Relations diplomatiques France-Amérique latine

Dans un entretien mené par Christophe Bieber et Florian Lafarge, Jean-Pierre Bel, ancien président du Sénat (octobre 2011-septembre 2014), revient sur son rapport à l’Amérique latine et sur sa mission en tant qu’envoyé personnel du président français pour l’Amérique latine et les Caraïbes, mission exercée entre janvier 2015 et mai 2017.

Christophe Bieber : Jean-Pierre Bel, vous avez été nommé par le président de la République à ce poste singulier d’envoyé personnel pour l’Amérique latine et les Caraïbes, pouvez-nous expliquer le lien qui vous lie à cette région ?

Les relations personnelles jouent beaucoup dans cette région, sans doute plus qu’ailleurs. À titre personnel et depuis mon plus jeune âge, je suis hispanisant et j’ai toujours ressenti comme une certaine proximité avec cette culture. Cette proximité est liée à mes origines personnelles, proches de l’Espagne, ainsi qu’à mes premiers engagements politiques dans la solidarité aux mouvances antifranquistes.

À cette époque, la dimension internationaliste était un élément essentiel de la politique. L’élément idéologique est aussi important dans notre formation et notre vision du monde. Celle-ci n’est pas cantonnée à l’Hexagone et dans les années 1970 et 1980, le combat était bien plus large : Vietnam, Afrique et bien sûr Amérique latine avec la période des dictatures. L’un des événements les plus marquants a été le coup d’État au Chili et l’assassinat de Salvador Allende. À titre personnel, cet événement a formé une part significative de mes convictions. Il est regrettable aujourd’hui de voir que le mot « internationalisme » a perdu de sa force et que l’on a autant de mal à se projeter ailleurs. Nous sommes beaucoup trop englués sur l’Europe.

Plus tard, en tant que parlementaire, j’ai très rapidement pris goût à la diplomatie parlementaire qui, au-delà de la diplomatie officielle, traditionnelle, permet de dépasser certains clivages, et de garder des liens qui sont toujours utiles. J’ai alors pris goût à cet aspect international et internationaliste.

L’État a souvent de la méfiance vis-à-vis de cette diplomatie parlementaire mais il sait s’en servir aussi. J’ai d’ailleurs beaucoup appris au Sénat. En tant que président de la chambre haute, comme il en est de coutume, je reçois alors de nombreux chefs d’État et, du fait de mon lien ancien avec la région, je suis plus à l’aise avec ceux d’Amérique latine. Dans le cadre de mes fonctions, je réalise également partout des déplacements et, en janvier 2013, je me rends à Cuba avec l’intuition qu’il fallait accompagner les efforts d’ouverture économique du pays. J’avais pour ambition de voir le sort des Cubains s’améliorer. J’étais alors la première personnalité politique importante à effectuer une visite depuis celle de Claude Cheysson en 1983 et je suis reçu par Raúl Castro.

Florian Lafarge : Le 14 janvier 2015, François Hollande met en place un poste d’envoyé personnel pour l’Amérique latine. À l’origine, quelle était la visée du président de la République ? Pourquoi vous avoir nommé à ce poste et en quoi consistait votre rôle ?

Avant toute chose, il est nécessaire de préciser qu’il s’agissait d’une mission bénévole. La raison essentielle est une volonté politique de François Hollande de porter le regard de la diplomatie française vers l’Amérique latine et les Caraïbes afin d’y consacrer davantage d’efforts. Il y a une certaine logique à cette décision : lorsque l’on est un président issu de la gauche et du Parti socialiste, on a forcément une politique internationale qui présente certains marqueurs de gauche. Sur ce point, force est de constater que l’Amérique latine parle à de nombreuses générations de militants de gauche, qu’on soit communiste, socialiste ou d’une autre sensibilité. S’intéresser à la gauche chilienne, cubaine ou bien à celle d’Argentine, c’était indéniablement se placer dans une politique de gauche internationaliste.

L’événement déclencheur de la création de ce poste, c’est lorsque j’invite Isabel Allende, la fille de Salvador Allende, à me rendre visite en France dans le cadre de mes fonctions de président du Sénat. Alors que nous abordons un certain nombre de sujets, elle me surprend en s’adressant au président de la République pour lui dire : « Si tu souhaites te tourner vers l’Amérique latine, il faudrait faire un peu comme nous le faisons dans nos pays latino-américains. Ce qui serait utile, c’est un envoyé, un envoyé personnel qui serait chargé de ces questions et Jean-Pierre Bel m’a fait part de sa décision d’arrêter la présidence du Sénat, ça serait formidable. » Non seulement elle lui donne l’idée de créer un poste mais elle me désigne comme celui qui pourrait l’occuper. C’est anecdotique, car ce n’est pas la raison principale de la création de cette fonction, mais c’est ainsi que cela a été évoqué pour la première fois. François Hollande, en raison de son appétence pour les questions internationales, avait envie de se rapprocher de ces sujets et il a forcément le souvenir du voyage du Général, mais aussi davantage celui de Mitterrand, perpétué par un grand nombre de personnalités de la gauche française comme Régis Debray ou d’autres qui l’ont amené à renouer avec cette région. Au-delà de son lien personnel avec l’Amérique latine, il connaissait mon intérêt pour la zone. Il y a eu alors une sorte de conjonction qui tombait bien. Par le passé, il y avait eu un précédent qui n’était pas exactement le même, mais qui s’en rapprochait, en la personne d’Antoine Blanca qui était envoyé du Premier ministre Pierre Mauroy. Il y a une forme de continuité donc pour un président de gauche à se rapprocher de l’Amérique latine au travers d’une personnalité dont le rôle serait de rapprocher nos deux cultures.

CB : En quoi consistaient vos missions ? Comment définissiez-vous les priorités de ce travail diplomatique ?

Il y avait deux préoccupations majeures. La première, c’était de faire en sorte que la France soit présente dans ces pays d’une manière privilégiée et donc que je puisse, en tant qu’ancien président du Sénat puis en tant qu’envoyé personnel, représenter le président de la République française dans des moments importants. C’est ainsi que j’ai participé à de nombreuses investitures de nouveaux présidents, à titre d’exemple je citerai le Mexique avec Enrique Peña Nieto, la Bolivie avec Evo Morales, l’Uruguay avec Tavaré Vasquez, l’Argentine avec Mauricio Macri. J’ai aussi pu représenter la France chaque fois que c’était nécessaire. J’étais à la disposition de nos ambassadeurs en poste en Amérique latine chaque fois que cela était utile pour la France. Au total, j’ai visité ainsi 30 pays, toujours dans l’objectif de soutenir les intérêts français. J’ai ainsi accompagné les entreprises françaises chaque fois que cela était nécessaire, comme à Kingston en Jamaïque pour ouvrir les portes de la présidence à CMA CGM pour le marché du port de la capitale. Nous étions dans l’ère de la diplomatie économique. C’était un aspect important de notre diplomatie qui a été voulu par Laurent Fabius. J’y ai pris toute ma part. J’ai également pu représenter notre pays pendant de grands événements comme lors de l’élargissement du canal de Panama ou lors de sommets latino-américains comme celui de l’Alliance du Pacifique.

Ensuite, la seconde préoccupation était d’être à l’écoute de l’Amérique latine en général, ce qui consistait à recevoir dans mon bureau à l’Élysée de nombreux ambassadeurs de la région. Ce rôle était apprécié de la communauté diplomatique latino-américaine qui voyait là un interlocuteur privilégié du président, attentif à leurs préoccupations et disponible. Cette disponibilité était d’ailleurs très appréciée car les ambassadeurs avaient là un relais plus direct avec la présidence et avaient l’assurance que leurs messages étaient communiqués au président de la République. Aujourd’hui encore, nombre d’entre eux ont la nostalgie de cette période où ils avaient un bureau d’entrée à l’Élysée, avec quelqu’un qui était là non seulement à l’occasion de la Semaine de l’Amérique latine – qui était certes un moment important – mais aussi à chaque fois qu’il y avait un invité de marque pour d’abord accueillir puis aussi faire en sorte qu’il soit reçu au plus haut niveau, pour certains par le président, et pour d’autres par le Premier ministre.

Plus concrètement, je m’intéressais à faire le lien, à recevoir les personnalités politiques et diplomatiques, à suivre tous les projets qui pouvaient venir de notre pays en direction de l’Amérique latine, que ce soit sur des enjeux économiques, culturels, ou autres.

FL : De quelle manière vous insériez-vous dans la diplomatie économique française ?

Mon rôle pourrait s’apparenter, d’une certaine manière, à celui d’un facilitateur. Je me devais d’être à l’écoute des besoins de nos postes diplomatiques en Amérique latine. Souvent, les ambassadeurs me préparaient un programme de visite, ce qui était utile dans les pays qui présentaient un déficit de visites officielles comme le Paraguay.

C’est pourquoi le fait qu’un envoyé personnel du président de la République, ancien président du Sénat, numéro 2 de l’État, se rende dans un pays, était un avantage évident. Cela n’a jamais été fait avant et cela a permis à la France d’avoir une présence bien plus importante dans la région.

C’est pour cela que je n’ai toujours pas digéré certaines critiques qui se résument à dire que, de Pompidou à Macron, l’Amérique latine n’a pas été considérée. C’est méconnaître l’action de la France sous François Hollande durant son quinquennat. Je ne vais pas citer ici tous les voyages du président, ni ceux du Premier ministre et des ministres dans la zone mais ils sont nombreux, bien plus nombreux que cela a bien pu être dit.

FL : Donc il y a une véritable volonté de la part du président Hollande de projeter la France en Amérique latine par votre nomination mais au-delà de celle-ci, quelle était sa vision des relations avec cette zone ?

Je pense que nous étions dans une période internationale très compliquée avec la suite des Printemps arabes, la situation en Libye, en Irak, en Syrie et en Égypte. Très logiquement, l’une des premières préoccupations françaises en termes diplomatiques est le bassin méditerranéen. L’Afrique représente également un sujet très complexe et, dans le fond, je crois que le président Hollande, du point de vue international, a cherché à élargir l’horizon. Bien sûr, on ne peut pas comparer la relation que nous avons avec les pays du Maghreb avec celle qui est la nôtre vis-à-vis de l’Amérique latine mais ouvrir l’horizon, cela veut dire retrouver aussi la trace de l’influence française dans d’autres pays et se souvenir que, si nous avons été présents en Afrique, dans le Maghreb et ailleurs, nous l’avons été aussi en Amérique latine. Lorsque j’ai voyagé, que j’ai rencontré tous ces chefs d’État dans tous ces pays et, au-delà des chefs d’État de ces pays, les populations, je me suis rendu compte que souvent la France avait une certaine image, que les pays, les citoyens de ces pays, connaissaient la France et que pour certains, c’étaient des relations extrêmement proches. On oublie trop souvent l’importance de la France dans certains pays, comme en Uruguay où au XIXe siècle quasiment un tiers de sa population était d’origine française. Quand on connaît l’influence des philosophes des Lumières dans la plupart de ces pays, quand on sait que les constitutions de beaucoup d’entre eux se sont inspirées de la Révolution française, de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, on se sent presque une responsabilité vis-à-vis de ces pays pour ne pas laisser dépérir cet héritage qui est un atout pour la France. Se détourner de l’Amérique latine, c’est tourner le dos à ce qui a été l’histoire de ces pays, ce qui a été l’histoire de notre propre pays, la France, qui est totalement imbriquée à la leur. Donc il faut se réapproprier cette histoire qui est la leur mais qui est aussi la nôtre, et créer des liens avec l’Amérique latine, c’est aussi un peu assumer cette histoire.

FL : Quelle a été la réception en Amérique latine de votre nomination et de cette projection française réaffirmée vers cette zone ?

C’est difficile à dire pour moi parce que cela serait considéré comme de l’autosatisfaction mais ma nomination a eu un écho important. La preuve : à chaque fois, c’est au plus haut niveau de tous ces États que j’ai été reçu.

Le geste du président Hollande de nommer comme envoyé personnel un de ses plus proches, qui plus est ancien président du Sénat, a été très bien reçu. En Amérique latine, la dimension personnelle des rapports entre les personnes, la relation de confiance entre les individus, même s’ils sont des personnalités, même s’ils sont des chefs d’État, sont très fortes. Par cette nomination, on a touché droit au cœur. J’ai d’ailleurs reçu de nombreuses marques de reconnaissance et j’ai été décoré par plusieurs pays. Les ambassadeurs latino-américains à Paris ont même tenu à organiser une cérémonie, en présence du président de la République, durant laquelle ils m’ont remis une sorte de trophée qu’ils avaient tous signé, témoignant ainsi leur remerciement au président Hollande et à moi-même pour ce que nous avions fait. Je pense que c’est encore présent dans les souvenirs, dans la conscience des Latino-Américains qui se trouvent à Paris.

CB : Vous aviez, en tant que président du Sénat, commencé à tisser ces liens, vous aviez réalisé quelques voyages, vous aviez déjà eu des contacts…

Oui, c’est ce qui explique que nous avions créé la Journée de l’Amérique latine au Sénat. Je n’étais pas encore président de la chambre haute, c’était juste avant, mais j’avais été en tout cas acteur de cette idée de créer une Journée de l’Amérique latine qui, tous les ans, réunissait tous les Latino-Américains. À ce titre, nous avions donc déjà travaillé au renforcement de cette relation. Lorsque j’étais sénateur, je n’ai pas tellement fait de voyages. Mais cela a changé une fois devenu président du Sénat sans que cela ne m’ait conduit à privilégier une région du globe à une autre. Néanmoins, ces voyages étaient suffisants pour me permettre de mieux connaître un territoire pour lequel, de toute façon, j’avais un véritable tropisme.

FL : Quels ont été les moments clefs de votre mission ?

Tous les voyages ont été, d’une certaine manière, uniques, et je ne voudrais pas que certains pays se sentent minorés, mais j’ai senti qu’il y avait deux moments importants qui montraient que nous franchissions une étape diplomatique importante avec François Hollande.

Le premier, c’est au moment de la visite au Mexique pour l’investiture de Enrique Peña Nieto et que, lors d’un tête-à-tête avec lui, par une discussion personnelle en espagnol, nous soldons l’affaire Florence Cassez, affaire qui était une épine dans le pied de nos relations bilatérales depuis trop longtemps. C’est un moment fort car le Mexique n’est pas n’importe quel pays. Alors qu’il est tout juste investi président de la République, Enrique Peña Nieto me reçoit pendant une heure et demie alors qu’il est président depuis quelques heures à peine. Je n’imagine pas la même chose en France. Il y avait d’autres chefs d’État, et notamment beaucoup de chefs d’État latino-américains mais, côté européen, peut-être étais-je l’un des plus visibles.

Ensuite, le second temps fort, c’est la visite d’État de François Hollande à Cuba. C’est un moment historique : c’est la première visite d’un chef d’État européen depuis pratiquement un siècle, laquelle a donné lieu à la visite de Raúl Castro en janvier 2016 en France. Donc pourquoi c’est important ? Pourquoi c’est historique ? Parce que dans cette période-là et pour beaucoup de pays, Cuba était un peu la porte d’entrée sur l’Amérique latine donc, même s’il y a eu des alternances qui ont changé un petit peu la donne au niveau latino-américain aujourd’hui, à cette époque-là pour tous les pays, quelle que soit leur sensibilité, le fait que la France s’intéresse à Cuba voulait dire que la France s’intéressait à l’Amérique latine.

CB : Avez-vous connu des moments plus sensibles, des moments de tensions ? Quid de l’affaire du vol de l’avion d’Evo Morales et des déclarations du ministre des Outre-Mer, Victorin Lurel, lors des funérailles d’Hugo Chávez ? Comment avez-vous perçu ces moments politiques, parfois présentés dans la presse comme des tâtonnements de la diplomatie française en Amérique latine ?

Les deux événements que vous mentionnez sont très différents. Le premier a été ressenti comme une humiliation d’un chef d’État latino-américain, qui plus est un Aymara de Bolivie ; c’était un symbole. Nous avons rapidement compris qu’une erreur avait été commise. Le président de la République, je peux vous le dire maintenant, n’avait aucune responsabilité dans cette décision : il n’a pas été informé en temps et en heure des dispositions qui ont été prises, ce qui l’a rendu très furieux. On a essayé de rattraper les choses rapidement. Le président Morales a compris l’état d’esprit de François Hollande qui l’a eu au téléphone ce soir-là. Ce dernier, à l’époque j’étais toujours président du Sénat, m’a demandé si j’étais prêt à me rendre à La Paz pour présenter des excuses et ces démarches ont été bien reçues, contrairement à ce qu’on fait les Espagnols qui ont campé sur leurs positions, ce qui a provoqué une détérioration de leurs relations. Ce lien des États latino-américains avec ce qu’on appelait autrefois la « Madre Patria », la Mère Patrie, n’est pas toujours au beau fixe. Malgré les « incidents » liés à l’interdiction du survol du territoire français par l’avion du président bolivien Evo Morales, celui-ci n’en tiendra pas rigueur à la France et à François Hollande. Il lui a même dit, devant moi sous forme de boutade, que si celui-ci se représentait devant les Français, il voterait pour lui. Aux cérémonies faisant suite à la réélection de Morales, j’ai représenté le gouvernement français. En ce sens, j’étais le plus haut dignitaire européen avec le président des Cortes espagnoles. J’ai alors eu un échange avec Evo Morales : il se souvenait avoir lu que j’avais accroché une photo du Che dans ma chambre d’étudiant et m’a rappelé cette anecdote à ce moment-là.

Le second, la déclaration de Victorin Lurel, était, au contraire, tellement dithyrambique par rapport à Hugo Chávez que cela a été considéré comme quelque chose d’un peu curieux. Il y a eu depuis tellement d’irritants, comme on dit en langage diplomatique, et de sujets sensibles avec le Venezuela que la déclaration de Victorin Lurel n’a pas été un prétexte à une détérioration des relations.

FL : Il y avait aussi du côté latino-américain une conjoncture politique plutôt favorable, avec notamment des gouvernements, des hommes d’État progressistes, de gauche, de centre-gauche, qui étaient plus proches du positionnement politique de François Hollande. Est-ce-que cette situation a pu aider ? Est-ce-que cela a pu peser, faciliter les relations ? Peut-on parler d’une sorte d’alignement des planètes ?

Il faudrait interroger François Hollande qui, à mon avis, répondrait qu’il a des relations avec des États et non avec des gouvernements car le plus important est de favoriser autant les relations bilatérales que celles avec l’ensemble du continent.

Néanmoins, il est clair que lorsqu’on est issu de la gauche et du Parti socialiste, on a une sensibilité plus forte pour l’Amérique latine. Lorsque nous avons fait le voyage au Chili, nous avons visité le musée des victimes du coup d’État de Pinochet. Naturellement la visite, réalisée avec Michelle Bachelet, Isabelle Allende et François Hollande, a sans doute été plus forte en émotions en raison du contexte, même si la solidarité qui a été témoignée à cette époque-là avec les Chiliens qui avaient à subir une dictature n’a pas été l’apanage ou le monopole de la gauche. Il y a eu également des personnalités de droite en France qui ont dénoncé les actes de ces dictatures.

Cette gauche peut être inspirante, certes il n’existe pas de modèle à calquer sur le nôtre, mais je crois sincèrement que la social-démocratie européenne peut rebondir, peut essayer de reconstituer un corpus idéologique, en apprenant des expériences latino-américaines et en s’inspirant de ces forces de gauche.

FL : Quelle était votre relation, ou du moins peut-être la relation de la France avec les autres pays présents dans la région : l’Espagne, les États-Unis et la Chine qui, sur ces dernières années, est devenue un partenaire incontournable ?

Pour ma part, en tant que représentant personnel du président, je m’occupais exclusivement des relations de la France avec l’Amérique latine. Les relations que j’ai pu avoir avec les États-Unis, la Chine et l’Espagne sont des relations que j’ai eues dans le cadre de mes fonctions officielles de président du Sénat. J’ai rencontré des responsables états-uniens, j’ai réalisé des visites officielles à Washington DC, en Espagne, je suis allé en Chine et j’ai reçu le président chinois comme le roi d’Espagne au Sénat.

Mais j’ai pu constater les réactions de certains États à la suite des diverses initiatives de la France en Amérique latine. Les Espagnols, par exemple, ont été très surpris de voir que la France prenait pied à Cuba et ont craint pour leur influence.

S’agissant des États-Unis, je n’ai rien à dire car pour moi, la marque d’une politique étrangère française, c’est l’indépendance et la souveraineté. Des désaccords peuvent exister même si on est un pays allié.

Pour la Chine, nous avons analysé comment elle procédait pour s’implanter dans un certain nombre de pays. Dans un premier temps, la zone disons d’influence chinoise était plutôt dans le sud de cet hémisphère, pays du Cône Sud, les États-Unis étant plus directement liés à la partie nord de la région, en Amérique centrale et en-dessous. Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait vrai et on voit bien au travers de la théorisation des routes de la soie ce que les Chinois essayent de faire. Il faut militer pour une concurrence normale pour les investissements étrangers et notamment pour les investissements français dans cette région du monde. Il est nécessaire de veiller à ce qu’on puisse lutter à armes égales, c’est tout.

CB : Quelle a été votre articulation avec les autres administrations françaises présentes en Amérique latine, à savoir le Quai d’Orsay [ministère des Affaires étrangères], Bercy [ministère de l’Économie et des Finances] et l’Agence française de développement (AFD) ?

J’ai eu d’excellentes relations avec le Quai d’Orsay. J’étais en contact direct et permanent avec toute l’équipe de la Direction des Amériques qui, au Quai d’Orsay, est chargée de ces pays. Il en était de même avec ses différents ministres, Laurent Fabius puis Jean-Marc Ayrault. Je n’ai eu aucun souci et c’est presque difficile à croire tellement ça paraît formidable de dire qu’on était dans une situation idéale. Nos ambassadeurs dans les pays d’Amérique latine ont, je crois, pu le constater car ils ont tous donné un avis très positif. Tous les ans, il y a la conférence qui réunit tous les ambassadeurs en Amérique latine et, à chaque fois, le travail que je faisais avec eux a été cité de manière très positive, ce qui n’était pas du tout acquis. Au départ, j’avais un peu peur d‘être un éléphant dans un magasin de porcelaine mais ça s’est finalement très bien passé.

Pour l’AFD, c’est pareil. Je l’ai découverte dans ce cadre-là. C’est une agence qui me paraît extrêmement efficace, qui fait un grand travail. Ensemble, nous avons poursuivi son implantation en Amérique latine en ouvrant des bureaux qui constituent aujourd’hui des exemples en Équateur, à Cuba, en Bolivie, en Argentine et au Pérou.

Avec Bercy, je n’avais pas forcément de liens directs puisque c’était le ministère des Affaires étrangères qui s’en chargeait. Cela a été plus compliqué au moment des Panama Papers, car même si on souhaitait être intransigeant, on avait en même temps la volonté de ne pas casser tous les liens avec ce pays, justement pour permettre de progresser dans le sens de la transparence mais aussi pour défendre ce que nous représentions dans cet État. Je me suis donc retrouvé coincé entre les préoccupations de Bercy et celles du Quai d’Orsay, ce qui n’était pas toujours facile. Mais sur un dossier comme la résolution de la dette cubaine auprès du Club de Paris, puisque le directeur général du Trésor présidait le Club de Paris, nous avons travaillé ensemble dans le même sens et cela a été un beau succès.

CB : Entre les deux ministres des Affaires étrangères, Laurent Fabius et Jean-Marc Ayrault, est-ce qu’il y a eu un changement de politique ?

Très honnêtement, je n’ai pas vu de changement significatif. L’équipe de la Direction des Amériques du Quai d’Orsay est restée la même et nous avions le même enthousiasme. Les voyages présidentiels sous Laurent Fabius comme sous Jean-Marc Ayrault se sont poursuivis à un rythme assez soutenu.

FL : Quel était votre mode de fonctionnement avec François Hollande ?

Notre mode de fonctionnement était informel et j’allais le voir quand je le souhaitais. Il suffisait que je le prévienne, bien sûr. J’ai dû le voir une fois par semaine et, dans les moments plus creux, tous les quinze jours. Nos rencontres étaient très régulières car il suivait avec attention tous les dossiers latino-américains et je lui faisais des comptes-rendus très précis de mes actions.

CB : Le succès de la COP21 doit beaucoup à celui de la COP20, organisée au Pérou. Quelle a été votre place dans ce dispositif ?

Dans mes voyages, j’abordais à chaque fois un certain nombre de points et, systématiquement, il y avait la préparation de la COP21. Pour le Pérou plus particulièrement, j’ai suivi de près les relations avec ce pays, notamment à cette époque-là avec le président Ollanta Humala. C’était quelque chose de compliqué, parce que les affaires internes au Pérou sont très complexes et souvent perturbées par des problèmes familiaux ou liés à la corruption. Il a donc fallu faire en sorte que tous ces sujets ne polluent pas nos relations bilatérales et n’aient aucun impact sur les négociations relatives à la COP21. Il s’agissait d’un rôle très relationnel et diplomatique.

Nous pouvions compter également sur l’action de Jean Mendelson, ambassadeur COP21 pour l’Amérique latine, à qui il incombait la responsabilité de faire le tour de ces pays pour s’assurer qu’ils iraient dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens de la réussite de la COP21 à Paris.

CB : Le poste d’envoyé personnel pour l’Amérique latine n’a pas été renouvelé sous la présidence d’Emmanuel Macron, savez-vous pourquoi ?

Non. Je ne peux qu’envisager quelques hypothèses. Soit sur le principe, il y a un désaccord sur le fait d’avoir ainsi des postes un peu spécifiques pour certaines régions et des réticences à déléguer. La méthode de présider est différente, au niveau de la présidence comme du gouvernement. Soit l’Amérique latine n’est peut-être plus une priorité, compte tenu d’un contexte différent, ce que je peux tout à fait comprendre, il suffit de le dire.

CB : Le général de Gaulle a réalisé des voyages au Mexique et en Amérique du Sud qui sont restés dans les mémoires. François Mitterrand a lui aussi cherché à porter un regard particulier vers la zone. Quelles références historiques aviez-vous en tête lors de vos missions ?

J’étais autant inspiré par le voyage du général de Gaulle que par l’époque mitterrandienne, surtout par la manière dont nous avions aidé les pays en proie à la dictature. Vous savez, j’ai toujours été très attiré par l’Amérique latine dans son ensemble, sa culture. J’ai vécu tous les combats contre les dictatures de manière très directe, très proche et très militante même, mais je n’étais pas tous les matins en train de me dire « on va se mettre dans les pas de François Mitterrand ».

Je me sentais plutôt inspiré d’être le représentant de cette France qu’ils continuent à regarder comme l’héritière de Victor Hugo et de la Révolution.

FL : S’agissant de la Guyane, de quelle manière cet ancrage territorial, cette présence géographique a pu permettre de faciliter votre action dans la zone ?

D’une certaine manière, nous sommes un pays d’Amérique du Sud par la Guyane. Mais aujourd’hui, ces relations restent à développer. Dans la politique de François Hollande, il y avait un souhait fort de faire en sorte que nos Outre-Mer, la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique, etc., soient dans une relation particulière avec les pays latino-américains et notamment les Caraïbes, qu’ils soient une sorte de vitrine de la France dans cette région et qu’ils permettent de faciliter la relation bilatérale.

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