Pour en finir avec la « suspicion d’innocence »

Différents signalements médiatisés récemment ne peuvent être suivis de procédures judiciaires et d’actes de droit du fait du délai de prescriptibilité souvent largement dépassé. Une réforme de ce délai pourrait permettre d’y remédier, notamment s’il est adapté à la nature du crime dont il est question. C’est ce que défendent Michel Debout, professeur émérite de médecine légale, et Gérard Clavairoly, journaliste spécialisé dans les questions de santé.

Pilier de l’État de droit systématiquement foulé aux pieds par les régimes tyranniques et dictatoriaux, il est un principe fréquemment bafoué chez nous aujourd’hui : nul ne peut être accusé, et encore moins puni, tant que l’infraction qui lui est reprochée n’a pas fait l’objet d’un vrai procès, reconnaissant pleinement les droits de la défense.

Un second principe fondateur permet de défendre l’honneur et la probité d’un innocent suspecté à tort : il s’agit de la présomption d’innocence, qui rappelle qu’avant toute condamnation définitive, l’auteur présumé doit être considéré innocent des faits qui lui sont reprochés.

Ces deux principes d’une justice protectrice des droits fondamentaux de chaque personne sont battus en brèche par un autre principe de procédure pénale : celui de la prescription, selon lequel les poursuites pénales s’éteignent d’elles-mêmes dès lors qu’un délai, défini par la loi et dépendant de la gravité des faits incriminés, a été dépassé.

À partir de ce délai, il n’y a donc plus de procès possible. D’une part, cela ôte à la victime la possibilité d’obtenir reconnaissance des faits subis et donc la réparation des dommages. De l’autre, la fin de ce délai empêche l’accusé de faire reconnaître, si tel est le cas, sa pleine innocence.

Le fondement juridique du principe de prescription remonte au droit romain, mais il est l’objet, notamment depuis le début de ce siècle, d’un débat juridique approfondi qui ne peut être que survolé dans ce propos. La prescription repose sur l’idée que le temps qui passe a pour effet de modifier la mémoire des acteurs en cause (victime, suspect et témoin), et ainsi la fiabilité des preuves de l’infraction. Ce principe est fondé dès lors que le procès tourne autour de la preuve testimoniale (la description des faits par les témoins) et non de la preuve liée à la présence d’indices scientifiques, qui, depuis la découverte de l’ADN, a pris le pas sur la précédente et a tendance à devenir, bien plus que les aveux, la preuve irréfutable de la culpabilité d’un suspect dont la trace biologique est retrouvée sur la scène du crime. Aujourd’hui, une telle trace peut être identifiée plusieurs décennies après le crime et on comprend que la notion de prescription perd ainsi tout son sens. On imagine mal en effet un violeur en série, identifié des décennies après ses forfaits, n’être l’objet d’aucune poursuite : l’opinion publique ne le supporterait pas… Il reviendra alors à un procès, au-delà de la « vérité biologique », d’apporter la preuve de la culpabilité. 

Dans cette hypothèse, les crimes sont connus peu de temps après leur réalisation, soit par la découverte du corps de la victime, en cas de meurtre ou d’assassinat associé au viol, soit par la plainte de la victime restée vivante, agressée par un prédateur sexuel, inconnu d’elle.

Quand il ne reste plus que la presse pour dénoncer…

À l’inverse, Il existe une catégorie d’infractions qui restent cachées, parfois sur une très longue période, parce que l’auteur aura pu les dissimuler ou, en cas de violences sexuelles notamment, restées cachées parce que la victime, sous emprise ou pour protéger des proches qui pourraient souffrir de la révélation des faits, refuse de dénoncer son agresseur, que pourtant elle connaît… Même si le délai de prescription a été largement allongé, notamment si la victime est mineure au moment des faits, l’actualité est remplie d’accusations – notamment médiatiques -, postérieures aux délais de prescription.

On a trop longtemps considéré que la victime pouvait vouloir elle-même éviter un procès, et que le délai passé avant la plainte révélait, en quelque sorte, une manipulation : dès lors qu’elle rendait publique l’accusation au-delà de la date de prescription, la victime savait l’impossibilité des poursuites pénales et du même coup empêchait l’auteur de bénéficier d’un procès, avec la possibilité d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’un acquittement le lavant de tout soupçon. La victime, dénoncée ainsi comme une vulgaire calculatrice voulant seulement nuire à l’accusé, devient à son tour suspecte.

Depuis la connaissance de la mémoire traumatique, nous pouvons, au contraire, comprendre pourquoi de nombreuses victimes attendent « si longtemps » avant de révéler les faits, soit parce que la relation d’emprise imposée par l’auteur empêchait une telle révélation, soit parce que la souffrance provoquée par l’action criminelle a contraint la victime à la « camoufler » psychiquement pour reprendre sa vie, affective, relationnelle, et même sexuelle, sans l’entrave de ce souvenir mortifère.

La clinique des traumatismes psychiques nous apprend que, même après des décennies, les effets morbides de l’agression peuvent réapparaître à l’occasion, par exemple, d’une épreuve vécue par la victime, qui nécessite alors qu’elle révèle les faits pour atténuer sa souffrance par la reconnaissance du traumatisme qu’elle a subi.

Un autre frein à la dénonciation des faits a longtemps enfermé les victimes dans le silence, aujourd’hui en partie résorbé grâce au mouvement MeToo et aux dénonciations collectives d’actes pédophiles : la peur que la parole de la victime ne soit pas reconnue, tant la pression de la société et de l’ordre moral concourt à étouffer ce type d’accusations.

Aujourd’hui, plusieurs prédateurs, harceleurs, abuseurs, souvent connus du public et dénoncés par voix médiatique, comme Olivier Duhamel ou Nicolas Hulot (pour ne citer qu’eux…), n’obtiendront pas le procès qui pourrait, le cas échéant, les laver de tout soupçon. Les médias rappellent toujours, naturellement, le principe de la présomption d’innocence, mais le soupçon s’instille au point que cette présomption peut se retourner contre celui qu’elle est censée protéger, et qui se trouve alors dans une véritable impasse.

La seule façon de sortir de cette incertitude, qui n’est ni socialement souhaitable ni humainement acceptable, est de rendre possibles poursuites pénales et procès.

On objectera que jusque-là l’imprescriptibilité des infractions est réservée aux crimes contre l’humanité et que rendre imprescriptibles d’autres infractions pourrait déboucher sur une confusion traitant de la même façon un harceleur et un génocidaire.

C’est pour cette raison qu’il faudrait réserver la prescription à la réalisation de peines avec un délai qui varierait, comme c’est le cas aujourd’hui, selon la gravité du crime puni. La victime sera reconnue, l’auteur pourra se défendre dans un procès équitable et, ainsi, justice sera rendue, même si, des décennies après certains faits, la société doit admettre que la peine prononcée n’a plus de raison d’être effectuée. La parole des victimes doit être libérée, les médias, les journalistes doivent pouvoir informer le public, et les personnes dénoncées doivent pouvoir défendre leur honneur : mais il faut en finir avec ce qui devient sous nos yeux « la suspicion d’innocence ».

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