Les entreprises technologiques vont de succès en succès et leurs applications sont de plus en plus plébiscitées. Mais ce foisonnement technologique suscite autant d’espoirs que d’interrogations, notamment auprès des responsables politiques, car elles sont peu structurées pour répondre aux questions sur leur responsabilité sociale. Il est temps de créer un lien entre ces deux univers, sans carricatures ni fascination béate, au profit de l’intérêt général. C’est ce à quoi invite Grégoire Kopp, spécialiste du secteur des nouvelles technologies.
Au fur et à mesure que le smartphone se démocratise, cette fantastique technologie de poche, dont les capacités s’améliorent en permanence, accompagne au plus près nos journées, nos émotions et fait déjà de nous des « hommes augmentés ». Ce nouvel outil est perçu avec une telle bienveillance que nous dévoilons d’innombrables données en échange de services qui nous sont utiles. C’est désormais un fait : les entreprises technologiques vont de succès en succès et leurs applications sont de plus en plus plébiscitées. Partout dans le monde, les citoyens les adoptent et leur usage s’amplifie. Pourquoi ? La raison est très simple : ces applications simplifient notre vie. Échange d’idées, de photos ou d’informations, mobilité, alimentation, logement ou services financiers : tout y passe et les impacts sur notre quotidien sont réels et immédiats.
Mais ce foisonnement technologique engendre de nombreux questionnements, car les entreprises de nouvelles technologies suscitent autant d’espoirs que d’interrogations. Récemment, l’élection de Donald Trump a été propice à toutes les polémiques. Médias, politiques, élites : nombreux sont ceux qui y auraient concouru. Les entreprises de technologie n’y ont pas échappé. Pour certains, les mécanismes de recommandation de contenus de Facebook, Google et Twitter (on vous propose ce qui va dans le sens de ce que vous aimez/lisez déjà) seraient responsables d’une sorte « d’isolement intellectuel », empêchant de voir d’autres vérités que la sienne. Pire, ces entreprises laisseraient sciemment de faux contenus prospérer, qui rapporteraient autant en publicité à leurs auteurs qu’ils nuiraient à la démocratie du fait de leur caractère mensonger. Pour d’autres, ce sont les plateformes favorisant le travail indépendant, telles Uber, qui fourniraient du même coup une base électorale individualiste particulièrement sensible aux discours poujadistes.
Toutes les questions méritent d’être posées et débattues. Mais elles mettent surtout au grand jour une réalité préoccupante : l’impression d’un décalage entre décideurs politiques et entreprises de technologie dû à une réalité étrangère à nombre d’entre nous. Les entreprises de technologies sont peu structurées pour répondre aux questions sur leur responsabilité sociale, tandis que certains responsables politiques méconaissent parfois le fonctionnement de ces entreprises.
En effet, quand on interroge Mark Zuckerberg sur les responsabilités de Facebook dans l’élection de Donald Trump via la propagation de fausses informations, dans un premier temps, il ne sait pas quoi répondre. De même pour Travis Kalanick quand on lui parle de l’impact d’Uber sur une « fin du salariat », ou Brian Chesky à propos d’une responsabilité d’Airbnb sur la hausse des prix des loyers en centre-ville. Ces questions les dépassent, et peuvent même parfois être perçues comme injustes par ces entrepreneurs, car elles leur sont a priori étrangères, en ce sens qu’elle sont totalement éloignées du processus à l’origine de la création de leur start-up (l’identification d’un besoin, le développement d’une technologie y répondant, la modification permanente de cette technologie en fonction des retours des utilisateurs). En parallèle, on constate qu’enquête d’opinion après enquête d’opinion, les Français n’ont jamais semblé aussi défiants envers leurs responsables politiques. Selon le baromètre de la confiance politique publié par Sciences Po et le Cevipof en janvier 2017, 89 % des personnes interrogées considèrent que les responsables politiques ne se préoccupent pas des gens comme eux ; 44 % disent ne pas s’intéresser à la politique, et seuls 11 % disent faire confiance aux partis politiques (contre 24 % pour les médias, 29 % pour les syndicats, 43 % pour les grandes entreprises privées et 81 % pour les PME).
Les citoyens en arrivent alors à se poser régulièrement une question simple : qui change réellement leur quotidien aujourd’hui ? Les innovations technologiques et les entreprises qui les incarnent ? Ou bien tel ou tel responsable politique, qui, quels que soient ses engagements, devra une fois élu nécessairement composer avec un monde dont l’économie et les régulations dépassent la plupart du temps son champs de compétence ?
Pourquoi ce décalage entre décideurs politiques et entreprises de technologie ? Est-il indépassable et comment créer le lien ? Plutôt que subir cet état de fait, décideurs politiques et entreprises de technologie ne devraient-ils pas co-construire un futur où la cohabitation sera inévitable et requise pour le bien de tous ?
Politique et nouvelles technologies : la coexistence de deux modes de fonctionnement radicalement opposés
La façon de penser, de construire et d’analyser des responsables politiques et des entrepreneurs diffère grandement. Les responsables politiques ont une « idéologie politique », à l’aune de laquelle ils analysent les faits. Ce n’est pas le cas des start-ups, qui n’ont pour leur part qu’une « idéologie technologique », à l’aune de laquelle ils réinventent le monde.
La « feuille blanche » des start-ups permet l’émergence des idées les plus folles
Dans la technologie, les fondateurs d’entreprises sont souvent dotés de ce « grain de folie » qui les pousse à prendre des risques et à croire que les gens vont massivement adhérer à leur idée (un trombinoscope en ligne avec Facebook, partager sa voiture ou son logement avec Blablacar et Airbnb, abandonner son véhicule personnel avec Uber, etc.). Leur logique créative part d’une « feuille blanche », où tout est possible puisqu’il s’agit avant tout de répondre à un besoin, sans tenir compte des circonstances exogènes.
Ensuite, le processus de développement de l’application est empirique. Les meilleurs ingénieurs, scientifiques rationnels épris de la culture de l’efficacité, expérimentent, mesurent, recueillent les résultats et adaptent sans cesse. L’objectif est simple : répondre au mieux au besoin des utilisateurs, mais non pas dans une logique verticale (je sais ce dont tu as besoin et te l’apporte), mais dans une logique horizontale (le besoin n’est pas défini ab initio : il est constaté peu à peu, en fonction des retours). Aucune conscience politique particulière dans ce processus de création : ce qui importe, c’est de solutionner un problème et d’améliorer l’expérience utilisateur.
Des responsables politiques aux marges de manœuvre limitées face à un environnement évolutif
Dans l’univers politique, les prérogatives sont définies de facto sur un territoire restreint, avec un mandat limité dans le temps. Les responsables publics se retrouvent donc eux, face à des « feuilles déjà bien noircies », limitant souvent drastiquement leurs marges de manœuvre. De plus, leur fonction s’inscrit pour certains dans un cadre général de culture « administrativiste » qui peut inhiber toute prise de risque ou capacité de ré-invention.
Surtout, il est très complexe d’appréhender le fonctionnement et de définir des règles pour des entreprises qui sont dans un mécanisme d’évolution perpétuelle et très rapide. On reproche souvent aux responsables politiques de ne pas assez adapter les règles, mais il ne faut pas oublier que ceux qui « disruptent » sont les premiers à ne pas savoir exactement où ils vont ! Victime de ce carcan, le personnel politique se retrouve parfois dépassé par des innovations technologiques porteuses d’importants changements sociétaux.
Un décalage grandissant
Le décalage entre ces deux mondes s’accélère au même rythme que la technologie avance. C’est à la fois extrêmement intéressant et inquiétant car les deux parties sont dépassées. Alors que les responsables politiques se pensent encore acteurs du changement, ils perdent peu à peu pied face à des processus d’innovation qui les dépassent en termes de vitesse d’apparition comme de vitesse de déploiement à l’échelle planétaire. À l’inverse, alors qu’ils développent des innovations qui bouleversent le monde, les startuppers voient peser sur eux des responsabilités qu’ils n’ont bien souvent pas du tout envisagées. Pour résumer, comme le disait Barack Obama dans une interview à Wired sur l’intelligence artificielle en août 2016 : « gouverner un État, ce n’est pas simplement comme gérer une start-up ».
Comment éviter que le fossé ne continue de se creuser ? Comment arriver à faire le lien entre ces deux univers ? Cela est nécessaire pour éviter que tout une partie des citoyens ne se sente et ne se fasse déclasser par manque de vision, de compréhension et d’adaptation de la part des resonsables politiques ; c’est également nécessaire pour accompagner les start-ups dans la structuration de réponses aux changements structurels qu’elles créent incidemment, et auxquels on leur demande légitimement de réagir.
La nécessité de créer le lien entre politiques et entreprises de technologie
Le politique doit comprendre ce qu’est une entreprise de technologie et comment elle fonctionne
Tout d’abord, nos responsables publics doivent prendre conscience des raisons du succès de ces entreprises technologiques : leurs innovations répondent à nos besoins d’une manière plus efficace et plus précise que cela n’a jamais été fait, grâce à une approche horizontale d’appréhension des besoins et d’amélioration perpétuelle. « Le produit, tout le produit, rien que le produit », telle est la mentalité des dirigeants de ces entreprises. L’important n’est pas de savoir à la place des autres, mais de mettre en place les capteurs permettant de recueillir les retours afin de pouvoir les analyser et modifier en conséquence. On est très loin ici de la logique française traditionnelle de l’apprentissage vertical (le maître sait, l’élève apprend) et de la gouvernance par une élite issue des grandes écoles et grands corps de l’État, qui savent pour les autres.
Dès lors, les responsables politiques devraient se positionner en facilitateur et en accompagnateur de ces innovations. Accompagner pour permettre au plus grand nombre d’en bénéficier tout d’abord. Accompagner aussi en transcendant l’approche purement utilitariste de « plus d’efficience grâce à la technologie », afin de réfléchir au devenir de ces innovations, à leur insertion dans notre modèle social et aux conséquences de l’efficience technologique sur l’équilibre global de nos sociétés.
Mais cela implique que les responsables politiques réalisent à quel point il est compliqué de créer une plateforme et de faire bouger l’ordre établi. Créer un plateforme, ce n’est pas simplement des geeks dans un garage qui créent « uniquement un logiciel», et ensuite « les startups n’auraient plus rien à faire si ce n’est jouir de leur position d’intermédiaire pour engranger de colossaux bénéfices en se tournant les pouces ». Avant même de créer l’application, il faut d’abord convaincre. Convaincre des talents de rejoindre la start-up (souvent pour peu voire pas d’argent, mais en échange d’actions qui pourraient avoir une valeur dans le futur, si le projet marchait). Convaincre des financiers de la pertinence du projet, pour lever les fonds (parfois très importants) requis pour investir en recrutement, technologie, marketing, communication… Et cela afin d’être capable de convaincre des utilisateurs de télécharger l’application, puis de la conserver (alors que la capacité de stockage de leur smartphone est bien souvent déjà saturée, et que la concurrence est rude puisque les applications foisonnent).
En parallèle, et d’autant plus dans notre vieille Europe, il est très compliqué de faire bouger l’ordre établi. Il faut souvent se battre contre des entreprises installées de longue date, parfois en situation de monopole de fait. C’est le cas dans tous les secteurs et cela a pour conséquence l’incapacité française à faire grandir ses start-ups, malgré la création de nombreux incubateurs. On peut le constater lorsque l’on compare l’âge moyen des entreprises du CAC 40 (105 ans) à celui des entreprises du Nasdaq aux États-Unis (15 ans). Les grandes entreprises sont souvent considérées comme légitimes, peu importe leurs éventuels dysfonctionnements, par le fait de leur seule préexistence. On a parfois l’impression que c’est forcément le nouveau qui perturbe, qui dérange, et doit solutionner les questionnements engendrés par son émergence.
Enfin, la grille de lecture ne doit pas être politique, sous peine de quoi l’analyse des faits tombe à plat : non, aucune idéologie particulière ne sous-tend le déploiement de ces innovations. Par exemple, Uber n’a pas d’idéologie quant au statut que doivent avoir les chauffeurs qui utilisent son application ou Airbnb sur le nombre de nuitée annuelle de location touristique d’un logement. En fonction des pays et des choix des régulateurs, les chauffeurs peuvent-être particuliers ou professionnels, indépendants ou salariés, bénéficier de plus au moins de protections sociales, et un appartement peut être loué plus ou moins souvent… C’est à chaque État de décider. Seul importe le fait qu’il soit possible de devenir chauffeur dans des conditions raisonnables, sans d’artificielles barrières à l’entrée visant uniquement à contingenter un marché dont la croissance est pourtant plébiscitée par les citoyens. Et qu’il soit possible pour des habitants de mettre à profit une chambre vide ou d’amortir le coût d’un logement.
Les entreprises de technologie doivent appréhender l’impact social de leurs innovations
S’agissant des entreprises de technologie, nous pouvons comprendre qu’elles agacent, car leur mode de fonctionnement fait qu’elles sont plus agiles et vont plus vite que les États, attirent les talents et que leurs produits sont plébiscités par les citoyens. Mais, et même si ce n’est a priori ni leur rôle ni leur responsabilité, les entrepreneurs doivent s’efforcer de comprendre les enjeux exogènes liés à l’émergence et à la diffusion de leurs innovations (si utiles et efficientes soient-elles). Le plus efficace serait même d’essayer de les anticiper, car les entreprises de technologie découvrent que leur rôle d’acteurs du changement a pour corollaire une responsabilité indirecte sur tout un ensemble de sujets bouleversés du fait de leur action. Si elles ne choisissent pas d’être elles-mêmes force de proposition, les freins et réticences au développement des nouvelles technologies ne s’effaceront pas, et risqueront même de se multiplier. Il leur faut donc proposer des réponses concrètes aux multiples questionnements soulevés. Cela est très compliqué à comprendre, voire contre-intuitif, pour un entrepreneur guidé par des indicateurs uniquement rationnels, car ces freins émergent souvent pour des raisons très éloignées de la recherche de l’efficience (qui pourtant servirait l’intérêt général), mais qui apparaissent comme légitimes au regard d’intérêts particuliers et du temps d’adaptation requis par certaines transitions.
Les principales incompréhensions sont liées au mécanisme d’apprentissage empirique propre aux entreprises de technologies. Comme ce n’est qu’une fois un dysfonctionnement constaté, a posteriori, que des rectifications sont apportées, les crises ne doivent pas être perçues comme des menaces, mais comme des étapes nécessaires, porteuses d’améliorations. C’est totalement inhabituel pour le monde politico-administratif, voire pour l’opinion publique dans son ensemble, jusqu’alors rompus aux rapports d’études et analyses d’impact préliminaires à toute prise de décision. Cela peut expliquer certaines réactions de rejet et l’apparition de critiques radicales remettant en cause l’existence même de l’innovation (et de l’application pour smartphone qui la porte).
Les entreprises de technologie doivent donc prendre cet état de fait très au sérieux, or cela n’est pas du tout naturel pour elles. En matière de technologie, les points d’amélioration sont scrutés comme autant d’éléments à prendre en compte afin de modifier le fonctionnement de l’application ; ce schéma doit désormais s’appliquer aussi s’agissant de bouleversements sociétaux. C’est ce que l’on constate aujourd’hui quand Google ou Facebook décident d’agir pour lutter contre la diffusion de faux contenus sur les réseaux. C’est aussi ce que fait Uber quand, forte de son succès de « créateur d’entrepreneurs », l’entreprise perfectionne sa technologie au bénéfice des chauffeurs qui l’utilisent, mais réalise aussi devoir travailler à améliorer globalement un sujet qui la dépasse : le statut des travailleurs indépendants. Parents pauvres de la protection sociale, délaissés depuis des années par les pouvoirs publics, les indépendants sont désormais sous le feu des projecteurs du fait de l’émergence des plateformes et leur condition est devenue un sujet central pour l’opinion publique (alors que bien peu se préoccupaient du sort des chauffeurs de taxis, pourtant eux aussi travailleurs indépendants depuis des années, ni du fait que le RSI dysfonctionnait). Pour Uber, il en va de son propre intérêt puisqu’un chauffeur qui tomberait malade et ne bénéficierait pas d’une couverture sociale satisfaisante ne tarderait par à délaisser ce métier pour un autre.
Entreprises et politiques doivent donc se comprendre afin de pouvoir se parler. Sans cela, chacun sera perdant, puisque les bienfaits de la technologie ne pourront pas être accessibles au plus grand nombre aussi vite que possible.
Et si politiques et entreprises de technologies mettaient ensemble fin au climat anxiogène ?
En ces temps de crise mondiale et d’impact négatif de la mondialisation sur les classes moyennes occidentales, un certain nombre de responsables politiques ont tendance à diaboliser la mondialisation et le rôle de la technologie. Or, si la mondialisation des biens et des services est éminemment questionnable s’agissant de ce qui peut-être produit localement (nourriture, biens de consommation courants, énergie…), elle est en revanche logique s’agissant des entreprises de technologie. Puisqu’il s’agit de prestations immatérielles, la planète entière est d’office leur terrain de jeu. Et c’est là que le décalage entre entreprises et politiques est le plus flagrant : monde entier et immédiateté d’un côté, territoire circonscrit de l’autre. Démunis face à cet état de fait, incapables de construire aussi vite une mondialisation politique en parallèle d’une mondialisation économique accélérée par la technologie, les politiques sont confrontés (et doivent répondre !) à la défiance très importante de citoyens déboussolés. En tant que consommateurs, nous adoptons massivement des produits et services, que certains nous présentent pourtant comme in fine nuisibles pour le citoyen que nous sommes. En réaction, les politiques donnent des signes d’autorité, mais au final les citoyens ne sont pas dupes de la difficulté de la tâche. Sur la fiscalité des multinationales par exemple : les entreprises sont clouées au pilori, mais, pour signer un accord fiscal, il faut bien être deux. Et nombre d’États proposant ces arrangements se trouvent pourtant au cœur même de l’Europe, parmi ses membres fondateurs. La récente médiatisation du cas de l’accord fiscal entre l’Irlande et Apple est en cela emblématique. La Commission européenne dénonce l’accord en estimant qu’il s’agit là d’une « aide d’État » illégalement apportée à l’entreprise (donc juridiquement, c’est l’État qui serait fautif), mais l’Irlande elle-même ne veut pas récupérer l’argent, et médiatiquement, c’est Apple qui est blâmée… Compliqué pour les citoyens d’y comprendre quelque chose, et il est certain que cela ne les incite pas à accorder de la crédibilité au « système » actuel.
Afin que les citoyens puissent être convaincus des bienfaits de la technologie, il est donc urgent de cesser le déclinisme et d’arrêter d’être anxiogène. Cela est d’autant plus urgent que trop souvent, et encore plus en temps de crise, la peur peut se transformer en colère, et la colère en haine.
S’agissant de l’essor du travail indépendant tout d’abord. C’est une chance que de pouvoir travailler « à la demande » et ainsi organiser ses journées comme bon nous semble. Ce privilège jusqu’alors réservé aux professions libérales (avocats, médecins, etc.) est désormais accessible à un bien plus grand nombre de citoyens grâce à la technologie. Cela participe du mouvement actuel qui consiste à repenser son rapport au travail, comme c’est déjà le cas de nombreux jeunes. L’enjeu n’est donc pas de modifier le droit pour permettre de requalifier ces travailleurs en salariés, mais plutôt de construire de nouveaux droits dont pourraient bénéficier ces indépendants (santé, retraite, formation, etc.) et de clarifier la relation qui les lient aux applications qu’ils utilisent pour travailler, afin que ceux-ci puissent améliorer la situation de leurs « clients » entrepreneurs, sans voir ces améliorations potentiellement considérées comme constitutives d’un indice de salariat (statut que justement la majorité des travailleurs indépendants rejettent).
S’agissant de la robotisation également : oui, la technologie libère l’homme de tâches ingrates, éreintantes, contraignantes. Plutôt que d’aller contre ce changement émancipateur, le rôle du politique devrait être de réfléchir aux façons de créer et maintenir du lien commun dans un monde technologisé. Que faire de ce nouveau temps libre disponible grâce aux machines ? Comment faire en sorte que ce temps utile rendu aux hommes soit valorisé sociétalement ? Comment faire évoluer la définition de la « valeur travail », afin accompagner l’essor de nouvelles formes de « travail d’intérêt social », non-créatrices de « valeur économique » au sens productiviste du terme, mais créatrices de lien social, et dont l’utilité sociale devra être reconnue ? Et comment capter et redistribuer une partie de la valeur désormais créée par des machines (et non des hommes) afin de financer ces nouvelles forme de « travail d’intérêt social », sans toutefois briser un mécanisme d’innovation requérant des investissements extrêmement couteux en termes de recherches et d’innovations ? De même, la qualité intrinsèque du travail évolue. La technologie permet désormais de travailler quand bon nous semble, où bon nous semble, ce qui est propice à un meilleur épanouissement des travailleurs (de plus en plus de tâches peuvent être effectuées depuis chez soi, en régions…) et cela permet aussi à certains de mieux gérer l’équilibre vie privée / vie professionnelle (plus de temps pour voir ses enfants, adapter son agenda). Pour d’autres au contraire, cela peut être préjudiciable, car ils se retrouvent peu à peu envahi par leur téléphone et ordinateur portable, ce qui peut engendrer des phénomènes de burn-out. Il convient donc de ne pas rejeter ces avancées technologiques, mais d’en accompagner un usage raisonné, et de construire de nouveaux référents, tel le droit à la déconnexion par exemple.
En parallèle, afin de pouvoir être acceptées, les entreprises de technologie ne doivent pas considérer comme acquis le caractère positif de leurs innovations. Elles doivent comprendre que la vision purement rationnelle de l’ingénieur n’est pas celle du plus grand nombre des citoyens. Que l’émotionnel joue son rôle, exacerbé par la défiance et la peur de l’inconnu en temps de crise. Afin de convaincre les citoyens de faire confiance au progrès, les entreprises doivent aussi aider les responsables politiques, et pour cela comprendre leurs objectifs, leurs délais et leur façon de travailler. Ce n’est qu’en dialoguant que les doutes de chacun pourront être levés, que des hypothèses pourront être testées, et que des accords pourront être trouvés, respectant les intérêts de chacun, tout en bénéficiant à l’intérêt général.
Cette prise de conscience réciproque est aujourd’hui primordiale, afin de créer un lien sans caricatures (forcément réductrices et lacunaires) ni fascination béate, entre deux mondes qui se côtoient peu, ne se comprennent pas, voire se regardent avec défiance. Le temps des premiers regards est passé, il faut désormais lancer la conversation.