c’est une manière de vivre ensemble alors que le confinement sépare les êtres, les proches et les amis.
Si nous renonçons à penser cette épreuve à la fois individuelle et collective, intime et planétaire, ces sacrifices immenses consentis pour sauver des vies et venir en aide aux plus démunis, ces volontés de tous les instants, ces qualités morales déployées dans le combat seront demain oubliés. Le monde alors reprendra son cours en perdant l’opportunité unique, avec ce temps jamais imaginé d’un monde ébranlé, d’inventer un futur qui puisse concevoir de tels possibles où l’humanité, parce que plus fragile, serait à même de mieux se reconstruire. Cela signifie d’abord comprendre nos erreurs et apprendre des réponses qui tentent aujourd’hui de repousser la pandémie.
Le premier enseignement est bien le choix des dirigeants de chaque pays de faire de la lutte pour la santé menacée des habitants une priorité absolue, décidant de mesures générales de confinement qui mettent à l’arrêt les économies du monde avec les conséquences incalculables de cette politique. Certains responsables, de Jair Bolsonaro à Donald Trump en passant par Recep Tayyip Erdogan, ont retardé cette décision par logique financière et principe de puissance. Mais il est possible que les dégâts infligés aux économies brésilienne et américaine par une épidémie plus incontrôlée encore soient bien plus graves que les conséquences d’un confinement général.
Le corollaire de cette décision sans précédent de protection des populations est, comme en France, la mobilisation immédiate et totale du secteur public de la santé rejoint par le secteur privé et tous les personnels soignants. Ses fragilités, avec les réformes dites libérales du secteur hospitalier et la politique accélérée de réduction des coûts depuis plus de vingt ans, se sont révélées périlleuses avec une telle crise sanitaire. L’hôpital public n’a tenu que par l’extraordinaire professionnalisme et le sens de la mission de toute la chaîne médicale, des logisticiens aux urgentistes réanimateurs, et sans oublier les personnels d’entretien, d’accueil et d’administration. On ne dira jamais assez le courage et l’abnégation des personnels de santé. Leur engagement au quotidien force l’admiration mais aussi leur générosité et leur éthique. Ils ont fait fi du refus d’entendre durant des années leurs cris d’alarme, d’entendre qu’ils avaient raison sur le démantèlement du service public de la santé, aujourd’hui en première ligne de la riposte sanitaire, parce que demeurent dans les hôpitaux une culture de la prise en charge et des services d’urgence habitués à faire l’impossible. La première adresse aux Français du président de la République, le 12 mars 2020, a envoyé un message très clair aux soignants. Ils avaient été compris, eux qui avaient su avant tout le monde. Aujourd’hui, ils ne sauvent pas seulement des vies mais le système même qui permet de le faire.
Un État est puissant, estime-t-on généralement, par la force de ses pouvoirs régaliens, justice, armée, police, diplomatie, monnaie. Avec le surgissement de la pandémie, il est parvenu à agir rapidement grâce aux extraordinaires ressources de fonctions réputées moins stratégiques, l’hôpital en premier lieu. Il a pu aussi dégager de très grands moyens financiers pour soutenir la riposte sanitaire, compenser la pénurie de matériel médical et décider de soulager la pression sur les urgences hospitalières en décrétant le confinement général. C’est une autre leçon de la grande crise que nous vivons : l’État est puissant, protecteur et présent grâce aux services publics du quotidien et de la proximité que le confinement rend encore plus essentiels. La Poste en a fait la douloureuse expérience, contrainte de reconnaître son erreur d’avoir fermé trop de bureaux de poste et trop réduit la distribution de courrier et choisissant d’inverser sa politique après deux semaines de confinement.
La réponse des pouvoirs publics ne tient cependant que si les citoyens qui la reçoivent lui accordent leur confiance pour réagir à la catastrophe et organiser le temps d’après. Les mesures immédiates de chômage partiel, entièrement financées par l’État et bénéficiant aujourd’hui à plus de huit millions de salariés, ont agi comme un bouclier social assurant à la fois un maintien relatif du niveau de vie des salariés et une possibilité de relance de l’activité économique une fois la crise sanitaire passée. L’Europe a suivi la France puisque l’Union européenne a dégagé deux cents milliards pour soutenir le chômage partiel financé par les États. L’aide publique au financement des entreprises a représenté un deuxième volet d’une politique où l’essentiel du coût de la crise sanitaire est assumé par l’État, et ce, dès le début, sans hésitation.
Globalement, la confiance s’est instaurée dans le pays même si la fièvre complotiste avec son cortège de délations est restée active. Des menaces contre des soignants sommés de quitter leur habitation, des dénonciations anonymes, des emballements locaux ont rappelé ces comportements indignes des périodes sombres. Mais, civisme et solidarité ont prévalu, et dans bien des cas ils n’étaient pas évidents tant le confinement a exacerbé les inégalités sociales et placé les individus dans des situations matérielles et psychologiques parfois très dégradées.
Le logement est capital pour le bien-être et la vie tout simplement. Lorsqu’il ne permet pas d’y résider décemment, reste toujours le dehors pour respirer et s’évader. Avec le confinement qui restreint considérablement la liberté de circulation – on en mesure le prix dès lors qu’elle est suspendue –, il n’est plus possible d’échapper à des conditions d’existence encore aggravées par les pertes de revenus. Une précarité renforcée s’ajoute à la promiscuité et à l’absence d’espace. Il faudra connaître comment tant de gens ont vécu ces semaines de confinement, comment ce temps a été synonyme d’enfermement, comment les enfants, les parents célibataires, les mères isolées, les personnes âgées ont vu fondre leurs horizons. Pour d’autres, le confinement s’apparente à une vacance paisible, une parenthèse presque agréable s’il n’y avait ces drames tout autour d’eux. Les seconds ne doivent pas oublier les premiers, ils doivent militer pour qu’une pleine solidarité nationale agisse en faveur des déshérités. C’est la moindre des justices qu’on leur doit.
La crise sanitaire a révélé les inégalités profondes et simultanément les a renforcées, infligeant aux populations vulnérables une triple peine : aux importantes baisses de revenu rendant de plus en plus difficile une alimentation régulière et la satisfaction des besoins essentiels se sont ajoutés pour elles l’impossibilité de respecter les gestes barrières et la distanciation sociale dans des logements dégradés et surpeuplés et des risques accrus quand les personnes sont atteintes puisqu’il s’avère que le Covid-19 tue davantage celles et ceux dont la santé est fragile, quelles que soient les classes d’âge. Or, on sait que les dépenses de santé sont sacrifiées par les personnes vulnérables et même que l’accès aux soins est dans bien des cas impossible.
La continuité pédagogique voulue par l’école et l’université a montré, pour sa part, la réalité de la fracture numérique, la fragilité extrême de certaines familles et l’isolement ainsi que la pauvreté d’étudiants en nombre. Ces institutions disposent ou disposeront de données concrètes sur ces inégalités qu’elles sauront mettre à profit pour faire face à ces inégalités considérables pour ces personnes au seuil de l’entrée dans la vie adulte, inégalités qui sont pour cela plus graves encore. Une grande enquête sur la jeunesse pourrait être lancée grâce aux enseignants en prise directe avec leurs élèves et leurs étudiants. Cette possibilité devrait ne pas être perdue. Des informations nombreuses, remontées du terrain, ainsi que de multiples récits de vie seraient ainsi collectés et conservés comme témoignages et savoir d’une génération qui construira l’avenir.
Portées à des niveaux jamais atteints, avivant une précarité déjà insupportable, dégradant la liberté, notamment des femmes soumises avec l’enfermement à des menaces patriarcales redoublées, exposant les enfants à de nouvelles violences comme l’indiquent déjà les chiffres de signalement, ces inégalités appellent à être combattues avec la plus extrême des déterminations. À la fois pour elles-mêmes, car elles sont inacceptables par principe dans des pays à haut niveau de vie, et parce qu’en cas de nouvelles pandémies, le confinement ne doit pas encore se transformer en une suite implacable d’épreuves individuelles et familiales.
Le sort des plus précaires n’a pas été méconnu en France. Les associations d’aide ont poursuivi leurs actions malgré la crise sanitaire, démontrant comment la solidarité est une valeur des plus élevée. Les collectivités locales, les administrations de l’État s’en préoccupent aussi et les dernières annonces du président de la République, dans son adresse du 13 avril dernier, sont allées dans le sens de la solidarité nationale pour les plus touchés par le confinement. Puisque les pouvoirs publics avaient décidé de prendre en charge le coût astronomique de la lutte contre la pandémie, il était logique que cette prise en charge aille jusqu’aux plus modestes.
Même structurellement endettée, la France a pu augmenter ses déficits à des niveaux jamais atteints. Beaucoup de pays dans le monde n’ont pas cette possibilité, en particulier les pays émergents qui voient leurs patients efforts de développement soudainement détruits. L’impact économique et social de la pandémie ne peut que se révéler dévastateur pour des économies fragiles et des sociétés vulnérables. Pour elles, le confinement signifie la fin des revenus issus notamment du secteur informel tandis que les administrations publiques, sous-dimensionnées et sans ressources, se révèlent incapables de prendre en charge ces populations dépendantes de tout pour survivre. Des pays sont au bord du gouffre économique et social.
Entre les nations, la solidarité doit s’exercer aussi, à commencer par la lutte elle-même contre la pandémie mais sans oublier aussi le temps d’après quand les économies devront être relevées. La proposition d’Emmanuel Macron du 13 avril 2020 d’annuler massivement la dette des pays africains appartient à ces instruments de l’aide indispensable aux États fragiles que la pandémie peut plonger dans une situation rapidement incontrôlable. L’urgence est aussi la lutte directe contre cette pandémie. On pourrait imaginer qu’aux mobilisations nationales soit lancée une réponse mondiale avec une coordination des actions médicales à l’échelle de la planète, d’autant mieux que la chronologie de la progression du Covid-19 permet d’aider des pays touchés avec les moyens de ceux qui sortent de la crise. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) pourrait s’engager dans cette voie si elle n’était fragilisée par ses graves erreurs au début de la crise sanitaire. Les initiatives nationales la supplantent, d’abord la Chine, aujourd’hui la France sur le terrain économique en attendant l’indispensable coopération médicale en faveur des pays émergents.
Cette réponse mondiale suppose comme conditions indispensables l’échange d’informations sincères et l’analyse des expériences nationales. La première a été entravée, durant les semaines cruciales de début janvier 2020, par la censure des autorités chinoises sur la réalité de l’épidémie à Wuhan, doublée de la persécution des médecins lanceurs d’alerte et de la diffusion de fausses vérités comme le caractère non transmissible du virus à l’homme. Sous la pression de Pékin, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) suspend le déclenchement d’une « urgence de santé publique de portée internationale » (USPPI) avant d’y consentir le 30 janvier 2020 tout en saluant la « transparence » de la Chine. De précieuses semaines d’analyse du virus et de riposte sanitaire sont perdues alors que les médecins de Wuhan ont séquencé le génome de ce nouveau virus respiratoire dès le 12 janvier dernier et n’excluent plus l’hypothèse d’une transmission interhumaine, ce que l’OMS écarte au même moment. Depuis, les nombreuses équipes mobilisées dans la recherche échangent leurs résultats et diffusent leurs articles avant même qu’ils ne soient publiés par les revues scientifiques, découvrant la complexité d’un virus que l’on n’imaginait pas, observant avec inquiétude sa capacité à muter en un temps réduit et de manière aléatoire.
La seconde condition réside dans l’examen critique de la situation des pays étrangers qui ne doivent plus l’être tant elle a préfiguré la nôtre. Jérôme Gautheret, correspondant du Monde installé à Rome, n’a cessé d’alerter, durant la première quinzaine de mars 2020, sur le risque de voir se répéter en France la tragédie italienne, titrant encore, le 13 mars dernier, sur « l’insoutenable légèreté de la France […] vue d’Italie ». Depuis, la leçon a été retenue et la notion de riposte globale, du moins à l’échelle européenne, est défendue. Mais, là aussi, que de temps perdu, collectivement. Mais il ne s’agit pas d’accabler les pouvoirs publics alors que nous sommes, peu ou prou, responsables de cet aveuglement, de ce choix de ne pas regarder des réalités qui s’offraient pourtant à la connaissance, avec des lanceurs d’alertes et des correspondants de presse à la manœuvre. La pandémie a démontré, s’il le fallait, combien les sociétés sont connectées et comment elles doivent agir en connaissance les unes des autres.
Aux côtés de la solidarité doit prévaloir l’humilité face à tout ce que la crise nous apprend en termes heuristiques, cognitifs et mentaux, à commencer par notre difficulté à imaginer ce qui n’est jamais advenu ou, plus grave encore, ce qui ne devait pas se produire compte tenu de l’autorité de la connaissance apprise. La pandémie, non seulement remet en cause notre savoir sur les virus et enterre l’utopie de la disparition des grandes maladies infectieuses, comme le souligne l’historienne des sciences Anne Rasmussen, mais, de plus, bouleverse notre manière de penser et d’anticiper le monde futur depuis près de trois siècles, dans l’illusion de la marche inexorable du progrès humain à même de repousser toujours plus loin le hasard, l’aléatoire et l’impensable. Pourtant, l’histoire du XXe siècle a rappelé que le plus puissant mouvement de connaissance que le monde n’a jamais connu s’est accompagné de la plus inconcevable entreprise humaine avec la conception, la préparation, la réalisation des génocides. La certitude dans le progrès et la religion morale qui en est sortie ont eu pour conséquence de bannir l’incertitude, de la tenir pour une faiblesse ou un défaut alors qu’elle demeure à la base des véritables progrès intellectuels et scientifiques.
La pandémie qui frappe le monde à un niveau de conséquences jamais connu en temps de paix le fait entrer dans un âge de l’incertitude dont on mesure désormais les effets au quotidien jusqu’à l’action publique elle-même contrainte de reconnaître, en un discours de vérité peu commun mais salutaire, les limites des connaissances disponibles pour fonder l’action. « Je partage avec vous ce que nous savons et ce que nous ne savons pas », a déclaré Emmanuel Macron dans son adresse du 13 avril dernier. Il ne s’agit pas de désespérer de la capacité de connaître, même si cette attitude d’humilité met fin à un âge de certitude hérité des progrès de la connaissance, notamment scientifique, et des discours qui s’y sont greffés. Que l’humanité se retrouve en situation d’incertitude est bien plus souhaitable qu’une théologie de la certitude, celle-ci ayant un caractère de danger mortel en conduisant à baisser la garde, en se payant d’illusions, en oubliant l’importance de l’inquiétude et les vertus du doute nécessaires à la vie des sociétés. Les enseignements sur la grande pandémie du sida, qui auraient dû conduire à reconnaître l’incertitude, ont accru à l’inverse les certitudes sur la puissance scientifique et technique puisque cette dernière a semblé la vaincre grâce à l’intelligence des traitements. Pourtant, le sida n’a pas disparu et la connaissance de son processus viral demeure mal établie.
Les découvertes médicales, en particulier celles des XIXe et XXe siècle, avaient engendré la croyance que l’homme, du moins dans les pays avancés, serait capable de vaincre les principales menaces sur sa vie, lui assurant des rêves de grande longévité et de sécurité sanitaire, d’autant qu’en certains pays comme la France après la Seconde Guerre mondiale, avec l’instauration de la Sécurité sociale, cette confiance dans le pouvoir de la médecine s’est doublée du bénéfice d’un accès généralisé aux soins, aux médicaments. La certitude dans le pouvoir de l’intelligence humaine sur les hasards contingents de la nature s’ancrait toujours plus dans des victoires éclatantes, en particulier sur les grandes épidémies, puis sur les pandémies éradiquées grâce à la mise au point des vaccins et à la vaccination des populations. Cette croyance a été poussée jusqu’à prendre les dimensions d’un mythe moderne avec les récits populaires des grandes découvertes et l’héroïsation des acteurs, de Louis Pasteur à Marie Curie, d’Alexander Fleming, découvreur de la pénicilline, à Jonas Salk qui triompha de la poliomyélite.
La croyance en la toute-puissance de la connaissance humaine a transformé la certitude en un dogme, entraînant l’incrédulité sur tout ce qui dérogeait ou dérangeait, créant de la paresse intellectuelle et du confort artificiel, excluant l’incertitude du champ des savoirs. Or, cette dernière est essentielle au progrès scientifique et intellectuel, comme l’ont montré des avancées exceptionnelles de la pensée au tournant du XIXe siècle avec la naissance de la psychanalyse et l’irruption de la philosophie du sujet percutant la classique philosophie du concept. Loin de précipiter l’humanité dans les précipices de l’inconnu, Freud et Bergson lui ont apporté des connaissances inédites grâce la reconnaissance des mondes de l’inconscient et du sensible, l’incertitude par excellence, l’incertitude créatrice en d’autres termes.
D’autres savants ont défendu une conception de la science qui ne soit pas toute-puissante, prônant une conception à l’inverse interrogative sur les méthodes d’établissement du vrai, inquiète même de sa capacité à parvenir à des vérités démontrables et acceptées. Conscients de leurs responsabilités et des limites de leur savoir, ces savants ont pu alerter sur les dangers mortels de la croyance en la surpuissance qui saisissait les sociétés et les nations dans l’âge des certitudes. Ils l’ont fait en rappelant combien la méthode de la recherche détournait de cette tentation de l’omniscience basculant dans l’omnipotence, à l’image d’Émile Duclaux, successeur de Louis Pasteur à la tête de l’Institut, rappelant à son pays dans la grande crise de l’affaire Dreyfus que l’esprit scientifique est d’abord critique et que le devoir du public est de s’en convaincre. Le physicien américain J. Robert Oppenheimer, l’un des principaux concepteurs de la bombe atomique à la tête de la direction scientifique du programme Manhattan durant la Seconde Guerre mondiale, avertit, pour sa part, du risque d’aveuglement fondamental qu’entraîne une science livrée aux seuls intérêts des États.
De grands penseurs ont aussi conjuré l’humanité de conserver sa raison et sa conscience, et de ne pas céder au vertige de la science gouvernant les peuples et les individus. « Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose », réagit Albert Camus le 8 août 1945 à l’annonce de la destruction de la ville de Hiroshima par une bombe atomique, en ouverture d’un éditorial de Combat. Un an plus tard, dans un article du même quotidien, Raymond Aron constatait, lucide et critique comme Albert Camus, que « les triomphes de la science ont dépassé les prévisions les plus enthousiastes, mais ni la sagesse, ni la paix, ni la dignité n’en ont tiré profit ». En 1909 déjà, Jean Jaurès avertissait, à propos de la concurrence féroce des nations pour la maîtrise des airs : « Le progrès des appareils serait peu de chose s’il n’y a pas un progrès des consciences. » Et de réclamer déjà que les peuples mettent « en valeur toute leur énergie pour le plus grand bien de l’humanité commune ».
De telles mises en garde, bien qu’éclairantes et courageuses, n’ont guère été entendues. Le progrès scientifique et technique a démultiplié le pouvoir des nations à mener des guerres de plus en plus destructrices tout en leur donnant des moyens quasi infinis de dompter le vivant. La certitude de l’humanité dans sa toute-puissance heuristique à laquelle rien ne devait s’opposer, l’ivresse de ses succès planétaires sur un environnement naturel qu’il convenait de domestiquer en supprimant toute menace pathogène l’ont entraînée dans des formes de domination implacable de la nature qui a provoqué son dérèglement profond. La planète en subit aujourd’hui les conséquences de plein fouet avec le réchauffement climatique et les mutations du vivant. Toutes les études sur le coronavirus (SARS-CoV-2) dont résulte l’épidémie de Covid-19 démontrent que son origine est animale et qu’il est né de la conjonction des effets de l’élevage intensif très développée et de la déforestation accélérée qui a pour conséquences de rapprocher les espèces sauvages des zones urbaines, deux facteurs très développés en Chine là où il est apparu.
L’apparition du SARS-CoV-2 doit être comprise comme un signal d’alerte adressée au monde humain par un monde naturel brutalisé par l’action humaine illimitée qui s’y exerce. L’épidémie de Covid-19 transformée en pandémie résulte d’une mutation des comportements animaux provoquée par l’homme. L’une des manières de se prémunir à l’avenir de l’apparition d’autres coronavirus serait donc de s’employer à limiter son impact destructeur sur le vivant, d’accepter qu’il conservât une part d’imprévisibilité et d’en faire le fondement d’une nouvelle connaissance plus interrogative et critique d’elle-même. Il faudrait se défier absolument d’un vertige insensé qui consisterait à supprimer les espèces en cause. Voici soixante ans, dans le cadre d’une campagne contre « les quatre nuisibles », les autorités chinoises avaient décrété la mise à mort des moineaux qui présentaient, selon la doctrine maoïste, un danger mortel pour les semences dans les champs. Leur disparition libéra une prolifération d’insectes qui se révéla bien pire, entraînant la disparition des récoltes, amplifiant la grande famine des années 1958-1962.
Il faut, au contraire, retracer des chaînes de causalité et comprendre que nous en sommes à l’origine. Une nouvelle relation au vivant doit émerger de toute urgence. Beaucoup de scientifiques et de citoyens la réclament. Elle constitue le cœur de la mobilisation pour la survie de la planète et elle conditionne concrètement la compréhension d’un virus dont on découvre, jour après jour, que ses caractères et ses effets n’ont rien à voir avec la grippe, qu’il appartient au contraire à la famille des coronavirus découverte en 2003 avec l’apparition du SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère), venu lui aussi de Chine avec la même origine animale. La connaissance était là. Mais, parce que l’épidémie de SARS fut rapidement jugulée, moins par l’effet de mesures, certes énergiques, qu’en raison simplement du faible pouvoir infectieux du SRAS, celui-ci n’intéressa guère sinon des équipes de chercheurs qui eurent le plus grand mal à défendre des budgets pour des recherches considérées comme inutiles.
Ces précédents de crise sanitaire, dont on était parvenus à sortir sans trop de dommages, redoublèrent la croyance en l’invincibilité humaine face aux dangers pathogènes alors même qu’il y avait tout lieu de craindre la menace de ces nouvelles maladies. Ils ont conduit aussi à ignorer l’inquiétude de scientifiques et à négliger les scénarios d’anticipation les plus alarmistes mais aussi les plus nécessaires. Le succès de la réplique sanitaire au SRAS a contribué à minimiser le danger des coronavirus qui émergeait avec lui, jusqu’à faire stopper des recherches scientifiques sur le sujet. Surtout, s’est renforcée cette certitude partagée d’être à l’abri de toute menace infectieuse ou du moins celle d’être en mesure de pouvoir y répondre sans délai et sans conséquences graves pour nos sociétés, en particulier grâce à la puissance de l’industrie biomédicale. Nous avons été les premiers à nous bercer des illusions de cette certitude.
Dans les premiers jours de l’année 2020, quand le monde sortait à peine des fêtes du Nouvel An, l’annonce d’infections touchant des habitants de la ville de Wuhan, dans la province de Hubei, a été entendue comme une nouvelle exotique qui ne pouvait nous concerner. L’incrédulité devant le caractère en toute logique planétaire de la menace virale a été générale. J’ai personnellement un souvenir très précis du jour où l’information en provenance de Chine nous est parvenue, c’était le 3 janvier dernier quand un article de la BBC, révélant l’existence de ce virus mystérieux touchant des habitants de Wuhan, fut relayé par des médias français. La distance, presque l’indifférence, avec laquelle je reçus cette information, je ne la comprends toujours pas aujourd’hui. Je n’aurais jamais dû réagir avec cette tranquille certitude que ce virus resterait forcément cantonné à cette métropole chinoise. Avec la mondialisation des échanges et le flux des voyages intercontinentaux, le virus ne tarderait à nous rejoindre, c’était une évidence.
On a vécu collectivement dans une forme d’inconscience au cours des semaines qui ont suivi ce savoir simultanément révélé et impensé, jusqu’à réaliser l’ampleur de la catastrophe au plus près de nos vies quand la maladie décimait déjà autour de nous. Il est intéressant de reconnaître à l’inverse comment trois pays d’Asie ont pris très tôt la mesure du risque élevé que représentaient les nouvelles en provenance de Chine continentale, même minimisées et fragmentées. Taïwan, la Corée du Sud et Hong-Kong ont su à la fois décrypter le caractère alarmant de ces signaux faibles et mobiliser des instruments de riposte sanitaire et de réponse médicale. Loin des certitudes des nations qui se conçoivent comme des nécessités historiques, ces peuples vivent avec l’horizon de leur disparition possible. Démocraties inquiètes dans un environnement menaçant, ces pays se préparent à des risques majeurs et s’organisent en conséquence.
Il est nécessaire de reconnaître la profondeur et la gravité des conséquences de l’événement que nous vivons. De la force de cette reconnaissance dépendra la capacité de reconstruire un monde différent, plus juste, tant les inégalités sociales et internationales ont aidé à l’extension de la pandémie, un monde plus lucide tant la croyance en la connaissance a dissuadé de s’interroger sur l’illusion de la certitude. L’être humain préfère les nouvelles rassurantes aux annonces inquiètes ou à l’aveu du doute. Celui-ci doit retrouver un droit de cité pour rendre précisément la connaissance plus fondée, plus solide, meilleure conseillère, en matière de prévention notamment. À cet égard, l’idéal d’une économie et même d’une société à flux tendu, bannissant tous les stocks parce que trop coûteux, a vécu. Tous les gains financiers générés par ce modèle comptable sont désormais engloutis dans les conséquences de la crise sanitaire. Désormais, il convient de se projeter au-delà du présent, de s’arracher au présentisme pour retrouver les temps historiques et, de là, se réancrer dans des pensées du futur. Il s’agit bien, pour suivre Ernest Renan, écrivant au lendemain d’un effondrement, celui de la France vaincue par la Prusse en 1870, d’engager une « réforme intellectuelle et morale ».
Cet acte de pensée ne peut faire l’économie de retours d’expérience sur ces semaines où notre monde a changé et d’enquêtes au plus près des vies bouleversées par la pandémie, des personnes emportées par la maladie et des soignants devant la mort en permanence. Il importe de ne rien oublier. Leur histoire nous rappelle à l’humilité et à nos propres limites. À nos responsabilités en d’autres termes, que nous devons assumer. Comme le déclara le philosophe historien Élie Halévy en 1929 en conclusion des Rhodes Lectures qu’il prononça à l’Université d’Oxford, « n’allons pas charger nos hommes d’État de nos propres péchés ».
La valeur de l’incertitude dans les processus de connaissances doit être assumée elle aussi. L’âge qui s’ouvre n’est pas un temps de régression, elle est au contraire source de progrès. La reconnaissance de l’incertitude redonne une force à la pensée critique, à la philosophie libérée de son conformisme comme Albert Camus s’y était employée en son temps. Et c’est précisément dans des œuvres littéraires comme les siennes qu’on découvre que l’incertitude, loin d’être un aveu de faiblesse, est une force mesurée. Elle apporte l’intelligence qui manque à la raison triomphante. Avec La Peste de 1947, Albert Camus a pu à la fois exalter le combat victorieux de quelques hommes contre une terreur qui les dépasse et avertir qu’aucune victoire n’est définitive, qu’il faut se préparer à de nouvelles batailles, les plus justes possible, quel qu’en soit le prix. Se souvenir que l’histoire est tragique et que l’accepter est un acte de fidélité aux disparus, pour que leur mort ne fût pas inutile. Ce sont en l’occurrence les derniers mots du récit, les plus décisifs, ceux d’un médecin et d’un humaniste, l’auteur même selon Albert Camus de cette « chronique » de la peste à Oran, choisissant de laisser « un souvenir de l’injustice et de la violence » qui avaient frappé les victimes, témoignant « de ce qu’il avait fallu accomplir » et qu’il faudrait sans doute accomplir encore.
« Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »
La fonction de la littérature, comme de la poésie, de la peinture et de tous les arts, consiste à nous montrer ce que l’on ne veut ni penser ni regarder, qui nous inquiète mais qui nous protège aussi – de nous-mêmes comme de la terreur qui nous dépasse. La littérature est, selon l’analyse de Georges Bataille, « la part maudite » des sociétés, essentielles à leur survie et à leur épanouissement humain. Le temps d’après le Covid-19 serait inspiré de conserver la trace de ces livres, « pour le malheur et l’enseignement des hommes ».