Les élections législatives des 12 et 19 juin prochain apparaissent d’emblée très nationalisées. Pour l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, Émeric Bréhier et Sébastien Roy examinent les conséquences d’une forte dissociation entre scène politique nationale et scène politique locale pour les législatives.
L’élection présidentielle a rendu son verdict. Au-delà de son résultat direct, le nouveau mandat confié au président de la République sortant, ce rendez-vous électoral soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Pis, les quelques éléments qui sont confirmés à l’issue de ce round électoral soulèvent à leur tour de nombreuses interrogations. Abordons quelques-uns d’entre eux.
2017, 2019, 2020, 2021, 2022, deux scènes pour une pièce en cinq actes
Premier constat, cruel et essentiel pour la suite : les scènes politiques locales et nationale sont bel et bien, à ce stade, disjointes. Nous l’écrivions1Voir Émeric Bréhier, Sébastien Roy, Municipales : décryptage d’une élection à rallonge, Fondation Jean-Jaurès, 12 juillet 2020. à l’occasion des dernières élections municipales et le réitérerions lors des départementales et régionales. Ceci est confirmé, et de quelle manière ! Ainsi, les trois candidats arrivés en tête, rassemblant près de trois quarts des suffrages exprimés le 10 avril dernier, sont soutenus par des partis – ou plutôt des mouvements – politiques dont la faiblesse de l’assise territoriale est désormais soulignée par toutes et tous.
Déjà en juin 2020, puis au printemps 2021, avait été relevée cette disjonction entre des résultats ayant permis aux forces politiques traditionnelles de conserver des ancrages territoriaux remarquables : Les Républicains, tout en perdant Bordeaux et Marseille n’avaient cédé que peu de villes conquises en 2014 ; le Parti socialiste avait sauvé ce qu’il n’avait pas perdu six ans plus tôt et était même parvenu à connaître de beaux succès municipaux ; quant aux départementales et régionales, elles avaient été marquées par une remarquable stabilité des exécutifs, quand bien même la représentation en termes d’élus au sein des nouvelles majorités s’était singulièrement affranchie des étiquettes partisanes. À l’inverse, si le RN avait conservé ses mairies (sauf celle de Mantes-la-Ville) et connu un succès symboliquement important à Perpignan, sa stratégie municipale avait été un échec. De même, aux départementales et aux régionales, les succès n’avaient pas été au rendez-vous, ce qui conduisit même à une diminution réelle du nombre d’élus, non sans conséquence sur la recherche de parrainages pour l’élection présidentielle. Quant à La France insoumise, tout le monde se souvient que le manque de clarté de ses choix d’alliances lors de ces trois scrutins avait conduit à une incapacité à transformer localement les bons résultats de la présidentielle de 2017. Enfin, La République en marche n’est jamais parvenue à assumer une stratégie du « coucou » et n’a pas été en mesure d’accroître singulièrement ses places fortes locales, nonobstant celles héritées de forces ou de personnels politiques ayant rejoint l’aventure « macronienne », et en avaient même perdu quelques-unes, et non des moindres comme Lyon, Besançon ou Strasbourg. Lorsque les trois absents des collectivités territoriales recueillent près de 75% des suffrages, les deux plus grands pourvoyeurs d’élus locaux n’en rassemblent que 6,53%.
Bien évidemment, jamais il n’exista une complète homothétie entre les deux scènes politiques. Il y eut toujours des divergences, des flux et des reflux, des moments d’ascension et d’autres d’affaissement. Pour autant, depuis la mise en place progressive à partir du congrès d’Épinay de la stratégie d’Union (compétitive) de la gauche qui provoqua en retour, les deux s’alimentant, l’alliance du RPR et de l’UDF, jamais une divergence aussi profonde n’a été visible. C’est donc bien, en ce sens, la fin du cycle d’Épinay. Preuve électorale a été ainsi apportée que d’éventuels succès locaux, dont on peut toujours discuter l’ampleur, n’induisent plus des lendemains qui chantent. Ce constat ne peut que conduire les organisations politiques électoralement défaites à se pencher sur les conditions de leur renouveau, ou de leur réinvention : celui-ci ne proviendra pas d’abord et uniquement des bases électorales maintenues. Il leur faut bien plus travailler sur une lecture du moment historique traversé par notre pays, en tirer une stratégie politique dont découleront des éléments doctrinaux.
Parrainage n’est pas suffrage
On l’a vu, cette disjonction de la vie politique française en deux scènes, une locale et une nationale, a aussi beaucoup questionné la procédure des parrainages. Les difficultés rencontrées par Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen pour réunir les 500 parrainages, résultant de leurs mauvais choix tactiques pour les élections locales ou de leurs piètres résultats, comme l’aisance avec laquelle aussi bien Anne Hidalgo que Valérie Pécresse pour les réunir, interrogent quant à la légitimité du système lui-même. Le tableau ci-dessous montre à l’envi cette disjonction entre la capacité d’obtenir des parrainages des élus locaux et le nombre de voix obtenues par chaque candidat à l’occasion du premier tour de l’élection présidentielle le 10 avril dernier.
S’il fallait donc illustrer la disjonction de la vie politique française en deux scènes, on pourrait ainsi regarder précisément le rapport entre le nombre de parrainages reçus par chaque candidat et les suffrages récoltés le 10 avril au soir. Les chiffres sont sans équivoque. Marine Le Pen, dont on a suivi toutes les difficultés à récolter ses parrainages, recueille plus de 13 000 voix pour 1 parrainage. À l’inverse, Valérie Pécresse, candidate ayant reçu le plus de parrainages, est, avec Anne Hidalgo (si l’on excepte les deux candidatures trotskystes), la candidature dont le ratio parrainages/électeurs est le plus dégradé à 613 voix pour 1 parrainage et 412 voix pour 1 parrainage pour Anne Hidalgo.
La gauche-la droite : une vie politique de moins en moins latéralisée
Deuxième constat, les clivages politiques auxquels notre vie politique nous a habitués depuis plusieurs décennies ont implosé. Bien évidemment, le clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique française n’a jamais, même en ses heures les plus glorieuses, été le seul. Bien d’autres demeuraient parallèlement sur des enjeux comme la laïcité, les relations internationales, l’Europe, l’écologie, etc. Toutefois, il était suffisamment puissant pour, in fine, structurer, non pas seulement l’offre, mais aussi le comportement électoral. Encore aujourd’hui, dès lors que l’on pose la question aux Français, ceux-ci se positionnent avec une relative aisance sur une échelle gauche-droite. Néanmoins, force est de constater que ces dernières années, le nombre d’électeurs considérant ce clivage comme non opérant, ou insuffisamment opérant, n’a cessé de s’élargir. Particulièrement chez les plus jeunes.
S’il n’y a pas un seul et unique responsable de cet état de fait, il est évidemment le fruit d’incessantes batailles de certains acteurs politiques pour en contester la primauté : EE-LV avec l’écologie, le MoDem avec un pôle central, le FN avec les « nationaux »… Il est tout autant le résultat de la difficulté de plus en plus grande rencontrée par les acteurs politiques issus de ce clivage de le faire vivre au-delà du temps d’une campagne électorale. À l’issue du premier tour de l’élection présidentielle, la tentation fut grande d’y percevoir une tripartition du paysage électoral français. Il nous semble que cette conclusion est hâtive et, à bien des égards, prématurée.
D’abord et avant tout car un clivage dominant s’incarne, non pas au premier tour, mais bien au second. L’adage selon lequel au premier tour on choisit et au second on élimine n’est pas qu’un adage ou une figure de style. Il est également une réalité politique. À cet égard, l’incessante progression des scores des candidats issus de l’extrême droite française en 2002, 2017 et 2022 ne saurait être analysée uniquement comme la montée, inexorable, d’un courant politique. Il suffit pour s’en convaincre de constater que pour nombre de nos concitoyens, la candidate Marine Le Pen n’est plus en rien une menace pour la République. Ce qui explicite en grande partie la diminution de l’efficacité du « front républicain ». Cela ne veut pas dire que des comportements électoraux adossés à ce dernier n’existent plus. Bien au contraire, on l’a bien vu dans l’entre-deux-tours, et plus encore avec le score obtenu par le président de la République sortant qui a incontestablement bénéficié chez certains électeurs de ce « réflexe ». Mais le fait même que les enquêtes d’opinion aient donné un temps l’espoir, bien réel, chez ses supporters d’une possible victoire de la fille du créateur du parti d’extrême droite en dit long sur son affaissement.
À ceci s’ajoute l’indéniable omniprésence du « vote utile » lors de cette dernière élection présidentielle : le trio de tête au premier tour en a, à l’évidence, profité. Emmanuel Macron, parvenant à élargir un socle électorat conservé et composé notamment d’anciens électeurs socialistes (qui ne sont pas tous devenus de droite…) en ayant cannibalisé une bonne part de ce qui restait de la droite républicaine. Marine Le Pen qui a emporté, finalement haut la main, son duel avec Éric Zemmour, en bénéficiant étonnamment de la dynamique de Jean-Luc Mélenchon : les électeurs tentés par le leader de Reconquête ! sont en partie revenus à la maison de peur que l’éclatement des voix du camp « national » ne conduise à un second tour, pour eux abject, opposant le président sortant au leader de La France insoumise. Quant à ce dernier, adossé à un socle solide en partie lié à son talent, mais également à son véritable travail programmatique, il a su agréger l’ensemble des électeurs de gauche rejetant Emmanuel Macron et percevant sa candidature comme la seule issue de leur « camp » politique à même d’éventuellement se qualifier pour le second tour. Cette omniprésence du « vote utile » a d’abord laminé l’ensemble des autres candidats, mais a également brouillé la réalité des ancrages électoraux des uns et des autres. À cet égard, l’aspect « vote refuge » pour nombre de votants de Jean-Luc Mélenchon peut laisser entrevoir un retour à une base électorale moins étendue que ne pourrait le laisser croire le très bon résultat du 10 avril du candidat de l’Union populaire.
La dernière vague de l’enquête électorale de la Fondation Jean-Jaurès 2Enquête électorale 2022, vague 10, Ipsos pour Cevipof, Le Monde, Fondation Jean-Jaurès, 20 avril., en partenariat avec le Cevipof, Le Monde et Ipsos, comporte des éléments pouvant et devant être regardés avec attention par les acteurs de la scène politique. Qu’ils aient été défaits de justesse, ou à l’occasion d’une débâcle historique. Ainsi, lorsque 17% des électeurs ayant voté le 10 avril dernier disent s’être décidés dans les derniers jours, 32% d’entre eux ont glissé dans l’urne le bulletin de vote du leader de La France insoumise et 20% celui de la responsable du Rassemblement national. L’avance de Jean-Luc Mélenchon est également forte chez les 9% des électeurs affirmant avoir effectué leur choix au dernier moment : 27% contre 20% et 16% pour le président de la République sortant. Ainsi, finalement, toujours selon cette étude publiée juste avant le second tour, 45% des électeurs du député des Bouches-du-Rhône ont voté pour lui avant tout pour lui permettre d’être au second tour, une proportion de 40% pour ceux de la députée du Pas-de-Calais et « seulement » 34% en ce qui concerne le président de la République sortant. À en croire ainsi ces éléments, la base électorale solide du candidat « insoumis » est plus proche des 12% que des 22%. Cela ne peut être sans conséquence pour les prochaines semaines. Et Jean-Luc Mélenchon, le premier, le sait pertinemment. C’est d’ailleurs à cette aune que doivent être lues et comprises ses récentes déclarations sur l’enjeu des prochaines élections législatives. Outre le fait qu’être Premier ministre d’un président ou d’une présidente (souvenons-nous que cette déclaration fut faite le 20 avril dernier, quatre jours avant le premier tour) ne pouvait être considéré également, cela permettait surtout au camp des « insoumis » de maintenir une pression sur les partenaires pour les prochaines élections législatives, et de maintenir une histoire – une fiction ? – politique.
Cette présidentielle est également singulière car elle est aussi marquée par une cristallisation de plus en plus tardive de l’opinion. Gilles Finchelstein3Gilles Finchelstein, La cristallisation ne se fait plus que le jour du vote, Fondation Jean-Jaurès, 6 avril 2022. l’avait d’ailleurs pointé quelques jours avant le premier tour. En revanche, on pourra s’interroger une nouvelle fois sur l’influence des enquêtes d’opinion dans cette cristallisation. Le « vote utile » en faveur de Jean-Luc Mélenchon de la dernière semaine aurait-il aussi bien fonctionné sans le feuilleton des rolling quotidien ? De la même manière, la surmobilisation de l’électorat du Rassemblement national en réponse au vote « efficace » pour le leader de La France insoumise afin de la maintenir à la seconde position se serait-elle mise en place avec autant d’efficacité ? S’il est presque impossible de répondre à cette question sans sombrer dans une uchronie sans objet, elle se pose peut-être encore plus vivement que lors des autres scrutins. Il n’est pas ici question de dénoncer cette influence, mais simplement de la constater comme élément à part entière des comportements électoraux de nos concitoyens qui, décidément, se comportent toujours un peu plus en « électeurs stratèges ».
Quelles législatives ?
C’est à ce stade que nous devons nous arrêter quelques lignes sur les prochaines élections législatives. Bien évidemment, mais il est important de le rappeler, les mécaniques électorales des législatives relèvent de logiques fort différentes du premier tour d’une élection présidentielle. Rappelons à ce moment que, pour se qualifier au second tour d’une élection législative, il convient soit d’être l’un des deux candidats arrivés en tête des suffrages exprimés ou de réunir plus de 12,5% des inscrits. Ce qui peut constituer un sacré défi pour des oppositions éclatées et avec des taux de participation bien souvent plus faibles que lors de l’élection reine de la Ve République, l’élection présidentielle. Une litote pour débuter : à l’issue du second tour de la présidentielle, il y a un vainqueur et un perdant. Mais depuis 2017, il y a un vainqueur et des oppositions divisées et fragmentées. C’est cet élément qui a d’ailleurs grandement favorisé la très large victoire des soutiens d’Emmanuel Macron il y a cinq ans. Victoire dont beaucoup d’analystes et d’acteurs, dans une espèce de « wishfull thinking », doutaient. Les exemples de 2002, 2007 et 2012 sont également là pour nous rappeler la force de la dynamique présidentielle lors des élections législatives, perçues par nos concitoyens comme des élections de confirmation. Il est donc pour le moins hasardeux d’émettre quelques pronostics pour les prochaines législatives à l’issue de cette présidentielle, et notamment des résultats du premier tour. Cela ne signifie pas pour autant que quelques éléments d’attention ne peuvent en être tirés, sans pour autant sombrer dans un automatisme niant un élément essentiel en politique : la dynamique.
Un RN et un pôle « national » dynamique
Les dernières élections régionales et départementales avaient surpris tous les commentateurs. Le Rassemblement national promis à la conquête d’au moins trois régions n’était finalement pas parvenu à en conquérir une seule. Nous avions pointé alors le fait qu’il ne fallait pas prendre ces résultats pour une répétition générale de la présidentielle car, à la fin, nous étions convaincus que pour les électeurs du Rassemblement national, souhaitant avant tout renverser la table de nos institutions, le rendez-vous de 2021 ne les intéressait guère, mais que, selon toute vraisemblance, ils seraient au rendez-vous en 2022. Force est de constater que cela n’a pas manqué. L’extrême droite a allègrement franchi la barre des 20% des électeurs qui se sont prononcés lors du scrutin du 10 avril dernier. Cette poussée est presque généralisée. Pour la première fois, le score du Rassemblement national franchit la barre des 12,5% des inscrits dans 423 circonscriptions. Ce chiffre passe même à 519 si l’on ajoute aux voix du RN celles d’Éric Zemmour et de Nicolas Dupont-Aignan.
Si encore une fois le cœur des métropoles semble préservé, il n’est plus aucun territoire, ni rural ni périurbain, qui ne soit vraiment épargné par cette poussée électorale. Dans 12 circonscriptions, le RN fait des scores compris entre 40% et 50%. Dans les dix meilleures circonscriptions, se placent deux élus socialistes ou divers gauche comme dans la 3e circonscription de l’Aisne. On notera que huit sortants se trouvent dans des circonscriptions où le total de l’extrême droite excède les 50%, dont 3 dans le Pas-de-Calais, à savoir la 10e, la 11e circonscription, celle de Marine Le Pen elle-même et la 12e. À l’inverse, il n’y a que 50 circonscriptions dans lesquelles le Rassemblement national passe sous les 10%. Elles se situent toutes soit dans la capitale, soit dans le cœur des agglomérations comme Toulouse et Bordeaux. Il convient également de relever que sur les 136 circonscriptions ayant élu un candidat présenté ou soutenu par Les Républicains il y a cinq ans, dans plus de 40 d’entre elles le Rassemblement national, seul, dépasse les 30% des suffrages exprimés au premier tour, et dans plus de 70 lorsque l’on y ajoute ceux obtenus par le candidat de Reconquête !. Relevons à cet égard que, dans nombre de circonscriptions du Sud-Est frontiste, les scores d’Éric Zemmour dépassent fréquemment les 10% (1re, 6e des Bouches-du-Rhône, 2e et 5e du Vaucluse, 1re, 5e, 6e, 7e, 8e et 9e des Alpes-Maritimes, la 1re et la 3e du Var). Cette progression se retrouve également au sein de 47 des 339 circonscriptions détenues par des députés de La République en marche ou du MoDem, où le « bloc national » frôle ou dépasse les 40%. C’est ainsi le cas dans celle de Bruno Le Maire dans l’Eure, de Brigitte Bourguignon dans le Pas-de-Calais, de François-Michel Lambert dans les Bouches-du-Rhône, de Frédéric Barbier dans le Doubs, dans l’ancienne de Brune Poirson dans le Var.
Indiscutablement, cette performance électorale à la présidentielle – au regard des élections municipales de 2020, qui, en dehors de la prise de Perpignan, n’avait pas été un bon cru et des régionales et départementales de 2021, qui étaient apparues comme un échec – marque bien la dissociation en deux scènes de la vie politique française. Les législatives qui viennent devraient, au contraire de celles de 2017, confirmer cette poussée de l’extrême droite et, vraisemblablement, le RN devrait voir le nombre de sièges qu’il occupe à l’Assemblée nationale s’accroître considérablement. En effet, le RN a progressé de plus de 460 000 voix entre le scrutin de 2017 et celui de 2022. Il a réuni plus de 8 millions de voix auxquelles il faut ajouter plus de 2 400 000 voix obtenues par Éric Zemmour et plus de 700 000 par Nicolas Dupont-Aignan. Au premier tour, le bloc réactionnaire fort de plus de 11 millions de voix est bien, et de loin, le bloc le plus important et, sans doute, le moins friable et volatile. Et le second tour n’a fait que confirmer cette progression. L’éventuelle consolidation de ce bloc « national » ne peut qu’avoir des conséquences stratégiques majeures sur l’ensemble des autres familles politiques d’un échiquier en pleine recomposition. Cette question, au-delà même du nombre de candidats s’en réclamant élus députés le soir du 19 juin prochain, constituera à n’en pas douter l’un des enjeux cruciaux de ces prochaines échéances.
Les Républicains ou le Tchernobyl électoral
L’homogénéité des scores de la candidate présentée par Les Républicains sur l’ensemble du territoire est frappante. Nulle zone de résistance réelle n’apparaît. Les vagues Macron, Le Pen et Zemmour ont tout emporté sur leur passage. Ainsi ne parvient-elle à dépasser les 12,5% des exprimés que dans 2 circonscriptions détenues par un représentant de son organisation politique : à Wallis-et-Futuna (25,27%) et la 14e de Paris (14,16%). Et elle ne parvient à dépasser les 10% que dans 3 autres circonscriptions ayant un député LR (la 4e de Paris et les 6e et 9e des Hauts-de-Seine). Il faut d’ailleurs s’attendre à ce que dans les prochains jours nombre de candidatures envisagées du côté LR aux législatives n’aient finalement pas lieu. On relèvera ainsi que le patron des Républicains de la fédération de la Gironde, ancien député, le maire d’Arcachon et conseiller régional, Yves Foulon, a déjà fait part de son choix de ne pas aller à la bataille. La candidate LR ne dépasse les 10% des exprimés que dans 5 circonscriptions détenues par la majorité présidentielle : 3 dans les Yvelines, 1 dans les Hauts-de-Seine et 1 dans Paris. Dans 8 des circonscriptions détenues par la droite républicaine, c’est le candidat « insoumis » qui dépasse les 30% : 2 en Seine-Saint-Denis, 3 dans l’île de La réunion, 1 dans les Yvelines, 1 en Essonne et 1 dernière à Paris. Ainsi, alors même qu’il y a cinq ans la droite républicaine française avait su résister aux assauts frontistes et des marcheurs, cette fois-ci, sous les coups de boutoir d’Éric Zemmour, de Marine Le Pen et plus encore d’Emmanuel Macron, elle a connu une catastrophe électorale équivalente à celles du Parti socialiste ; non seulement elle n’accède pas au second tour mais, qui plus est, elle ne parvient pas à atteindre le seuil de remboursement.
La majorité présidentielle, un renouvellement de bail à confirmer
À l’issue du premier tour, au-delà du score brut du candidat à la présidence, force est de constater que, globalement, la majorité présidentielle tient. Ainsi dépasse-t-elle les 12,5% des inscrits dans 523 circonscriptions (sans prendre en compte les 11 des Français de l’étranger). Emmanuel Macron dépasse les 30% des suffrages exprimés dans 160 circonscriptions, 124 ayant un député LREM ou MoDem, 29 LR, UDI ou DVD et 7 Parti socialiste, DVG ou « pôle écologiste ». On relèvera, notamment, que Marc Le Fur, dans les Côtes-d’Armor, Annie Genevard dans le Doubs, Guillaume Garot dans la Mayenne, Olivier Falorni en Charente-Maritime ou bien Delphine Batho dans les Deux-Sèvres se voient fortement bousculer dans leurs circonscriptions respectives. A contrario, relevons que dans 9 circonscriptions détenues par la majorité présidentielle, Jean-Luc Mélenchon recueille plus de 40% des suffrages exprimés dès le premier tour : 2 dans les outre-mer (1re de Guadeloupe avec 61,05% et en Guyane avec 53,18%), 2 à Paris (celle de Pierre Person avec 43,42% ou l’ancienne de Jean-Christophe Cambadélis jusque 2017 avec 46,18%), mais aussi 1 dans le Val-d’Oise, 1 dans le Val-de-Marne, 1 dans les Bouches-du-Rhône (la 7e avec 52,18%), 1 dans le Nord (celle de Catherine Osson avec 41,15%) et, enfin, 1 dans le Rhône (celle d’Yves Blein avec 40,17%). À l’autre bout du spectre politique, là aussi, on se doit de constater des zones de fragilité pour les soutiens du président de la République sortant. Ainsi, dans 47 des 339 circonscriptions ayant élu un député LREM ou MoDem, le Rassemblement national, avec Reconquête !, approche, voire dépasse, les 40% des suffrages exprimés dès le premier tour. Il peut y avoir là, au-delà de toute dynamique électorale à la suite de la victoire d’Emmanuel Macron, une réelle source de danger pour la constitution d’une majorité parlementaire importante pour la majorité présidentielle. D’autant plus que dans chacune de ces circonscriptions les scores d’Emmanuel Macron au premier tour étaient en deçà de sa moyenne nationale, parfois même en dessous des 20% des suffrages exprimés. Tel fut par exemple le cas de la 3e des Pyrénées-Orientales, de la 4e du Gard, des 3e et 16e des Bouches-du-Rhône ou bien encore de la 5e de l’Hérault.
La France insoumise ou comment trouver 577 Jean-Luc
La percée de Jean-Luc Mélenchon est incontestable. Il est d’ailleurs le seul candidat à franchir la barre des 50% des exprimés dans 21 circonscriptions, dont 2 au-delà même des 60%. On notera, par ailleurs, que ces scores se font aussi au détriment des autres formations de gauche qui, elles, réalisent parmi leurs plus petits scores, en dehors du 6,72% de Yannick Jadot dans la 17e circonscription de Paris détenu par Danièle Obono.
Avec 268 circonscriptions, où le score du candidat de La France insoumise est compris entre 20 et 49,9%, Jean-Luc Mélenchon permet de franchir la barre de 12,5% des inscrits dans 420 circonscriptions. On notera, par ailleurs, que tous les scores au-dessus de 50% sont concentrés sur Paris et l’Île-de-France, et particulièrement la Seine-Saint-Denis, les départements ultramarins et la 4e circonscription des Bouches-du-Rhône dont le député sortant n’est autre que le candidat. On relèvera, enfin, que cette performance est d’autant plus importante que le candidat de La France insoumise ne passe sous la barre des 10% des exprimés que trois fois sur 568 avec des scores compris entre 9,5% et 9,91%.
Sur les 17 députés sortants de La France insoumise, si l’on peut considérer qu’Alexis Corbière, Éric Coquerel, Jean-Luc Mélenchon ou Clémentine Autain sont à l’abri avec des scores au-delà de 50%, il existe quelques députés dont le score ne les place pas dans la meilleure position pour une réélection. Par exemple, François Ruffin dans la 1re circonscription de la Somme, avec un score de 22,13%, et sans réelle réserve pouvant venir du PC, du Parti socialiste ou de EE-LV, ne se place qu’en troisième position derrière LREM à 27,61% et distancié de plus de 8 points par le RN à 30,24%.
4,63%
4,63%, c’est le meilleur score d’Anne Hidalgo dans une circonscription, celle du député Boris Vallaud. Ainsi, même dans l’ancienne circonscription d’Henri Emmanuelli, la candidate Parti socialiste ne franchit pas la barre des 5%. Le Parti socialiste, qui avait fait élire 32 députés en 2017, ne peut plus se prévaloir que de 29 députés. En effet, Delphine Batho est partie pour le pôle écologique, Régis Juanico, député de la Loire, a rejoint Génération.s, et Jean-Louis Bricout, seul député socialiste des Hauts-de-France élu en 2017, a claqué la porte de la « vieille maison » lors des régionales de 2021.
Mais pour les 29 députés socialistes, la situation semble très difficile. Ainsi, Lamia El Aaraje, récemment élue dans la 15e de Paris, voit Anne Hidalgo réaliser un score de 2,44%, Valérie Rabault, présidente du groupe socialiste à l’Assemblée ne peut se prévaloir que de 2,26%. Ainsi, la question de la survie d’un groupe socialiste à l’Assemblée nationale est posée.
On notera que ce qui avait été présenté comme des signes d’un possible retour du Parti socialiste, à savoir les municipales de 2020 et les régionales et les départementales de 2021, n’aura eu aucune influence sur ce scrutin. On tiendra pour exemple les quelque 22 000 voix récoltées par Anne Hidalgo à Paris ou le meilleur score réalisé par la candidate dans une ville détenue par une maire socialiste, à savoir Rennes, où elle ne franchit que péniblement la barre des 3% en réalisant le score de 3,1%. Ni le bastion de l’Occitanie, ni celui de l’Aquitaine, où pourtant Carole Delga ou Alain Rousset avaient conservé leurs sièges sans alliance avec la LFI ou les Verts, au premier tour, ne résistent à l’effondrement du Poing et la Rose lors de cette élection présidentielle.
Des touches de vert en ville
Encore une fois, les Verts ont pris leur très bon score des élections européennes pour une validation de leurs thèses. N’ayant pas voulu regarder les alertes qu’avaient été les municipales et surtout les départementales et les régionales, Yannick Jadot ne transforme pas l’essai. Les Verts n’arrivent à franchir la barre des 5% des exprimés que dans 175 circonscriptions, dont 3 au-delà de 10. On notera qu’à l’exception de la 1re du Calvados, la 2e du Finistère et la 2e du Maine-et-Loire, tous ces scores sont réalisés dans les zones métropolitaines où ils avaient plutôt bien performé lors des scrutins locaux de 2020 et 2021, à savoir à Grenoble, Lyon, Nantes et Rennes. On notera également qu’ils réalisent leur meilleur score à Paris et ils dépassent les 7% dans la 1re, 3e et 4e de Haute-Garonne. On notera, enfin, que Delphine Batho, élue en 2017 sous l’étiquette Parti socialiste dans la 2e des Deux-Sèvres, voit le score de son champion ne pas excéder les 4,58%, quand Éric Alauzet, dans la 2e du Doubs, ne pourra s’appuyer que sur un petit 5,96% réalisé par Yannick Jadot dans sa circonscription.
Succès d’estime
Par deux fois aux européennes et lors de cette présidentielle, le PC fait une bonne campagne avec un bon candidat, mais à la fin le score n’est pas au rendez-vous. Pour autant, il résiste par poches. Ainsi, Fabien Roussel réalise un score de 12,21%, qui est de loin le meilleur score réalisé par le candidat dans une circonscription. En effet, le 2e meilleur score est réalisé dans la 19e circonscription du Nord où Fabien Roussel est crédité de 6,76% dans une circonscription détenue par le député du Rassemblement national, Sébastien Chenu.
Dans les 9 circonscriptions où le PC franchit la barre des 5%, toutes sont sur des terres où les communistes sont encore présents, à savoir le Nord, le Pas-de-Calais, l’Allier, les Bouches-du-Rhône et la Seine-Maritime. On notera que la perte du Val-de-Marne confirme sa baisse d’influence dans ce département où, dans le meilleur des cas, il ne réalise que son 19e meilleur score avec 4,12%.
0 + 0 =
Mais pour la gauche non « insoumise », le plus cruel réside dans la statistique suivante. Si vous additionnez les scores de Fabien Roussel, Anne Hidalgo et Yannick Jadot, dans aucune circonscription le total des trois scores ne permet de franchir la barre des 12,5% des inscrits.
Ainsi, ce qu’on appellera la « gauche de gouvernement » et non « insoumise » sort de cette présidentielle plus qu’affaiblie.
Répartition des scores dans les 566 circonscriptions (577 hors circonscriptions des Français de l’étranger)
Un paysage politique encore et toujours déconstruit
À l’issue du premier temps de cette valse à deux temps que sont les élections présidentielle et législatives, de nombreuses incertitudes demeurent sur le court terme, bien sûr, mais plus encore sur le moyen terme.
Tout d’abord, la dynamique usuelle de l’élection présidentielle permettra-t-elle à la majorité présidentielle de disposer d’une majorité parlementaire ? Les exemples passés montrent la dynamique politique en faveur du gagnant. Même si, en 2007, celle-ci s’avéra moins forte que prévu en raison de bévue de la part du camp du nouveau président de la République. Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle peuvent laisser à penser que la majorité parlementaire peut être atteinte, mais avec des pertes de circonscriptions gagées par quelques gains, notamment dans des circonscriptions préalablement LR. Il n’est pas du tout impossible que quelques circonscriptions LREM ou MoDem basculent tant au « bloc national » qu’en faveur de LFI ou de ses alliés. Au-delà de l’existence de cette majorité parlementaire, chacun sait bien que sa composition fera l’objet de rudes discussions entre chacune des composantes ayant soutenu la réélection d’Emmanuel Macron. Ce qui s’y jouera ne sera rien de moins que la manière dont le quinquennat pourra se dérouler et la suite politique qui pourra, ou pas, s’écrire.
Ensuite, justement, LFI parviendra-t-elle à réunir sous sa bannière « populaire » une coalition électorale suffisamment dynamique pour lui permettre, non pas seulement de prendre le lead sur les forces de gauche et les écologistes, mais également de constituer la première force d’opposition à une hypothétique majorité parlementaire ? La possibilité d’emporter un nombre suffisant de circonscriptions pour imposer une cohabitation au président réélu paraît faible, d’autant plus que d’ordinaire l’électorat du camp gagnant se mobilise bien plus que ceux ayant été défaits. Cela est d’autant plus vérifié que les jeunes et les classes populaires au sein desquels Jean-Luc Mélenchon a performé se mobilisent moins que d’autres classes sociales et catégories d’âge.
Cet enjeu de mobilisation se pose tout autant pour le Rassemblement national. Avec cette différence fondamentale néanmoins qui ne saurait être oubliée : c’est bien Marine Le Pen, et non pas Jean-Luc Mélenchon, qui a été qualifiée pour le second tour. Reste à voir toutefois si les candidatures aux législatives feront l’objet d’un accord politique plus large, avec Reconquête ! et Debout la France, qu’aux seules troupes directement ou indirectement issues du RN. L’objectif sera bel et bien ici, non pas seulement d’accroître le nombre de députés, mais bien de devenir la première force parlementaire d’opposition au président de la République. La mise en œuvre, ou pas, d’une telle alliance dira beaucoup des prochains débats sur la structuration d’une offre politique : « union des droites » ou « bloc national ». Ce n’est pas la même chose.
Quant aux partis défaits qui ont structuré la vie politique ces dernières décennies, les législatives à venir posent à la fois la question de leur survie politique et financière, mais plus fondamentalement de leur capacité à continuer à exister avec des apports stratégiques et doctrinaux propres. Ce qui est loin d’être garanti. Demeure un enjeu essentiel : quel clivage va s’imposer, non pas uniquement pour les élections législatives à venir, mais pour les années à venir ? Va-t-on voir se profiler le retour d’un classique droite/gauche remodelé au profit de l’affaissement de la force politique d’Emmanuel Macron (dans l’impossibilité de se représenter), de Jean-Luc Mélenchon (au-delà de sa troisième défaite consécutive, il a lui-même indiqué vouloir prendre du champ pour laisser émerger une nouvelle génération) et de Marine Le Pen (c’est également sa troisième défaite de rang et les débats stratégiques à venir risquent d’être rudes) ? Va-t-on, à l’inverse, voir ce « bloc national » se solidifier une fois de plus à une hauteur jamais vue et contraindre alors les éléments de réflexion stratégique des autres sensibilités politiques ? Un clivage « libéraux-autoritaires » va-t-il émerger et s’instituer électoralement ? Indéniablement, les élections législatives à venir constitueront un premier élément de réponse dans les prochaines semaines. Mais un clivage ne peut marquer et structurer les esprits que dans la durée. Nous n’en avons pas encore fini avec la déstructuration de la vie politique française.
- 1Voir Émeric Bréhier, Sébastien Roy, Municipales : décryptage d’une élection à rallonge, Fondation Jean-Jaurès, 12 juillet 2020.
- 2Enquête électorale 2022, vague 10, Ipsos pour Cevipof, Le Monde, Fondation Jean-Jaurès, 20 avril.
- 3Gilles Finchelstein, La cristallisation ne se fait plus que le jour du vote, Fondation Jean-Jaurès, 6 avril 2022.