Dans le cadre d’un entretien avec Christophe Bieber et Florian Lafarge, l’ancien président de la République François Hollande évoque son rapport avec l’Amérique latine et revient particulièrement sur les relations diplomatiques qu’il a voulu mettre en place au cours de son mandat.
Monsieur le président, à titre personnel, quelle est votre relation, quel est votre lien avec l’Amérique latine ?
François Hollande : Comme étudiant, je n’avais pas eu de relations particulières même si la période pendant laquelle je faisais mon parcours universitaire était particulièrement dense en Amérique latine puisqu’il y avait eu le coup d’État au Chili, le 11 septembre 1973, qui avait profondément marqué les esprits puisque c’était une période où la gauche française regardait l’Unité populaire comme un exemple et aussi comme un risque – ce qui, hélas, fut avéré. J’avais aussi pour les pays qui connaissaient des dictatures, le Brésil, l’Argentine, une vigilance militante. C’était l’époque où Marcel Niedergang avait écrit un livre sur les Amériques latines et où était mis en évidence le rôle de la CIA et d’United Fruit Company dans la déstabilisation du continent. Le temps a passé et, quand je suis devenu premier secrétaire du PS dans les années 2000, les réunions de Porto Alegre m’avaient conduit à me rendre au Brésil où j’y avais rencontré Lula et où nous avions noué des relations de sympathie. Lula était même venu participer à la campagne de Lionel Jospin en 2002. J’y suis retourné, lorsqu’il était président du Brésil, pour mieux connaître ce qu’il avait engagé pour son pays. Devenu président en 2012 avec Jean-Pierre Bel comme président du Sénat, puis comme conseiller auprès de moi, nous avons voulu nouer une relation durable entre la France et l’Amérique latine. À l’initiative du Sénat, des Semaines de l’Amérique latine ont été organisées, et j’ai pris l’initiative de rencontrer des présidents progressistes comme Evo Morales et Rafael Correa. Enfin, j’ai fait un déplacement qui a marqué les esprits, à Cuba, où c’était la première fois qu’un président de la République française allait en visite d’État, dans un contexte où l’administration Obama se préparait à des gestes à l’égard de ce pays. Enfin, un voyage qui m’a plus particulièrement marqué, c’est celui en Colombie parce que la France a accompagné le processus de paix avec les FARC et le président Santos avait exprimé sa reconnaissance à notre égard.
Votre politique étrangère a été marquée par un regain d’intérêt pour cette région : pourquoi, pour quelles raisons et quelles finalités ? Quelles étaient vos intentions ?
Durant mon mandat, plusieurs pays voulaient se départir d’une relation exclusive avec les États-Unis, sans être en antagonisme avec l’Occident ; la France représentait finalement un bon partenariat. J’ai saisi cette opportunité. Sur le plan économique, un grand nombre d’entreprises françaises étaient intéressées par des investissements au Mexique, au Brésil, en Argentine, en Colombie et au Pérou. Je voulais accompagner ce mouvement. J’avais aussi des relations personnelles avec la présidente Bachelet au Chili. Mais à partir de 2015, la gauche latino-américaine a connu une succession de défaites au Chili, en Colombie, d’une certaine façon aussi en Équateur et puis pour finir au Brésil.
On a souvent en tête les séjours du Général de Gaulle en Amérique latine en 1964, les différents voyages de François Mitterrand et notamment le discours dit de Cancun. Dans la construction de ces relations internationales avec l’Amérique latine, quelles ont été vos sources d’inspiration, françaises ou étrangères ?
Oui, un président ne peut plus faire les longs voyages que de Gaulle et Mitterrand avaient pu effectuer, des séjours de plusieurs semaines. Pour de Gaulle, il était très important de dire à l’Amérique latine qu’elle pouvait vivre sans les États-Unis, ou même parfois contre les États-Unis. Mitterrand voulait montrer qu’il ouvrait une relation nouvelle avec les pays émergents et donc avec l’Amérique latine. Je n’étais pas dans cette recherche d’épreuve de force. J’étais plutôt dans une position où je pouvais parler et aux uns et aux autres, et être utile, y compris pour permettre à Cuba de revenir dans le jeu international et à la Colombie de connaître la paix. Je sentais bien qu’au Brésil c’était plus difficile, parce que les tensions internes étaient fortes. Je tenais à montrer ma solidarité à l’égard de Dilma Rousseff après Lula. D’autant que la France dispose, avec la Guyane, de sa plus longue frontière avec le Brésil. La France est non seulement un pays caribéen mais également latino-américain.
La nomination de Jean-Pierre Bel comme votre envoyé personnel pour l’Amérique latine a été assez inédite. Pourquoi un tel poste et pourquoi Jean-Pierre Bel ?
Jean-Pierre Bel a toujours entretenu des relations amicales et suivies avec l’Amérique latine, pas simplement avec Cuba, mais aussi avec la République dominicaine, le Brésil, la Bolivie. Je l’ai donc placé auprès de moi comme représentant personnel. Il pouvait aller là où je ne pouvais me rendre, montrer la présence de la France dans un certain nombre de cérémonies, de dévolution du pouvoir ou de manifestations symboliques.
Quel bilan dressez-vous de votre action en Amérique latine ?
Lorsque j’arrive en 2012, la France, pour de multiples raisons, est fâchée avec le Mexique – avec l’affaire Florence Cassez –, avec l’Argentine, à cause de plusieurs contentieux commerciaux, et c’est compliqué aussi avec la Bolivie ou l’Équateur. Certes, Nicolas Sarkozy avait de bons rapports personnels avec Lula mais il s’était engagé beaucoup trop loin sur la question des Rafales, ce qui avait conduit à l’échec. J’avais donc à cautériser les plaies de cette négociation. Je devais montrer l’intérêt de la France pour l’Amérique latine et comment elle pouvait être utile à la résolution d’un certain nombre de problèmes économiques ou politiques.
Quel(s) héritage(s) de votre action et quelle(s) continuité(s) observez-vous actuellement ?
Je note une moindre attention vis-à-vis de l’Amérique latine mais la situation politique d’un certain nombre de pays n’y incite pas. La France s’est impliquée au Venezuela en dénonçant ce qui s’y produisait, mais sans pouvoir favoriser une solution. Avec le Brésil de Bolsonaro, les relations sont à l’arrêt. Avec le Mexique, la France reste un bon partenaire, mais dans l’ombre.
Quel(s) serai(en)t votre ou vos meilleur(s) moment(s) avec l’Amérique latine ?
Il y a deux moments qui m’ont particulièrement marqué : ma visite en Colombie et mon déplacement dans une zone de démilitarisation où, avec le président colombien, nous avons dialogué avec des responsables des FARC, dans la forêt. Quand on se souvient de ce qu’a été la question des otages, c’était inimaginable à concevoir quelques années plus tôt. Le deuxième moment fort est ma rencontre avec Fidel Castro à Cuba. Je voulais que la France puisse montrer qu’elle participait à l’ouverture de Cuba, à sa reconnaissance comme pays qui voulait véritablement en terminer avec l’esprit de la Guerre froide qui l’avait tellement affaibli. Avec l’Argentine, aucune initiative n’a été prise.
Lorsque l’on connaît le rôle joué par le Pérou ainsi que Cuba dans le dossier de la COP20, quelle place a joué celle-ci dans vos relations avec l’Amérique latine ?
J’ai une grande reconnaissance à l’égard de ce qu’a fait le Pérou car c’est la COP20 qui a préparé la COP21 et c’est autant le succès de Lima que celui de Paris. Et Cuba nous a aidés, parce qu’il y avait certains pays qui étaient réticents : le Venezuela, le Nicaragua.
Vous semblez aussi avoir un lien particulier avec la Maison de l’Amérique latine.
Oui, c’est un attachement qui remonte à loin, quand j’étais chargé de mission à l’Élysée en 1982. Un jour, Régis Debray me confie que François Mitterrand voudrait trouver une solution durable pour la Maison de l’Amérique latine, qui était une association dirigée par le Comte de Billy, une personnalité assez étonnante car éminemment cultivée et symbole d’un monde brillant qui s’éteignait. Cette maison était en grande difficulté financière et comme j’étais conseiller à la Cour des comptes, j’avais été mandaté pour essayer de redresser cet établissement. Cela m’a pris un an ou deux et ça m’a permis de connaître davantage l’Amérique latine, puisque tous les ambassadeurs y siègent.
Vous avez évoqué précédemment l’Unité populaire au Chili et Cuba. Que représente l’Amérique latine pour un socialiste et le Parti socialiste ?
Oui, la gauche française dans les années 1970 ou 1980 était sous l’influence du mouvement d’émancipation, même si c’étaient des mythes qui ne se sont pas forcément traduits par des progrès démocratiques. J’ai donc baigné dans cette ambiance mais en étant toujours à distance. En revanche, j’ai vu la montée des forces socialistes et sociales-démocrates dans ces pays-là. On en avait terminé avec le langage révolutionnaire. Ainsi en Uruguay, c’était un ancien Tupamaros qui était devenu président.
Donc, ces premiers contacts commencent lorsque vous êtes premier secrétaire du Parti socialiste.
Oui, j’en avais déjà beaucoup. Je les voyais, ils venaient me voir…
Et vous établissez ces liens avec Lula…
Oui, avec Lula, alors que le Parti des travailleurs n’était pourtant pas dans l’Internationale socialiste.
Vous avez effectué aussi un voyage historique en Haïti.
Oui, et je pense encore à la situation dramatique que vit ce pays.
Quel regard portez-vous justement sur ce voyage et le lien que la France peut avoir avec cette région et Haïti ?
Comme président, je tenais à aller en Haïti après avoir inauguré le mémorial ACTe en Guadeloupe. J’avais fait une déclaration sur la réparation qui avait été trop librement interprétée par une partie des Haïtiens qui attendaient beaucoup de ce voyage. J’avais pris l’engagement que la France puisse, notamment sur la question de l’éducation, apporter davantage à Haïti. J’avais été frappé par la beauté d’Haïti, mais aussi par son dénuement et sa pauvreté extrême dans une partie de l’île où la déforestation fait des ravages.
Malgré la nomination de Jean-Pierre Bel, vous vous êtes déplacé personnellement en ne réalisant pas moins de douze voyages en Amérique latine. Quelle est votre vision de l’Amérique latine ?
Oui, c’est un ensemble qui veut être reconnu comme tel, avec une organisation qui les rassemble tous et demeurent néanmoins des zones géographiques qui ont leurs spécificités. L’Amérique centrale n’est pas l’Amérique du Sud. L’Amérique centrale d’ailleurs où nous avons des positions assez faibles, alors même qu’il y a beaucoup d’intérêts économiques qui sont en jeu notamment au Panama et avec le Costa Rica. C’est vers l’Amérique centrale que j’aurais voulu porter mon intérêt si j’avais poursuivi ma tâche de président.
L’Amérique latine n’est pas un partenaire économique majeur de la France mais vous avez tout de même souhaité y déployer la diplomatie économique. Quel bilan pourriez-vous dresser de cette période ?
Nous avons réussi à établir de bonnes relations avec le Mexique, le Brésil, l’Argentine, la Bolivie, la Colombie et le Pérou. Nous avons beaucoup dynamisé nos échanges et pas simplement dans les biens industriels ou dans le matériel militaire, mais sur les services, le tourisme, la gastronomie, il y a eu énormément de progrès. Il y a une autre dimension qui est la francophonie, car sans vouloir nous substituer à l’espagnol, les langues latines ont un intérêt commun. J’avais voulu répondre à une aspiration forte des latinos pour la langue française, pour notre culture.
Merci beaucoup, monsieur le président, pour vos réponses.
Non, c’est moi qui vous remercie de l’intérêt que vous portez à l’Amérique latine.