La cristallisation ne se fait plus que le jour du vote

Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, tire un bilan de la campagne du premier tour en termes de mobilité électorale, grâce aux données de l’Enquête électorale française réalisée par Ipsos pour la Fondation Jean-Jaurès, le Cevipof et Le Monde dont la neuvième vague vient de sortir.

L’élection présidentielle n’a pas encore livré tous ses secrets. Mais un premier bilan de cette campagne du premier tour peut déjà être dressé. Grâce au panel électoral, parce qu’il interroge les mêmes électeurs depuis le mois d’avril 2021, nous pouvons en effet mesurer et analyser la mobilité électorale – et sa face symétrique, la stabilité électorale. À l’heure de la déstructuration des clivages, de la montée de la société des individus, de la succession de crises majeures, la mobilité électorale est un phénomène majeur, en France comme dans beaucoup d’autres démocraties européennes. Il pourrait même s’agir d’un phénomène déterminant dans cette étrange campagne qui a cumulé offre électorale éclatée – accroissant encore les potentialités de changement d’intention de vote – et intérêt citoyen limité – suscitant des allers-retours entre volonté d’aller voter et tentation de l’abstention.

Il semble raisonnable de concentrer l’analyse en prenant comme point de départ le début du mois de janvier – c’est-à-dire le moment où l’offre électorale a été largement fixée de manière définitive – et comme point d’arrivée la vague la plus récente.

De ces six vagues, deux grandes séries de leçons peuvent être tirées.

La première leçon est d’ordre statistique.

Il est possible de mesurer l’ampleur de la mobilité et, mieux encore, de quantifier différents comportements électoraux. Il y a, d’une part, 52% de « constants » qui se séparent en deux catégories. Les constants dans la distance politique qui, vague après vague, ont continument répondu qu’ils ne participeraient pas à ce scrutin : ils représentent 20% du panel. Les constants dans la fidélité politique qui, de manière symétrique, ont continument exprimé la même intention de vote : ils représentent 31% du panel. Et puis, il y a, d’autre part, 48% de « mobiles ». Ceux qui sont « un peu » mobiles et qui, une seule fois, ont changé d’intention de vote ou ont fait, dans un sens ou dans l’autre, le chemin de la participation à l’abstention : ils représentent 34% du panel. Ceux qui sont « très » mobiles et qui, au minimum par deux fois, ont changé d’avis : ils représentent 14% du panel.

Il est possible également de mieux comprendre si, au fur et à mesure que la campagne se déroule, la mobilité diminue – en d’autres termes, si l’idée d’une « cristallisation » progressive est juste. Entre chacune des six vagues d’enquête, c’est un peu plus ou un peu moins de 20% du panel qui a fait partie de la catégorie des changeurs – ce chiffre est considérable. Aussi instructif, on constate que la mobilité a été quasiment deux fois plus importante depuis le début du mois de mars qu’au cours des mois de janvier et de février. La cristallisation ne se fait plus que le jour du vote.

La seconde série de leçons est politique.

Lorsque l’on regarde comment se répartissent les 31% d’électeurs fidèles, on mesure la solidité relative du socle d’Emmanuel Macron – il en a capté 11% contre 5,5% à Marine Le Pen, 4% à Éric Zemmour, 3,5% à Valérie Pécresse et 2,5% à Jean-Luc Mélenchon. Les électeurs fidèles sont donc d’abord macronistes.

Lorsque l’on retrace le flux des gains et des pertes des principaux candidats, on constate que les évolutions s’expliquent pour l’essentiel par les transferts entre candidats – la mobilisation des abstentionnistes n’a joué dans cette élection qu’un rôle très secondaire. La progression de Jean-Luc Mélenchon (+6 points) ne vient que de la gauche et d’abord du retrait de Christiane Taubira (2 points) et du recul de Yannick Jadot (1,5 point). La progression d’Emmanuel Macron (+1,5 point) vient principalement d’électeurs qui votaient pour Valérie Pécresse. La moitié de la chute de 7 points de la candidate des Républicains s’explique, on l’a vu, par un transfert vers Emmanuel Macron mais l’autre moitié par un transfert, moins intuitif, non pas vers Éric Zemmour mais vers Marine Le Pen. La candidate du Rassemblement national, enfin, a progressé de 6 points, la majeure partie de ces nouveaux électeurs déclaraient précédemment vouloir voter pour Valérie Pécresse (2 points) et pour Éric Zemmour (2 points).

En définitive, on voit que ces mouvements, pour importants qu’ils soient, ont une structuration politique. La mobilité n’est pas erratique. Elle se concentre pour l’essentiel à l’intérieur d’ensembles qui ont leur cohérence (les gauches, les droites, les extrêmes droites).

Durant l’entre-deux-tours, et quelle que soit la configuration du second tour, nous allons assister à des mouvements par nature plus surprenants. Reste à en déterminer l’ampleur – l’expérience des deux élections présidentielles précédentes témoigne de ce qu’elle peut être spectaculaire. Cette élection présidentielle n’a vraiment pas encore livré tous ses secrets.

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