En revenant sur l’histoire et l’état de la francophonie, et en soulignant combien cet outil est trop négligé, voire ignoré, Simon Desmares, expert associé à la Fondation, met en avant les multiples potentiels culturel, économique et politique de la francophonie, et notamment en Afrique – francophone mais également non francophone.
« Notre attachement à la langue et à la culture française est au-dessus de tout éloge. »
Léopold Sédar Senghor,
« La francophonie comme culture »1Léopold Sédar Senghor, « La francophonie comme culture », Études littéraires, vol. 1, n°1, avril 1968, pp. 131-140.
Une communauté de destin qui s’ignore. Un géant sous-estimé. Une discrète évidence. Un idéal hérité du passé et s’adressant à l’avenir. Un rêve à réaliser.
La francophonie s’apprête-elle à ouvrir ses peuples sur ce commun, dont ils partagent le destin ?
Ces mots s’adressent aux francophones et à tous ceux souhaitant œuvrer au développement de la langue française, par passion, par adéquation à son imaginaire ou par intérêt. La francophonie repose sur un idéal, celui de rapprocher les peuples par la culture. Elle forme un ensemble cohérent, plein d’opportunités pour le développement humain. Ce sujet passionnant, porteur de sens et de progrès, mérite d’être approché de la communauté francophone. La francophonie est solidement représentée institutionnellement mais faiblement reconnue socialement. Cet éloignement constitue un frein à son action, comme à sa diffusion. Elle passe pour une discrète évidence, une notion identifiée mais dont on ne se préoccupe pas, une ombre médiatique et populaire. Son histoire, comme son immense potentiel, demeurent méconnus.
La francophonie puise sa source dans les mots de Senghor, dans un rejet de l’assimilation culturelle mêlé à une admiration pour la culture française, dans la « francité ». La francophonie ne soustrait pas, elle additionne ; la langue française s’est enrichie au contact de nouvelles cultures. Sa force réside dans la diversité. Toutes les expressions en langue française accroissent sa profondeur, elles bâtissent sa modernité. La francophonie est un idéal tourné vers l’avenir, une communauté capable de renouveler la relation entre des pays partageant une histoire commune et complexe. De ses contradictions émerge une subtile fragilité. Le passé enseigne l’humilité et motive le désir d’écrire une nouvelle histoire, fidèle à l’esprit de Senghor.
La francophonie doit faire sa prospective. L’Afrique est son berceau et constitue son avenir, pas seulement pour des raisons démographiques. À l’Est du continent se joue actuellement une part du destin de notre bien commun, la langue française. En 2003, l’anglais est devenu une langue officielle au Rwanda et, à partir de 2008, elle s’est rapidement substituée au français dans l’administration et l’éducation. Le choix de ce pays, au poids diplomatique inversement proportionnel à sa taille, pourrait à terme avoir des conséquences sur son voisin, le géant francophone de la République démocratique du Congo.
Quand son regard se tourne vers l’Afrique, le continent des croissances, la francophonie doit envisager toutes les dimensions attachées à la langue. L’éducation, pièce maîtresse du développement humain, est l’incontournable priorité. L’économie est, en revanche, relativement absente de ce projet d’essence culturelle. Davantage d’attention mérite de lui être portée, car la francophonie peut jouer un rôle dans le développement durable de l’Afrique.
Le processus d’intégration du continent passe par une réduction de la dépendance envers l’extérieur et une intensification des échanges intra-africains. Cet horizon éveille en Afrique de l’Est un désir d’ouverture vers les régions francophones de l’Ouest, du Nord et du Centre de l’Afrique. La langue française est en mesure d’accroître l’accès à l’emploi des jeunes et les débouchés économiques des entreprises. L’action de la communauté francophone doit répondre à ce désir de français s’exprimant en dehors de ses limites.
La francophonie est à la fois un espace et un monde. L’espace est formé par ses peuples, occupant des territoires sur tous les continents. Ils pratiquent couramment la langue française, sans qu’elle soit toujours une langue maternelle. Leur nombre est difficile à estimer, la population de ses pays n’étant jamais francophone en totalité. De même, de nombreux francophones vivent en dehors de cet espace. En prenant en compte ces facteurs, l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) estimait en 2018 à 300 millions le nombre de francophones dans le monde2La Langue française dans le monde, 2015-2018, Paris, Organisation internationale de la francophonie/Gallimard, 2019.. Ils étaient 132 millions en Europe du Nord et de l’Ouest, 104 millions en Afrique subsaharienne, 39 millions en Afrique du Nord et au Proche-Orient, 18 millions en Amérique et aux Caraïbes, 5 millions en Europe centrale et orientale et 2 millions dans la zone Asie-Océanie.
Les prévisions démographiques présagent d’un basculement du centre de gravité de la francophonie. Selon les prévisions3Richard Marcoux et Laurent Richard, Tendances démographiques dans l’espace francophone, Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF), août 2017. effectuées par l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF), les effets conjugués de la démographie et de l’alphabétisation conduiront à doubler le nombre de francophones d’ici à 2070. Selon les scénarios, ils seront de 672 à 750 millions, soit environ 7% de la population mondiale. L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, dont les populations francophones sont respectivement de 32 et 53 millions, en compteraient 130 et 220 millions en 2050, puis 187 et 300 millions en 2070, selon le scénario le plus optimiste. L’Afrique du Nord pourrait, quant à elle, compter 47 millions de francophones en 2070. À long terme, plus des deux tiers de la population francophone vivra en Afrique.
Un monde, c’est aussi cela la francophonie. Aux côtés des États, plusieurs institutions œuvrent à sa promotion. La première d’entre elles est l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), regroupant 88 États, dont 54 ont le statut de « membre ». Ces derniers coopèrent au sein des institutions et peuvent y présenter des candidats pour les postes à pourvoir. En contrepartie, ils contribuent au budget de l’OIF et, s’ils le souhaitent, au Fonds multilatéral unique (FMU) pour la coopération francophone. Le statut de « membre associé » permet de participer au fonctionnement des institutions mais n’accorde pas de rôle dans les décisions. Les 7 pays concernés doivent contribuer au budget de l’OIF et librement au FMU. Ils n’ont pas d’obligation d’avoir le français pour langue officielle, mais son usage doit être courant dans leur pays. Ceci a conduit à une polémique en 2012, quand le Qatar a obtenu ce statut, alors qu’il n’était pas auparavant un « membre observateur ». Ce dernier statut concerne 27 États. Il autorise une participation aux sommets et aux conférences ministérielles, sans prise de parole et ne prévoit pas de contribution au budget.
L’OIF s’attache à défendre des valeurs communes comme la diversité culturelle et linguistique et les droits de l’homme. Elle œuvre politiquement en faveur de la paix, de la démocratie et de l’éducation. La charte de la francophonie, adoptée à Antananarivo en 2005, consacre trois instances : la conférence des chefs d’État et de gouvernement ou « Sommet », la Conférence ministérielle de la francophonie (CMF), qui assure la continuité politique du Sommet, et le Conseil permanent de la francophonie (CPF)4« Charte de la francophonie », article 2, Organisation internationale de la francophonie, adoptée le 23 novembre 2005 à Antananarivo.. Le Sommet de la francophonie est la plus haute instance, il se tient tous les deux ans et élit le secrétaire général tous les quatre ans. C’est généralement à l’occasion de ces sommets électifs que les chefs d’État se déplacent. L’OIF met en œuvre sa coopération multilatérale aux côtés de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF), un organe consultatif composé de 88 sections, issues des parlements des États membres. Son action s’appuie sur quatre opérateurs directs, l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), l’Association internationale des maires francophones (AIMF), l’Université Senghor d’Alexandrie et TV5 Monde, détenue conjointement par les audiovisuels publics français, belge, suisse et canadien. La francophonie dialogue aussi dans deux conférences ministérielles permanentes, la Conférence des ministres de l’Éducation des pays ayant le français en partage (Confémen) et la Conférence des ministres de la Jeunesse et des Sports ayant le français en partage (Conféjes).
Le monde francophone se rassemble tous les quatre ans lors des Jeux de la francophonie qui mêlent concours sportifs et culturels. Il est aussi représenté par l’Association internationale des régions francophones (AIRF). Le Québec est un partenaire majeur, il s’illustre à travers l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSE) et l’Institut de la francophonie pour le développement durable (IFDD). L’engagement éducatif est symbolisé par l’Institut de la francophonie pour l’éducation et la formation, basé à Dakar.
La société civile est un maillon essentiel du monde francophone. Les initiatives méritent d’être mises en lumière, car elles permettent de construire un lien entre les populations et la francophonie, complétant et dépassant ainsi la dimension institutionnelle du sujet. Certains projets proviennent d’horizons nouveaux, comme l’Afrique de l’Est anglophone, à l’image du Réseau francophone du Kenya.
Écrire en français sur la francophonie assure d’être entendu par tous les sujets du sujet. Toute expression en français ne s’adresse pas seulement aux citoyens du même nom. Une langue en partage, c’est la possibilité de s’ouvrir sur tous ses locuteurs, quelle que soit leur nationalité. Les messages délivrés en français transmettent un sentiment de proximité, peu importe d’où ils proviennent. La langue est d’une invisible puissance, son partage confère une identité commune à même de créer l’union. Le français s’adresse aux francophones, cette simple réalité donne à chaque mot la possibilité de concrétiser un idéal transnational.
La francophonie regroupe tous les locuteurs de langue française : derrière ce lieu commun se cache l’une des complexités du sujet. L’évidence est chassée par une tendance à ne pas inclure la France dans la francophonie, ni les Français parmi les francophones. Il n’est pas vain de rappeler que la littérature française concerne tous les ouvrages écrits en langue française. La distinction entre les livres dits de « langue française » et ceux dits « francophones » est une menace pour la langue elle-même. En se diffusant au-delà de l’Hexagone, la culture et la langue française sont devenues des bien partagés par une diversité de territoires. Au sein de l’espace francophone, la France n’est peut-être pas un pays francophone comme les autres, mais c’est un pays parmi les autres. Les distinctions reviennent à faire mourir l’idéal francophone, elles s’attaquent à ce qui fait son esprit : la langue en partage.
Les francophones forment une communauté qui s’ignore, mais dont on n’ignore pas l’existence. Cette communauté doit prendre conscience que beaucoup l’envient et sont animés par une volonté de la rejoindre. Les perspectives ne se limitent pas aux prévisions démographiques. L’avenir francophone se construit à travers l’alphabétisation, l’éducation et l’ouverture sur de nouveaux territoires. Si la francophonie est une communauté de destin, c’est parce qu’en plus de rencontrer les imaginaires, elle détient la possibilité de changer les quotidiens.
La francophonie et la France : un idéal hérité du passé et s’adressant à l’avenir
La pratique de la langue française est un héritage de la colonisation, quand la francophonie est l’œuvre de figures des indépendances. Ce paradoxe reflète la complexité du sujet et fournit une explication sur le désintérêt, voire la défiance, que la francophonie suscite. Bien qu’elle participât à sa création en 1970, la France n’est pas à l’origine de la francophonie institutionnelle. Le gouvernement français du général de Gaulle ne rejoignait pas l’ambition de Léopold Sédar Senghor de créer une organisation intégrée, participant à la coopération intergouvernementale. Philosophiquement, de Gaulle ne partageait pas non plus la pensée de Senghor sur l’existence d’une culture francophone commune. La position française va évoluer sous les présidences de François Mitterrand et de Jacques Chirac, avec le soutien à une « institutionnalisation » progressive5Frédéric Turpin, « Institutionnaliser la Francophonie : une longue quête de sens enfin résolue par le gouvernement français ? », Revue internationale des francophonies, 29 mai 2020.. Ceci aboutira à la création de l’OIF, une organisation internationale ne se limitant plus aux aspects culturels et techniques, mais dotée d’une dimension politique, fidèle à la vision de Senghor.
Aux origines de la francophonie, la pensée de Senghor
Les présidents Léopold Sédar Senghor (Sénégal) et Habib Bourguiba (Tunisie) sont présentés comme les fondateurs de la francophonie, aux côtés du président Hamani Diori (Niger) et du prince Norodom Sihanouk (Cambodge). Ils symbolisent sa diversité géographique et culturelle. Elle prit le nom d’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) de 1970 à 1997, puis d’Agence intergouvernementale de la francophonie en 1998, avant de devenir l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) en 2006.
L’écrivain québécois Jean-Marc Léger, grand militant de la francophonie et premier secrétaire général de l’ACCT, fut un témoin privilégié de la première conférence de Niamey en 1969. Il rapporta le message laissé par Senghor, malgré son absence : « La création d’une communauté de langue française sera peut-être la première du genre dans l’histoire moderne. Elle exprime le besoin de notre époque où l’homme, menacé par le progrès scientifique dont il est l’auteur, veut construire un nouvel humanisme qui soit, en même temps, à sa propre mesure et à celle du cosmos6Jean-Marc Léger, Le Temps dissipé. Souvenirs, Montréal, Éditions HMH, 1999. » Ces mots visionnaires trouvent un écho dans notre modernité, donnant au projet francophone toute son actualité. Face à l’essor de la technique, Senghor proposait un projet d’essence culturelle et d’idéal humaniste.
Sa personnalité s’exprime dans le projet francophone. Penseur et grand homme d’État, il a donné du sens et de la crédibilité à une communauté de langue française. Le penseur insistait sur l’imaginaire humaniste et la capacité à rapprocher les peuples. Le chef d’État assurait des vertus politiques et diplomatiques de la coopération francophone.
Dans un article fondateur de 1962 pour la revue Esprit, « Le français, langue de la culture7Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962. », il proposa une première définition de la notion : « La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. » Ses mots reflétèrent toute la profondeur d’une pensée incarnant le projet francophone. Il affirma une identité en opposition à l’assimilation coloniale : « Devant le Gouverneur général ébahi, je fis une charge vigoureuse contre l’assimilation et exaltai la Négritude, préconisant le “retour aux sources” : aux langues négro-africaines », tout en revendiquant un attachement à l’humanisme français : « C’est précisément, dans cette élucidation, dans cette re-création, que consiste l’humanisme français. Car il a l’homme comme objet de son activité. Qu’il s’agisse du droit, de la littérature, de l’art, voire de la science, le sceau du génie français demeure ce souci de l’Homme. Il exprime toujours une morale. D’où son caractère d’universalité, qui corrige son goût de l’individualisme. » L’idéal francophone se fonde dans cette fusion, propre à la pensée de Senghor, entre un rejet de l’assimilation culturelle et un amour pour la culture française.
Se référant à une conférence donnée quelques années plus tôt et intitulée « L’Humanisme de l’Union française », il aborda la rencontre de cet humanisme avec les civilisations ultra-marines. « Mon propos était de montrer comment, au contact des réalités “coloniales”, c’est-à-dire des civilisations ultra-marines, l’humanisme français s’était enrichi, s’approfondissant en s’élargissant, pour intégrer les valeurs de ces civilisations. Comment il était passé de l’assimilation à la coopération : à la symbiose. » L’identité de la francophonie se dessine dans cette rencontre entre l’humanisme français et les civilisations « ultra-marines ».
En 1968, il précisa sa vision lors d’une conférence au Québec intitulée « La Francophonie comme culture »8Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », Département des littératures de l’Université Laval, Québec, avril 1968. : « Bref, la Francophonie, c’est par-delà la langue, la civilisation française ; plus précisément, l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la Culture française. Que j’appellerai la francité », ajoutant « la Francophonie ne s’oppose pas ; elle se pose, pour coopérer ». Il affirma à nouveau l’indépendance de cette union : « Ce n’est pas, comme d’aucuns le croient, une “machine de guerre montée par l’Impérialisme français” ». Puis, il précisa son sens : « La Francophonie ne sera pas, ne sera plus enfermée dans les limites de l’Hexagone. Car nous ne sommes plus des “colonies” : des filles mineures qui réclament une part de l’Héritage. Nous sommes devenus des États indépendants, des personnes majeures, qui exigent leur part de responsabilités : pour fortifier la Communauté en l’agrandissant. »
Il termina habilement dans une positive exigence envers la France : « L’essentiel est que la France accepte de décoloniser culturellement et qu’ensemble nous travaillons à la Défense et expansion de la langue française comme nous avons travaillé à son illustration. »
Du scepticisme gaullien à l’affirmation institutionnelle de la francophonie
Dans un article récent pour la Revue internationales des francophonies9Frédéric Turpin, « Institutionnaliser la Francophonie : une longue quête de sens enfin résolue par le gouvernement français ? », op. cit., Frédéric Turpin décrit comment la diplomatie française a évolué dans sa perception de la francophonie. Fidèle à sa politique d’indépendance nationale, le général de Gaulle entendait faire du français un outil de diplomatie, mais il ne se retrouvait pas dans la vision de Senghor, dans cette notion de francophonie affirmant l’existence d’une culture commune. Son scepticisme sur le multilatéralisme le conduisait à ne pas percevoir l’existence d’un intérêt commun des États francophones, encore moins d’imaginer qu’il pourrait se concilier avec l’intérêt national de la France. La position française consista donc à accompagner la création de l’Agence de coopération culturelle et technique, en s’assurant que ce nouvel organisme ne vienne pas se substituer aux relations bilatérales. En raison des réticences françaises, le projet pris forme mais dans une moindre mesure, l’ACCT n’étant pas dotée des dimensions politique et budgétaire imaginées par Senghor.
À la conférence fondatrice de Niamey, le gouvernement français fut représenté par André Malraux. Les mots du célèbre écrivain, devenu ministre de la Culture, dessinèrent un changement d’époque : « En un temps où les empires morts ont fait place à des vastes républiques de l’esprit, qu’il me soit permis de me limiter aux valeurs que nous défendons ensemble dans ce domaine, aux réponses, aux réponses que la culture française d’hier, la culture francophone de demain apportent aux questions décisives que nous pose à tous la civilisation d’aujourd’hui. » L’ambition universaliste, déjà affirmée chez Senghor, est reprise par André Malraux : « Notre problème n’est donc nullement dans l’opposition des cultures nationales mais dans l’esprit particulier que nos cultures nationales peuvent donner à la culture mondiale10Jean-Marc Léger, Le Temps dissipé. Souvenirs, op. cit.. » Si la France afficha un soutien clair à une coopération des États francophones, sa diplomatie œuvra pour que ce partenariat reste culturel et technique.
Le destin politique de la francophonie se construisit véritablement dans les années 1980. Sous la présidence de François Mitterrand, la France rejoignit la position de Senghor sur la création d’une organisation intergouvernementale de la francophonie. Elle travailla en faveur d’un renforcement institutionnel, poursuivant l’objectif d’accroître le rôle politique d’une organisation alors essentiellement opérationnelle. Le gouvernement français jugeait l’ACCT comme insuffisante pour soutenir la langue française à l’international et il considérait qu’un développement de la francophonie s’accordait avec les intérêts diplomatiques de la France. Cette nouvelle impulsion fut poursuivie sous la présidence de Jacques Chirac ; la francophonie devenant un élément à part entière de la politique étrangère française. Il fut rejoint en cela par Lionel Jospin, dont le gouvernement attribua une place importante à la francophonie, incarnée par le ministre délégué Charles Josselin.
Ce changement de paradigme accéléra la construction francophone mais ce n’est qu’au tournant du second millénaire que la francophonie prit sa forme actuelle, celle d’une organisation internationale à la portée intergouvernementale. En 1997, le sommet d’Hanoi ancra définitivement la nouvelle dimension politique et institutionnelle de la francophonie, devenue Agence intergouvernementale de la francophonie (AIF). Elle conserva toutefois un fonctionnement éclaté entre un administrateur général en charge du budget et de l’opérationnel et un secrétaire général en charge de la stratégie. L’Organisation internationale de la francophonie vit le jour en novembre 2005, lors de la Conférence ministérielle de la francophonie d’Antananarivo, consacrant l’adoption de la charte de la francophonie. Son fonctionnement fut alors clarifié, avec un secrétaire général fixant les orientations politiques, tout en ayant le contrôle sur le budget et l’administration11Frédéric Turpin, « Institutionnaliser la Francophonie : une longue quête de sens enfin résolue par le gouvernement français ? », op. cit..
Au moment où l’OIF s’institutionnalisait et gagnait en moyens d’action, la francophonie ne devint pourtant pas un élément important de la diplomatie française. Au contraire, sous les présidences de Nicolas Sarkozy et François Hollande, un relatif désintérêt ressurgit et la question fut reléguée à un statut annexe.
La francophonie est désormais rattachée au secrétariat d’État au Tourisme et aux Français de l’étranger, exercé par Jean-Baptiste Lemoyne. Le sujet n’apparaît pas comme prioritaire, encore moins autoporteur. Toutefois, le discours du président Emmanuel Macron lors du 17e Sommet de la francophonie à Érevan en octobre 2018 porte l’espoir d’un intérêt renouvelé pour la question. Le terme « reconquête » fut prononcé à cinq reprises, signe qu’un esprit a peut-être été perdu en chemin, depuis Senghor : « La Francophonie doit être ce lieu du ressaisissement collectif contemporain, […] la langue d’une ambition commune, la langue d’une conquête ou d’une reconquête, parce que c’est cela, avant toute chose, la Francophonie, et c’est cela ce qui nous unit12« Discours d’Emmanuel Macron au Sommet de la francophonie à Érevan », Élysée, 12 octobre 2018.. » Le ressaisissement, c’est là l’une des vocations de la francophonie, cet humanisme qui redonne sa place à l’homme face aux bousculements de la modernité.
Quelques mois avant le Sommet d’Érevan, le président Emmanuel Macron avait présenté à l’Académie française une stratégie ambitieuse de trente-trois mesures « pour la langue française et le plurilinguisme13« Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme », Élysée, 20 mars 2019. ». Elle se déclinait en grands enjeux, certains concernant l’éducation, d’autres la communication. Si l’affirmation d’une « ambition pour la langue française » tranche déjà avec les deux présidences précédentes, elle doit maintenant se réaliser dans les faits, en collaboration avec l’Organisation internationale de la francophonie.
Parler au monde en français
Mettre la France au service de la francophonie nécessite justement de veiller à la symbolique de la communication. Le recours à des codes linguistiques anglo-saxons menace la pratique du français. De la fameuse « Start Up Nation » au sommet « Choose France », le recours à l’anglais laisse l’amère impression d’un renoncement. Le français est une langue internationale, pratiquée sur tous les continents, rien ne justifie de le substituer à une autre langue. L’usage général peut être durablement affecté par un recours à l’anglais, même lorsqu’il s’agit de formules de communication.
En privilégiant une autre langue par souci « pratique », on se coupe de l’une des élégantes forces de la langue française : la richesse de son vocabulaire. Elle détient une capacité à mobiliser des synonymes, allégeant et clarifiant l’expression. Tous ces mots similaires sont autant de variations subtiles, dessinant une diversité d’attitudes et de personnalités. Ils sont les fines notes d’une partition variée, sans cesse renouvelée.
Dans le cas du sommet « Choose France », le pragmatisme voudrait peut-être que le recours à l’anglais serve l’attractivité et attire plus d’investisseurs. Il n’est pourtant pas évident que parler au monde en anglais réponde aux intérêts de la France, étant donné l’admiration dont bénéficie la langue française, cette capacité à frapper les imaginaires. À force de chercher le pragmatisme en laissant de côté l’idéal, on risque de renier les fondements d’un pays, son identité et sa culture. C’est alors qu’au pragmatisme de court terme peut succéder le renoncement de long terme.
En cherchant à copier des modèles anglo-saxons, la France s’oppose à ce qui fait l’originalité et la force de sa diplomatie, à ce qui compose son histoire. Elle ne s’est jamais envisagée en tant qu’alignée, sa politique extérieure a toujours privilégié la voie de l’idéal à celle du pragmatisme. Cette ambition humaniste, voire universaliste, fut parfois dévoyée, mais elle a le mérite de suivre un projet philosophique et politique, celui de l’humanisme et de la démocratie, celui laissé en héritage par les Lumières. Cet idéal motive la volonté de mettre sa culture au service du progrès humain, dans ses dimensions politiques, juridiques ou économiques. Or, quoi de plus symbolique et de plus puissant dans la culture française que sa langue ? Ne dit-on pas que ce qui incarne le mieux la France, c’est sa littérature ? Les biographes de Napoléon n’ont-ils pas retenu que ce jeune Corse arraché à son île, était devenu plus français que les Français, en découvrant la France par ce qui constitue son cœur, sa littérature ?
C’est par la langue française que furent diffusées les grandes idées humanistes qui alimentèrent ensuite une littérature foisonnante venue d’autres pays francophones. C’est encore elle qui motive un intérêt grandissant pour la culture française, au sein d’espaces non francophones, notamment en Amérique latine. En renonçant à utiliser sa langue par souci de communication, la France ne fait pas sa promotion, elle renonce à une part d’elle-même.
De par sa culture, la France conserve une place unique sur la scène internationale. La promotion et la défense de la langue française ne sont pas uniquement l’affaire de la mémoire et du passé. La France peut écrire une nouvelle page de son rapport au monde en mobilisant davantage les douces lumières reflétées par sa langue. Cette nouvelle histoire doit s’écrire dans l’espace francophone, cette communauté de destin et d’intérêts partagés.
La francophonie en Afrique de l’Est : vers un pont linguistique avec l’Ouest
La pratique de la langue française est commune à de nombreux États africains et elle s’étend dans plusieurs régions du continent. Ceci en fait un sujet pour tous les pays d’Afrique. L’avenir du français ne se limite pas à l’espace francophone, la francophonie ne doit pas rester figée, ses mouvements doivent s’accorder avec les évolutions du continent africain. L’Afrique de l’Est est un territoire dont les enjeux comportent une part du destin de la francophonie.
Une région à dominante kiswahili et anglophone
L’Afrique de l’Est correspond à une réalité politique, six pays issus principalement de la région des Grands Lacs : le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda, le Soudan du Sud et la Tanzanie. Cette Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) est l’une des huit communautés régionales reconnues par l’Union africaine. Elle joue un rôle actif au sein de la Communauté économique africaine, une organisation au service de l’union économique et monétaire du continent.
Les contours géographiques de l’Afrique de l’Est peuvent aussi englober le Soudan et les pays de la Corne de l’Afrique (Érythrée, Éthiopie, Djibouti, Somalie), dont certains appartiennent au Marché commun de l’Afrique orientale et australe et à la Communauté des États sahélo-sahariens, deux communautés également reconnues par l’Union africaine.
De la source du Nil à ses confins, des rives de la mer Rouge à celles de l’Océan indien, l’Afrique de l’Est témoigne d’une grande histoire : les royaumes de Nubie, ceux de la vallée du Grand Rift ou encore le carrefour culturel de la Corne de l’Afrique14« L’Atlas des Afriques », Le Monde/La Vie, Hors-série n°32, juillet 2020.. La langue constitue un élément d’identité commune puisque le kiswahili, langue bantoue originaire de Tanzanie, est partagé par de nombreux pays de la région. Elle est langue officielle au Kenya, en Ouganda, au Rwanda et en Tanzanie, sa pratique s’étend au Burundi et en Somalie. Langue nationale en République démocratique du Congo, elle confère à cet immense pays au cœur du continent une proximité culturelle avec l’Afrique de l’Est.
Le XIXe siècle fut le théâtre d’une colonisation de la région par plusieurs pays européens, principalement le Royaume-Uni, mais aussi la Belgique, la France et l’Allemagne. Des langues européennes vinrent s’ajouter aux langues africaines. Le français est aujourd’hui une langue officielle couramment pratiquée au Burundi, au Rwanda et à Djibouti. Il fut également la seconde langue administrative d’Éthiopie jusqu’en 1935 et son attaque par l’Italie fasciste. L’anglais s’imposa après 1941 avec la victoire des troupes du Commonwealth. Même si le français est une langue réservée aux « élites », elle conserve un attrait populaire dans ce pays de 112 millions d’habitants15« The World Bank in Ethiopia », Overview 2019, Banque mondiale, octobre 2020.. La version française de Wikipédia est la troisième plus consultée par les Éthiopiens, derrière l’anglaise et l’amharique16« Wikimedia Traffic Analysis Report. Wikipedia Page Views Per Country. Breakdown », stats.wikimedia.org, janvier 2020..
L’anglais est pratiqué couramment en Éthiopie, en Somalie et en Érythrée. Il est une langue officielle au Soudan, au Soudan du Sud, au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie. Le Rwanda s’ajouta à cette liste en 2003, lorsque l’anglais devint la quatrième langue officielle du pays, au côté du kinyarwanda, langue parlée par 90% de la population, du kiswahili et du français.
Le cas du Rwanda
Le « Pays aux mille collines » compte presque autant de visages. Énigmatique, secret, son destin semble pourtant attirer les regards. Pour la jeune génération, le Rwanda évoque le miracle économique et la richesse naturelle. Kigali, sa capitale, impressionne par sa modernité. Son attractivité s’accroît durablement, encouragée par l’action du Rwanda Development Board, une agence gouvernementale en charge de la stimulation des investissements dans l’économie nationale. Son patrimoine historique et culturel est mis en avant, notamment à Nyanza, l’ancienne capitale du royaume du Rwanda. Sa faune, symbolisée par les gorilles des montagnes vivant dans le parc national des Volcans, est un objet de fascination dans le monde entier. Le pays, peuplé de 13 millions d’habitants, malgré une faible superficie, semble avoir réussi à mettre ses atouts au service de son développement.
S’il fascine, c’est aussi parce que sa spectaculaire ascension constitue un redressement. La volonté d’écrire une nouvelle page est liée au désir de tourner la précédente. En 1994, le génocide des Rwandais tutsis plongea le Rwanda dans ses heures les plus sombres. À l’émotion mondiale succéda l’image solidement ancrée dans les esprits d’un pays déchiré. Sur la désunion devait renaître l’union, sur les cendres de l’instabilité se rebâtir la stabilité. Les bouleversements qui donnèrent naissance au Rwanda actuel ne peuvent être appréhendés qu’à l’aune de cette histoire.
Le contexte linguistique du pays en porte la marque. Depuis la colonisation belge, le kinyarwanda, largement majoritaire au sein de la population, était côtoyé par le français, restreint à la région de Kigali. La guerre civile prit fin en juillet 1994 et se solda par la victoire du Front patriotique rwandais (FPR). Ce dernier fut créé à la fin des années 1980 en Ouganda, par des exilés tutsis. Ses principaux membres avaient passé une grande partie de leur vie dans ce pays anglophone, certains ayant même exercé des fonctions dans l’administration ougandaise. De fait, une nouvelle génération formée en anglais prit le contrôle de l’État rwandais.
Le recours à l’anglais ne se limite cependant pas à l’émigration ougandaise de ces ex-réfugiés. Sans en déterminer le poids, on peut considérer que deux forces conjuguées contribuèrent à ce changement. De fortes tensions diplomatiques entre le Rwanda et la France succédèrent au génocide des Rwandais tutsis. Elles s’étendent jusqu’à aujourd’hui, la France n’ayant pas d’ambassadeur en poste à Kigali. Un rapprochement prudent est toutefois à l’œuvre, en témoigne les rencontres successives entre les présidents Paul Kagame et Emmanuel Macron. En 2018, il fut symbolisé par le soutien français à la candidature de la Rwandaise Louise Mushikiwabo à la tête de l’OIF.
Le rapport du Rwanda à la mondialisation ne doit pas non plus être négligé. Bien que toujours très dépendante de l’agriculture, l’économie rwandaise s’est nettement tournée vers les services depuis le début du XXIe siècle. Sa stratégie repose notamment sur l’incitation à la création d’entreprise et l’attraction des investissements étrangers. Le centre de Kigali voit se multiplier les constructions de tours modernes. Il s’inspire du modèle anglo-saxon des grands centres financiers. Le Rwanda a mis en avant sa stabilité et cette politique économique fut saluée par certains observateurs internationaux. Dans son enquête annuelle sur le climat des affaires17Doing Business 2020, Groupe de la Banque mondiale, 2019., la Banque mondiale a accordé au Rwanda en 2020 le 38e rang mondial et le 2e rang africain, derrière Maurice. Cette reconnaissance internationale est particulièrement mise en avant par les autorités, car elle valide implicitement le modèle économique du pays. Le recours à l’anglais apparaît donc aussi comme un élément de sa stratégie de développement financier.
Quatre ans après l’adoption de l’anglais comme langue officielle, le pays rejoignit en 2007 la Communauté d’Afrique de l’Est, majoritairement anglophone. Deux ans plus tard, le Rwanda devint le 54e membre du Commonwealth. Mais c’est à partir de 2008 que la véritable rupture se produisit. Le gouvernement annonça que l’enseignement public serait désormais dispensé en anglais, en remplacement du français. Dans le même temps, l’administration commença à adopter l’anglais.
L’Institut national de la statistique du Rwanda est devenu le National Institute of Statistics of Rwanda (NISR). En 2012, il a effectué un grand recensement linguistique de la population rwandaise18« Rwanda Fourth Population and Housing Census, 2012 », National Institute of Statistics of Rwanda (NISR), Ministry of Finance and Economic Planning (MINECOFIN), 2012.. L’enquête consistait à apprécier la part de chaque langue dans l’alphabétisation de la population résidente de quinze ans et plus. L’alphabétisation en kinyarwanda concernait 68%, soit la quasi-totalité des personnes alphabètes, estimée à 71%. Le kinyarwanda restait la seule langue d’alphabétisation pour près de la moitié de l’échantillon (48,8%). L’anglais était une langue d’alphabétisation pour 15% des quinze ans et plus, le français pour 11%.
Du fait des efforts du gouvernement rwandais pour développer l’alphabétisation, il est probable que l’apprentissage du français ait progressé depuis le début du XXIe siècle. Auparavant, la langue française était pratiquée par une faible minorité de la population, vivant majoritairement à Kigali et ayant eu accès à l’éducation. Depuis 2008, la langue française est néanmoins en mauvaise posture, l’alphabétisation étant réalisée d’abord en kinyarwanda, puis en anglais dans les programmes scolaires. L’apprentissage du français est possible dans le secondaire, mais est désormais marginalisé.
Au Rwanda, en 2014, l’âge moyen était de dix-neuf ans et trois habitants sur cinq avaient moins de vingt-cinq ans, selon les chiffres de Mark Weston publiés par la plateforme d’information britannique African Arguments19Mark Weston, « Rwanda Twenty Years On: The Dangers of Demography », African Arguments, 24 février 2014.. L’extrême jeunesse de la population rend les choix actuels décisifs pour l’avenir linguistique du pays, y compris à moyen terme. Les francophones rwandais sont désormais essentiellement des personnes de plus de trente ans. Cette situation a eu pour effet de pénaliser le système éducatif, puisque les professeurs francophones ont dû subitement faire cours en anglais, alors que beaucoup ne maîtrisaient pas sa pratique.
Malgré sa singularité, le cas rwandais invite à réfléchir sur la portée des politiques linguistiques et sur l’avenir des langues internationales dans des territoires en pleine expansion démographique. Le français et l’anglais côtoient des langues appartenant au patrimoine culturel intemporel. La pratique du kinyarwanda unie la population au présent et au passé, elle est un élément fondamental de l’identité rwandaise. La cohabitation entre ces langues est un enjeu majeur, source de progrès comme de menaces. La promotion d’une langue ne doit pas porter atteinte aux langues couramment pratiquées par la population. La question de l’alphabétisation est fondamentale, car l’apprentissage de deux ou trois langues différentes demande des investissements plus importants, bien que cruciaux.
Le choix du gouvernement rwandais est certes politique, mais il répond aussi à une stratégie pragmatique de développement. Les langues nouvellement arrivées se doivent de répondre aux intérêts du pays. Introduite par des Rwandais revenus d’exil, la pratique du kiswahili est en ce sens particulièrement intéressante, puisqu’elle est partagée par d’autres pays de la région. L’existence d’une langue régionale est un atout non négligeable pour la cohésion régionale et le développement des échanges. La défense de la place du français doit donc être établie sur la base des intérêts que confère sa pratique. La promotion de la langue française ne revient pas à mettre en cause les choix effectués par les États francophones. Elle consiste à montrer en quoi cette langue peut contribuer aux défis humains et politiques.
Le Rwanda est à la croisée des chemins entre une tradition éducative francophone et son désir de développer l’apprentissage de l’anglais. Son intérêt semble résider dans l’addition plutôt que la substitution. En éteignant la francophonie dans sa population, le pays se couperait d’un lien naturel avec une partie du continent. Il ne s’agit pas seulement de l’Ouest et du Nord de l’Afrique, le Rwanda compte des voisins francophones importants, comme le Burundi et la République démocratique du Congo. Si l’avenir passe par un développement des échanges intra-africains, une maîtrise des deux langues les plus pratiquées sur le continent conférerait au Rwanda un avantage déterminant. Il semble avoir les atouts structurels et économiques pour conjuguer leur apprentissage, avec une majorité de professeurs francophones et une génération émergente formée en anglais. Cette spécificité pourrait en faire un centre de gravité des échanges, en phase avec sa stratégie financière. En plus de répondre à ses intérêts de long terme, la permanence de la pratique du français répond aux intérêts présents de la population. Une part non négligeable a reçu une alphabétisation en français, notamment à Kigali (26,7% des quinze ans et plus)20« Rwanda Fourth Population and Housing Census, 2012 », op. cit.. Elle serait pénalisée si s’éteignait l’usage d’une langue qu’elle parle couramment.
L’élection en 2018 de la Rwandaise Louise Mushikiwabo à la tête de la Francophonie marque en ce sens un pas intéressant. En choisissant comme secrétaire générale la représentante d’un pays ayant rejoint dix ans auparavant le Commonwealth, l’OIF a fait un choix pragmatique. Il permet de réaffirmer la place de la francophonie dans un territoire menacé et ouvre la porte à une cohabitation linguistique au Rwanda. La francophonie et le Rwanda demeurent liés par les francophones rwandais et par un futur fait d’intérêts communs. La diplomatie continuera à jouer un rôle fondamental dans l’avenir de la francophonie et ce choix, bien que contesté et contestable, est un acte politique courageux. La communauté francophone doit agir dans les territoires où la francophonie est en péril, sinon elle se condamne à voir ces menaces se reproduire. Le cas du Rwanda rappelle que la promotion d’une langue revient aussi à en défendre la place.
Il nous invite aussi à être attentifs aux risques existant en Europe ou en Amérique du Nord. En France, au Canada, en Belgique ou en Suisse, la pratique du français est également menacée. Au Québec, la défense de la langue française apparaît comme un impératif culturel clé et fait l’objet d’une volonté politique sans faille, résonnant dans toute la communauté francophone.
En France, bien que le contexte soit différent puisque le français est la seule langue officielle, des menaces voient le jour. Pourtant, la question ne s’impose presque pas dans le débat public. Au contraire, la défense de l’usage de la langue française apparaît comme secondaire, voire inutile. Les travaux de la Commission d’enrichissement de la langue française, en liaison avec l’Académie française, visant notamment à définir des alternatives aux mots anglais, sont parfois raillés voire considérés comme des travers conservateurs. Il n’y a rien de réactionnaire à défendre la langue française, elle représente tout autant l’avenir que l’anglais. Il n’est pas contradictoire de défendre un élément de sa culture tout en soutenant le progrès du multilatéralisme. La langue française est au service de la coopération internationale.
L’objet est trop proche, semble trop acquis, pour mériter l’attention et encore moins la promotion. La langue est un patrimoine culturel immatériel dont l’évidence fait la fragilité. Ce désintérêt affecte le sentiment d’appartenir à une communauté linguistique, au contraire des francophones d’Afrique, d’Amérique, d’Asie ou du Pacifique. Lever cette ignorance, inconsciente ou assumée, contribuera à défendre la place de notre langue dans tous les territoires francophones.
Mettre la francophonie au service des échanges intra-africains
L’Union africaine ambitionne d’accroître l’intégration du continent, dont la dépendance commerciale avec l’extérieur est très forte. En plus d’être un frein au développement, cette situation augmente la fragilité des pays africains aux chocs économiques extérieurs. En 2019, le commerce intra-africain représentait 19% du commerce total effectué sur le continent. L’Afrique possède des ressources capables de nourrir tout le continent, mais seules 4% des céréales importées viennent de régions africaines21ATDER Annual Trade Development Effectiveness Report 2019, Afreximbank, 2019..
La volonté partagée de développer les échanges intra-africains pousse les États vers des démarches prospectives. En Afrique de l’Est, le désir de s’ouvrir vers les pays francophones de l’Ouest motive un intérêt grandissant pour le français. Il existe une véritable opportunité pour faire de la francophonie un pont linguistique entre ces régions. Cette ambition est porteuse de sens, car les intérêts particuliers convergent avec celui de la langue française.
En 2013, Abdou Diouf, alors président de l’OIF, confiait que le Premier ministre éthiopien souhaitait faire du français une langue obligatoire dans chaque lycée22« 725 millions de francophones en 2050 ! », Interview de Abdou Diouf par Michel Urvoy, Ouest-France, 20 mars 2013.. Cette mesure permettrait aux jeunes Éthiopiens de parler au reste de l’Afrique et serait un facteur d’unité et d’échanges. Sur la période 2004-2019, le PIB de l’Éthiopie a enregistré un taux de croissance annuel moyen de 10,3%23Données des comptes nationaux de la Banque mondiale et de l’OCDE, Banque mondiale, 21 novembre 2020.. Cette expansion économique soudaine et régulière offre aux entreprises de nouvelles ambitions, notamment celle de s’ouvrir sur les marchés africains du monde francophone. Cette vision prospective est partagée par le Réseau francophone du Kenya, créé en 2018. Ses fondateurs pensent que la connaissance de la langue française offre de meilleures chances d’accès à l’emploi aux jeunes Kenyans. Ils cherchent à convaincre le gouvernement kenyan d’inclure l’apprentissage du français dans les programmes scolaires, dès le plus jeune âge.
L’éveil de cette demande constitue une formidable perspective d’avenir, elle offre à la francophonie une occasion de renouveler sa stratégie. Il ne s’agit pas de vainement confronter le français à l’anglais. Dans le choix du Rwanda, prévalait une logique d’ouverture économique, réciproquement partagée par les pays africains anglophones à l’égard du français. L’exemple rwandais n’incite pas seulement à défendre la francophonie, il invite à s’ouvrir sur de nouvelles régions exprimant une demande envers la langue française.
L’OIF détient une dimension politique lui conférant la légitimité pour œuvrer à de nouveaux partenariats. L’organisation est reconnue pour son efficacité sur le plan institutionnel, notamment ses bons réseaux diplomatiques. Cet atout s’avère essentiel, car il est politiquement difficile de développer le français dans des pays membres du Commonwealth, comme le Kenya. L’adhésion de ces pays en tant que « membres observateurs » de l’OIF semble crédible et marquerait un pas important.
Cette activité institutionnelle doit s’accorder avec un soutien aux initiatives locales. Par leur promotion de la francophonie, elles contribuent à rapprocher le sujet des populations. Les actions de la société civile confèrent une nouvelle légitimité à la cause francophone, notamment lorsqu’elles proviennent de nouveaux territoires.
L’avenir de la francophonie : dessiner une ambition à la hauteur des défis
Si la francophonie s’accorde avec l’avenir, c’est parce que son idéal répond aux enjeux du développement humain. La coopération francophone détient des atouts pragmatiques permettant d’agir en faveur de l’éducation, de l’économie et de la démocratie.
L’éducation, le centre de gravité de la francophonie
Dans son action de coopération, l’OIF a depuis longtemps développé, soutenu ou financé des programmes éducatifs à destination des pays en développement. Ces projets restent malheureusement méconnus du grand public, altérant la lisibilité de son action.
La dimension du défi éducatif s’estime à la lumière des projections démographiques24« World Population Prospects 2019 », Organisation des Nations unies, juin 2019. de l’Organisation des Nations unies. Selon elle, la moitié de la population africaine aura moins de vingt-cinq ans en 2050. Relever ce défi nécessite de s’interroger sur les langues d’alphabétisation. Si le français constitue une source de développement humain, c’est parce qu’être francophone en Afrique sera un atout pour la mobilité et l’employabilité. Pour reprendre les mots de Lionel Jospin, la francophonie est « un facteur essentiel d’insertion pour les jeunes citoyens25« Message de Lionel Jospin, Premier ministre, délivré par Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, sur les enjeux culturels, politiques et économiques du dialogue des cultures, Paris le 6 juin 2000 », Vie publique. ».
Les programmes éducatifs sont le principal facteur de « croissance francophone ». Selon l’OIF26La Langue française dans le monde synthèse 2018, op. cit., un meilleur accès à l’éducation accroît le nombre de francophones plus rapidement que la démographie. En agrégeant les populations du Bénin, du Mali ou du Niger sur la période 1960-2000, l’Organisation a constaté une multiplication par quarante-cinq du nombre de francophones, alors que la démographie était multipliée par cinq sur la même période. Toutefois, le nombre de professeurs est insuffisant dans de nombreuses régions, entraînant l’absence de scolarisation de millions d’enfants. Il subsiste une forte demande non satisfaite envers le français. Elle représente un défi immense, comme une puissante perspective d’avenir.
Une analogie avec la France au tournant des XIXe et XXe siècles peut apporter quelques enseignements. La pratique du français n’était alors pas courante dans de nombreuses régions, dont les populations parlaient des langues régionales distinctes. L’accès à l’éducation gratuite et obligatoire entraîna une diffusion rapide de la langue nationale dans tous les territoires. Ce fut un facteur d’unité, favorisant la cohésion nationale et le sentiment d’une identité commune. Toutefois, cette imposition de la langue française aux jeunes écoliers fut le corollaire d’un effacement de la pratique des langues régionales.
Il ne s’agit pas de juger les choix du passé qui répondaient aux besoins d’un contexte différent, mais plutôt d’en étudier les conséquences, pour réaliser les risques encourus sur la pratique linguistique. Le développement de l’apprentissage du français doit se faire dans une démarche concertée et inclusive, prenant en compte les langues maternelles des apprentis. La création d’une langue spécifique, mélangeant le français avec d’autres langues, relève de la fausse bonne idée. L’objectif de l’enseignement du français reste le lien transnational, ce qui nécessite d’en maîtriser les codes principaux, partagés par tous les pays. De plus, les langues constituent un patrimoine culturel immatériel qu’il convient de protéger, elles ne peuvent être modifiées selon des visées « pratiques ».
Il ne faut pas minimiser la faculté à pratiquer plusieurs langues, d’autant plus grande chez les jeunes générations. Un enfant pratiquant tôt deux langues différentes favorise sa faculté d’apprentissage de nouvelles langues dans le futur. L’exemple du Rwanda est instructif, alors que le système éducatif s’est développé en français, puis en anglais, le kinyarwanda est resté une langue d’alphabétisation pour la quasi-intégralité des Rwandais. Une langue n’en chasse pas une autre, l’addition est un horizon atteignable, mais il nécessite d’importants investissements éducatifs.
De la pertinence d’une coopération économique francophone
Senghor disait : « Si nous avons pris l’initiative de la Francophonie, ce n’était pas pour des motifs économiques ou financiers27Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », op. cit.. » La francophonie est un projet politique et culturel, bâti sur l’humanisme et se distinguant des ambitions commerciales du Commonwealth. Il ne s’agit pas de lui donner une vocation économique contraire à ses fondements. Mais l’économie mérite d’être plus investie, car le partage d’une langue confère d’immenses intérêts économiques pour nos pays. La coopération économique francophone n’est pas l’avenir, mais un moyen de le construire. L’économie est une source du développement humain qui agit souvent comme un catalyseur de la volonté politique. Elle est capable de faire progresser l’intégration du monde francophone. Une puissante institution comme l’OIF offre un cadre idéal à la diplomatie économique, elle rapproche les États et les invite à faire converger leurs intérêts.
Il existe un véritable lien entre la coopération économique et le partage linguistique. La théorie économique a démontré le poids de la langue dans les relations commerciales28Luigi Guiso, Paola Sapienza et Luigi Zingales, « Cultural Biases in Economic Exchange ? », The Quarterly Journal of Economics, vol. 124, n°3, août 2009, pp. 1095-1131.. Une langue en partage facilite l’accès des travailleurs à l’emploi et la pénétration des entreprises au marché. Elle favorise le développement des échanges, car elle est facteur de diminution des coûts de transaction et de communication, les différences linguistiques ralentissant et renchérissant les processus. La barrière linguistique a été évaluée à une taxe de 7% sur le commerce29James E. Anderson et Eric van Wincoop, « Trade Costs », Journal of Economic Litterature, vol. 42, n°3, septembre 2004, pp. 691-751.. Le partage d’une langue stabilise aussi les échanges, car, en cas de chocs exogènes, et toute chose égale par ailleurs, les relations commerciales entre deux pays partageant une même langue sont plus résilientes que les autres, en raison du rôle de la confiance.
L’exemple du marché européen est intéressant. Les différences linguistiques réduisent son efficacité car elles entravent la mobilité des facteurs de production, ce qui ne permet pas de répondre aux chocs asymétriques, touchant unilatéralement un secteur ou une région. C’est à ce titre que la zone euro n’est pas considérée comme une zone monétaire optimale30Robert A. Mundell, « A Theory of Optimum Currency Areas », American Economic Review, vol. 51, n°4, septembre 1961, pp. 657-665., à la différence des États-Unis, par exemple. La pertinence d’une intégration économique dépend de multiples facteurs, elle ne se juge évidemment pas sur la base des différences linguistiques. Celles-ci constituent tout de même une entrave à son efficacité. Le partage linguistique favorise, à l’inverse, les échanges commerciaux, donnant toute sa pertinence à une coopération économique.
Selon une étude de la Fondation pour les études et recherches sur le développement international (FERDI)31Céline Carrere et Maria Masood, « Le poids économique de la langue française dans le monde », Fondation pour les études et recherches sur le développement international (FERDI), 1er mai 2013., considérant trente-trois pays où le français est une langue officielle et est parlé par au moins 20% de la population, l’espace francophone représenterait 8,4% du PIB mondial. En 2009, il existait un « supplément de commerce » de 24% entre les pays de cet espace. Cela suppose que, toutes choses égales par ailleurs, un pays va préférer tourner ses échanges commerciaux vers un partenaire partageant sa langue, plutôt qu’à destination d’un territoire sans lien linguistique. Cette tendance s’accentuerait même en cas de chocs économiques, car les échanges au sein de l’espace francophone furent moins affectés par les conséquences de la crise financière de 2008. Ceci confirme que le partage linguistique permet la stabilisation des échanges, via son rôle sur la confiance des acteurs économiques. Alors que l’interdépendance économique accroît la sensibilité des échanges aux chocs exogènes, la langue apparaît comme un facteur d’équilibre. Le partage linguistique se pose donc comme une voie de développement durable.
La remise en cause de la mondialisation dans ses dimensions sociales et environnementales doit motiver les pays francophones à promouvoir des alternatives. De par son poids diplomatique, la francophonie peut contribuer à élargir le chemin de crête tracé par le développement durable, entre le gouffre socioéconomique et le gouffre environnemental et sanitaire. C’est le sens des travaux de l’Institut de la francophonie pour le développement durable, installé au Québec. Ce type d’initiatives mérite d’être renforcé et développé. C’est aussi un élément d’identité qui trouve son écho dans l’histoire. Alors que le libéralisme et la dérégulation sont davantage attachés au monde anglo-saxon, la francophonie pourrait promouvoir l’accroissement de la régulation économique de l’État, avec comme horizon la réduction des inégalités sociales et des menaces environnementales.
Le rôle économique de la francophonie ne se réduit pas à l’espace francophone. Le développement des échanges intra-africains incarne l’avenir du continent, ce sujet doit être davantage investi. La langue française peut favoriser les échanges entre les pays francophones, mais aussi répondre au désir d’ouverture des autres pays africains. La francophonie doit être un acteur de l’intégration africaine.
La langue française devra également répondre aux défis posés par les nouveaux acteurs du numérique. Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), accompagnés de plateformes comme Netflix, envahissent aujourd’hui l’attention de nos sociétés, en remplacement des traditionnels médias radiotélévisés ou simplement des activités non numériques. La francophonie doit se convaincre de son potentiel d’attraction culturelle pour concurrencer le monopole numérique anglo-saxon. La volonté politique doit être soutenue par des acteurs économiques ayant à y gagner, pour créer une dynamique en ce sens. L’alliance France-Belgique-Suisse-Canada, établie autour de TV5 Monde, constitue un cadre inspirant méritant d’être reproduit. Ce type de coopération permet de renforcer l’intégration de la francophonie, elles doivent donc inclure les pays africains, même s’il existe des barrières financières.
Développer le rôle de la société civile : l’exemple du Réseau francophone du Kenya
Dans leur publication Pour une francophonie de l’action32Caroline Roussy et Kako Nubukpo, Pour une francophonie de l’action, Fondation Jean-Jaurès, 20 septembre 2018. pour la Fondation Jean-Jaurès, Kako Nubukpo et Caroline Roussy ont dressé un panorama clair et instructif de la francophonie, accompagné de nombreuses pistes de réflexion. Ils en appellent notamment à la naissance d’une « francophonie des peuples », en proposant diverses initiatives concrètes. Certaines concernent la création de partenariats, comme un visa ou un Erasmus francophone, d’autres visent à développer la présence de la francophonie dans les médias. L’idée de tisser un lien plus fort avec les « peuples francophones » est un enjeu d’avenir. La francophonie agit auprès des populations à travers de nombreux projets, mais son action reste néanmoins assez méconnue.
La construction d’une « francophonie des peuples » ne se limite pas à développer des projets sur le terrain, elle nécessite aussi d’accompagner les initiatives qui en proviennent. Au sein d’espaces non-francophones, la langue française constitue un avenir et parfois un rêve. Cette situation motive des acteurs de la société civile à en promouvoir l’apprentissage. C’est le cas du Réseau francophone du Kenya (RFK), créé en 2018. Ses fondateurs sont des anglophones amoureux de la langue française, dont la volonté repose aussi sur des éléments pragmatiques. Selon eux, le français permet une ouverture sur le reste de l’Afrique, ils sont convaincus que sa pratique facilitera l’accès à l’emploi des jeunes Kenyans.
C’est pourquoi le Réseau francophone du Kenya a lancé une série d’initiatives autant au niveau local que sur le plan institutionnel. Les premières actions se sont déroulées dans le village de Mitahato, dont le fondateur, Chris Mburu, est originaire. Grâce à des dons de livres francophones provenus des quatre coins du monde, une bibliothèque francophone a été ouverte. Elle constitue un forum d’échanges pour les évènements organisés auprès des habitants. Tout est prétexte à l’apprentissage et, de fait, en plus des cours de français, des rassemblements festifs sont organisés régulièrement, notamment à l’occasion de la fête nationale d’un des pays membres de la francophonie.
L’idée est de donner naissance au « premier village francophone du Kenya », ce qui est déjà pratiquement le cas. En quelques mois, la volonté des pionniers a créé une émulation autour de la langue française, elle apparaît désormais comme une évidence pour tous les jeunes de ce village. L’ONG souhaite démontrer qu’avec de la détermination et de la créativité, il est possible de réaliser des progrès très rapides dans l’apprentissage linguistique. Elle entend tracer une voie et répliquer le projet par l’ouverture d’autres bibliothèques francophones au Kenya.
Au niveau institutionnel, le RFK se mobilise pour faire connaître ses actions et donner une nouvelle dimension à la cause francophone. Il agit auprès du gouvernement kenyan pour l’inciter à introduire le français dans les programmes scolaires, dès le plus jeune âge. Des décisions en ce sens donneraient du poids à une candidature du Kenya auprès de l’OIF. Rejoindre cette organisation permettrait au pays de nouer des liens privilégiés avec les États francophones et ainsi de s’ouvrir sur de nouvelles régions.
Le Réseau francophone du Kenya est un intéressant laboratoire de coopération francophone. Dès les premiers échanges avec l’ambassade de France, un désir d’associer les autres ambassades francophones s’est naturellement dessiné. La langue française possède la vertu de faire se rencontrer les intérêts de plusieurs parties. Tous ces États gagnent au développement de la pratique du français en dehors de l’espace francophone. Grand acteur de la francophonie, le Canada est, bien entendu, un partenaire privilégié pour s’associer à des actions au niveau local. Les ambassades belges et suisses pourraient également soutenir ces projets. Il est fondamental d’associer les pays africains francophones possédant des représentations diplomatiques, même s’ils ne disposent pas forcément de fonds disponibles pour soutenir les programmes éducatifs. L’esprit de coopération doit animer toutes les discussions et décisions sur le sujet, y compris pour les projets à l’échelle locale. C’est à cette condition que pourra s’ancrer la conscience d’une communauté de destin entre les pays francophones et donc la volonté d’agir en tant que communauté d’intérêts.
Conclusion
La force de la francophonie réside dans sa capacité à fonder un idéal pragmatique.
Le rapprochement entre les peuples francophones constitue un horizon vertueux sur les plans culturel, politique et économique. L’héritage est complexe, mais cette histoire est un élément de construction. Une communauté de destin est aussi forgée par ses contradictions. Elle ouvre la voie à une coopération mature et attentive, freinant les dangers que revêtent parfois l’idéalisme et l’utopie. C’est dans la beauté de ces paradoxes que va se forger une relation renouvelée et équilibrée entre les pays francophones.
L’équilibre est précisément la clé pour donner à cet idéal sa nécessaire dimension pragmatique. On ne peut renforcer une communauté transnationale sans assurer la convergence des intérêts. Oui, la diffusion de la langue française constitue une source de développement social et économique pour l’ensemble des pays francophones. Ce fait est principalement vérifié en Afrique, où la connaissance du français facilite les échanges régionaux, l’accès à l’emploi et l’ouverture sur le reste du monde. La francophonie doit s’ouvrir sur les espaces non francophones exprimant un intérêt pour la langue française.
La francophonie n’exige aucune exclusivité, elle ne s’associe à aucune perte de souveraineté. Elle trouve ses racines dans les idéaux énoncés en langue française, de la philosophie des Lumières de Voltaire et Rousseau, au courant littéraire de la Négritude de Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Elle assume pleinement son histoire et ses origines. Les inégalités dont elle porte le témoignage motivent sa volonté de renouveler les relations entre ses peuples et de renforcer la coopération entre ses États. Dans un siècle où la capacité du multilatéralisme à favoriser le développement humain et à résorber les inégalités est remise en cause, la Francophonie se pose en alternative.
D’essence culturelle, de portées politique et économique, l’alliance des pays francophones constitue un idéal pragmatique. Son identité puise sa force dans l’existence d’un commun apolitique, déterritorialisé et laïque : la langue française.
- 1Léopold Sédar Senghor, « La francophonie comme culture », Études littéraires, vol. 1, n°1, avril 1968, pp. 131-140.
- 2La Langue française dans le monde, 2015-2018, Paris, Organisation internationale de la francophonie/Gallimard, 2019.
- 3Richard Marcoux et Laurent Richard, Tendances démographiques dans l’espace francophone, Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF), août 2017.
- 4« Charte de la francophonie », article 2, Organisation internationale de la francophonie, adoptée le 23 novembre 2005 à Antananarivo.
- 5Frédéric Turpin, « Institutionnaliser la Francophonie : une longue quête de sens enfin résolue par le gouvernement français ? », Revue internationale des francophonies, 29 mai 2020.
- 6Jean-Marc Léger, Le Temps dissipé. Souvenirs, Montréal, Éditions HMH, 1999
- 7Léopold Sédar Senghor, « Le français, langue de culture », Esprit, novembre 1962.
- 8Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », Département des littératures de l’Université Laval, Québec, avril 1968.
- 9Frédéric Turpin, « Institutionnaliser la Francophonie : une longue quête de sens enfin résolue par le gouvernement français ? », op. cit.
- 10Jean-Marc Léger, Le Temps dissipé. Souvenirs, op. cit.
- 11Frédéric Turpin, « Institutionnaliser la Francophonie : une longue quête de sens enfin résolue par le gouvernement français ? », op. cit.
- 12« Discours d’Emmanuel Macron au Sommet de la francophonie à Érevan », Élysée, 12 octobre 2018.
- 13« Une ambition pour la langue française et le plurilinguisme », Élysée, 20 mars 2019.
- 14« L’Atlas des Afriques », Le Monde/La Vie, Hors-série n°32, juillet 2020.
- 15« The World Bank in Ethiopia », Overview 2019, Banque mondiale, octobre 2020.
- 16« Wikimedia Traffic Analysis Report. Wikipedia Page Views Per Country. Breakdown », stats.wikimedia.org, janvier 2020.
- 17Doing Business 2020, Groupe de la Banque mondiale, 2019.
- 18« Rwanda Fourth Population and Housing Census, 2012 », National Institute of Statistics of Rwanda (NISR), Ministry of Finance and Economic Planning (MINECOFIN), 2012.
- 19Mark Weston, « Rwanda Twenty Years On: The Dangers of Demography », African Arguments, 24 février 2014.
- 20« Rwanda Fourth Population and Housing Census, 2012 », op. cit.
- 21ATDER Annual Trade Development Effectiveness Report 2019, Afreximbank, 2019.
- 22« 725 millions de francophones en 2050 ! », Interview de Abdou Diouf par Michel Urvoy, Ouest-France, 20 mars 2013.
- 23Données des comptes nationaux de la Banque mondiale et de l’OCDE, Banque mondiale, 21 novembre 2020.
- 24« World Population Prospects 2019 », Organisation des Nations unies, juin 2019.
- 25« Message de Lionel Jospin, Premier ministre, délivré par Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, sur les enjeux culturels, politiques et économiques du dialogue des cultures, Paris le 6 juin 2000 », Vie publique.
- 26La Langue française dans le monde synthèse 2018, op. cit.
- 27Léopold Sédar Senghor, « La Francophonie comme culture », op. cit.
- 28Luigi Guiso, Paola Sapienza et Luigi Zingales, « Cultural Biases in Economic Exchange ? », The Quarterly Journal of Economics, vol. 124, n°3, août 2009, pp. 1095-1131.
- 29James E. Anderson et Eric van Wincoop, « Trade Costs », Journal of Economic Litterature, vol. 42, n°3, septembre 2004, pp. 691-751.
- 30Robert A. Mundell, « A Theory of Optimum Currency Areas », American Economic Review, vol. 51, n°4, septembre 1961, pp. 657-665.
- 31Céline Carrere et Maria Masood, « Le poids économique de la langue française dans le monde », Fondation pour les études et recherches sur le développement international (FERDI), 1er mai 2013.
- 32Caroline Roussy et Kako Nubukpo, Pour une francophonie de l’action, Fondation Jean-Jaurès, 20 septembre 2018.