Cinq ans après la signature des Accords de paix, la Colombie fait face à une recomposition progressive du conflit. La vague migratoire vénézuélienne vient s’insérer dans ce contexte particulier. Elle représente une opportunité pour certains groupes narcotrafiquants qui cherchent à recruter dans cette population fragile pour répondre à une demande mondiale de cocaïne en constante hausse. Florian Lafarge montre ainsi que la « narcoétatisation » du Venezuela devient un enjeu sécuritaire au Sahel alors que se tourne la page de la mission Barkhane.
En Colombie, coexistent aujourd’hui deux types de crises, l’une visible, et l’autre, silencieuse, qui ne dit pas encore son nom mais qui aura toute son importance dans les années à venir.
La première est bien connue, elle est la traduction d’une tragédie économique, politique et sociale au Venezuela qui a provoqué l’exode de près de 15% de sa population. Avec plus d’1,8 million de Vénézuéliens sur le territoire colombien, la crise migratoire est l’addition d’autant d’histoires malheureuses de personnes contraintes de quitter leur pays pour survivre. En cinq ans de crise, les migrants représentent déjà 3% de la population totale en Colombie et la tendance, sans cesse à la hausse, n’est pas prête à s’inverser.
Avec une amputation de près des trois quarts de son PIB en dix ans, une chute de la production divisée par trois en cinq ans et une hyperinflation continue, le Venezuela n’en finit plus de sombrer dans le marasme économique. L’impact social est tout aussi rude : les services de santé sont insuffisants, les écoles, faute de professeurs, ferment et partout l’État recule. Le symbole le plus fort est la faillite sécuritaire. Issue d’une impunité généralisée, d’une circulation trop importante dans la population d’armes à feu et d’une militarisation des fonctions civiles, elle est devenue le point d’orgue d’un État en déliquescence. Face à cette situation, il ne reste guère comme solution que le départ vers les pays voisins.
En réponse à la crise migratoire, la Colombie a, jusqu’à la veille de la crise liée à la Covid-19, décidé d’accueillir tout Vénézuélien qui souhaiterait s’installer sur son sol avant de fermer les frontières. Or, elle poursuit cette ambitieuse politique d’intégration alors qu’elle doit déjà faire face à l’impérieuse question de l’application des accords de paix signés avec les FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple). Car cette solidarité avec la population vénézuélienne a un coût économique très élevé qui vient s’ajouter aux dépenses prévues initialement dans le budget national. Les besoins à couvrir sont nombreux pour éviter la saturation des services publics colombiens particulièrement (sur)sollicités.
L’utilisation de la vague migratoire par les narcotrafiquants participe à la réactivation d’un conflit en recomposition
La deuxième crise est encore peu visible et largement sous-estimée mais est le résultat de l’addition de deux fragilités, l’une structurelle – les conflits armés et la violence – et l’autre conjoncturelle – la migration.
Les régions frontalières de la Colombie, véritables couloirs du trafic de cocaïne, présentent un intérêt stratégique majeur pour les différents groupes narcotrafiquants colombiens. La nature ayant horreur du vide, la démobilisation des FARC a laissé le champ libre à d’autres groupes armés qui luttent désormais pour le contrôle de ces couloirs de la drogue. Une recomposition du conflit colombien a donc bien lieu actuellement et n’est finalement que le corollaire d’une demande occidentale en poudre blanche qui n’en finit plus de grimper. Pour répondre à cette demande, et dopés par la fermeture de la frontière, les groupes criminels recrutent à tour de bras dans les champs de coca des cultivateurs, dans les mines, dans les rangs des soldats ou dans les réseaux de petite criminalité notamment ceux de la prostitution. La vague migratoire vient, bien malgré elle, se greffer à ce contexte particulier.
Une certaine spécialisation semble par endroit s’opérer. Les Vénézuéliens seraient reconnus par ces groupes pour leur expérience dans l’extraction minière en milieu amazonien. La croissance de ces mines illégales en Colombie ne doit par ailleurs rien au hasard : l’or est une valeur refuge pour tout le monde, y compris pour les narcotrafiquants qui l’utilisent pour blanchir l’argent de la drogue. Poudre d’or et poudre blanche se mélangent, l’une justifiant le commerce de l’autre, avec des conséquences écologiques désastreuses.
En tout état de cause, l’absence de perspectives économiques des migrants vénézuéliens, leur volonté de s’installer au plus près du Venezuela, au risque de vivre dans une zone de conflit, font d’eux des proies faciles. Une part de cette vague migratoire, aussi minime soit-elle, intègre donc par la force ou par réflexe de survie ces groupes armés, grossit leurs rangs et par effet ricochet participe à la réactivation du conflit colombien.
Pire, l’action des groupes narcotrafiquants déborde amplement au Venezuela dont l’économie s’effondre chaque jour un peu plus. Une narco-économie prend peu à peu le relais d’un État failli et permet aux militaires vénézuéliens de boucler leurs fins de mois, profitant de leur position pour s’assurer l’impunité. Une part importante de la drogue colombienne traverse aujourd’hui la Colombie pour rejoindre le Venezuela, non pas pour une consommation locale – la population est dépourvue de tout pouvoir d’achat – mais pour gagner l’Europe, tout en offrant au Venezuela les devises que le pays n’obtient plus par le pétrole.
« La cocaïne n’a pas de couleur »
Cette situation a des conséquences imprévues. En effet, l’utilisation du Venezuela comme plaque tournante de la cocaïne a des conséquences directes pour la France à l’heure où est envisagée la fin de l’opération Barkhane. Une large part de cette drogue a pour destination finale le continent européen, notamment le marché français. Elle est aujourd’hui acheminée via le 10e parallèle par bateau, en traversant les pays du Golfe de Guinée puis ceux du Sahel. Les narcotrafiquants profitent ainsi de la porosité d’une région où l’État est inexistant, où la population en mal d’avenir voit le trafic de drogue comme une opportunité. La drogue est ainsi acheminée par le truchement de groupes terroristes qui contrôlent des frontières inexistantes, poussés dans leur volonté de précipiter l’Occident dans la décadence et par la nécessité de financer leurs guerres. Le terroriste se mue aisément en narcotrafiquant dès lors que ce commerce lucratif lui permet d’acheter son arsenal de guerre. La cocaïne n’a pas de couleur, du rouge des dissidents FARC au drapeau noir du djihadisme, elle a la capacité de financer les causes de n’importe quel groupe armé.
L’heure n’est plus à la vision candide de la paix en Colombie. La paix avec les FARC-EP n’a jamais signifié la pacification de l’ensemble du territoire. Elle n’a pas été non plus le point de départ d’une baisse de la production de cocaïne. Certes, la Colombie a exercé une pression très forte sur le narcotrafic mais celui-ci, tel un ballon de baudruche, se déforme et s’adapte, débordant sur les zones fragiles, cherchant coûte que coûte le meilleur moyen d’exporter la cocaïne.
De la Colombie au Venezuela, du Venezuela au Sahel, du Sahel à l’Europe, la cocaïne devient un enjeu sécuritaire partagé, il en va aussi de l’assèchement des groupes terroristes. Un retrait précipité de nos forces armées ne ferait qu’augmenter le risque d’un renforcement des groupes terroristes et d’une narco-corruption bien plus profonde dans les pays du Sahel.