Quels sont les contours de la relation franco-allemande depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017? Gabriel Richard-Molard, docteur en droit européen, spécialiste des questions européennes et franco-allemandes, revient sur les différentes séquences de cette nouvelle relation franco-allemande entre Emmanuel Macron et Angela Merkel, marquées par le Brexit et la crise de la Covid-19.
L’Histoire aime les idées simples. Celles qui sont faciles à utiliser, à porter aux nues comme des exemples à suivre ou au contraire à rejeter. Elle aime aussi les belles images, un couple, une embrassade ou des mains qui tâtonnent puis se saisissent comme ce jour de 1984 où Helmut Kohl et François Mitterrand devant l’ossuaire de Douaumont à Verdun ont certainement contribué à faire avancer l’unité du continent européen. Et pourtant la vérité, ou du moins la perception que l’on essaie de se faire de la vérité, est toujours plus complexe. À chaque découverte, chaque prise de conscience, un niveau de profondeur s’ajoute et finalement rend l’image encore plus difficile à analyser.
La relation franco-allemande respecte en cela ces canons historiques, mais elle les sublime car elle est construite autour d’acteurs politiques qui utilisent à leurs fins le haut potentiel symbolique de la relation et de là, l’affirmation qu’ils communiquent, d’écrire l’Histoire.
Emmanuel Macron et Angela Merkel ne dérogent pas à cette règle et utilisent la relation franco-allemande et son formidable potentiel politique pour faire avancer leurs agendas, mais aussi dans une mesure certaine l’agenda européen et des deux pays ensemble.
Pourtant l’Histoire est-elle écrite par des femmes et hommes conscients de l’écrire ou bien s’écrit-elle d’elle-même ? Le processus politique qui a amené au départ du Royaume-Uni de l’Union européenne, depuis l’annonce de la tenue du référendum par David Cameron en février 2016 jusqu’à la sortie du royaume le 31 janvier 2020, n’a rien eu d’un processus maîtrisé ou utilisé positivement pour faire l’Histoire. Au contraire, le processus aura immanquablement marqué l’Histoire par sa lenteur et l’amplitude formidable des répercussions sur l’Union européenne et ses voisins.
La relation franco-allemande a été particulièrement impactée par le Brexit. Il faut se rappeler qu’en 1973 lorsque les Britanniques rentrent dans les communautés, le traité de l’Élysée du 22 janvier 1963 n’a que dix ans et la réconciliation franco-allemande est toujours et plus que jamais en construction et parfois en difficulté. En effet, la relation franco-allemande, dans le contexte de l’intégration européenne moderne, s’est développée dans un espace politique où le Royaume-Uni servait alternativement de repoussoir et d’allié selon les sujets. Ainsi traditionnellement Britanniques et Allemands, de tradition économiquement plus libérales, tendaient à voter ensemble en matière économique, lorsque Français et Britanniques, anciennes puissances impériales avec des ambitions géostratégiques mondiales, convergeaient sur les questions stratégiques et de défense.
Le départ des Britanniques et le siège vide qu’ils laissent au sein des institutions européennes impliquent un rééquilibrage des rapports de forces au sein de ces mêmes institutions et pour les différents cercles d’intérêts auxquels ils appartenaient, comme par exemple celui des États membres peu enclins à une intégration politique ou ceux qui œuvrent, comme l’Irlande, l’Estonie ou les Pays-Bas à limiter toute initiative de convergence fiscale.
Sur la relation franco-allemande, l’impact est non moins important, avec au premier chef la nécessité pour les deux États d’apprendre à travailler seuls et sans possibilité de trouver en interne à l’Union européenne un allié objectif suffisamment fort pour les soutenir. Dans ce contexte, et nous y reviendrons plus en détail, l’Espagne comme la Pologne apparaissent comme des États membres avec lesquels la relation pourrait s’approfondir dans les prochaines années.
À cela, il faut évidemment ajouter le contexte pandémique et, surtout, la gestion de la crise économique subséquente. Encore une fois, le couple franco-allemand, même s’il aura joué un rôle décisif dans la mise en place du plan de relance, contre l’avis des « frugaux » (mais aussi surtout des paradis fiscaux de l’Union), aura été balloté par ses propres contradictions, les contraintes politiques et sociales inhérentes à chacun et l’enrobage politique propre à la relation franco-allemande.
Ces modifications profondes de la relation franco-allemande – provoquées principalement par le Brexit mais aussi par de grands mouvements de fond, comme la montée des mal-nommés « populismes » en Europe et dans le monde ainsi que leurs réalisations politiques dans les personnes de Boris Johnson, Donald Trump, Jair Bolsonaro et tout cela pour les années 2020 et 2021 de pandémie et de crise économique globale – donnent une tonalité toute particulière au tandem franco-allemand Macron-Merkel.
C’est cette tonalité, que nous tenons pour suffisamment différente des autres tandems franco-allemands, dont nous tenterons dans la présente note de définir les tendances principales et horizontales de cet attelage afin, ainsi, de pouvoir contribuer à une meilleure vision de l’état de l’Union en 2019-2020.
Dissonance franco-allemande (2017-2019)
La relation franco-allemande se nourrit en grande partie de la symbolique de réconciliation qu’elle porte. C’est par ailleurs sa justification principale des deux côtés du Rhin. Néanmoins sa direction tout comme les objectifs qu’elle porte sont très largement dépendants des intérêts propres aux leaders qui l’animent et naturellement des intérêts stratégiques et nécessairement différents de la France et de l’Allemagne.
S’extraire d’un carcan idéalisé qui impliquerait de sortir de mantras certes forts mais néanmoins dépourvus de réalisations est une grande difficulté de la relation franco-allemande. Le tandem Macron-Merkel qui se met véritablement en place à partir du printemps 2018 aura eu besoin de pratiquement un an pour se normaliser.
Les positions de départ : Sorbonne triomphante contre « Baustelle » Bundestag
Si Emmanuel Macron est élu le 7 mai 2017 à la présidence de la République française, c’est véritablement au printemps 2018 et surtout à partir du moment où le cabinet Merkel IV est constitué que le tandem Macron-Merkel peut réellement commencer à fonctionner. Néanmoins, même avec cela, c’est certainement pour partie la décision d’Angela Merkel de ne plus briguer la présidence de la CDU et ainsi de n’être plus la candidate pour l’élection législative de 2021 qui permettra par la suite au tandem de fonctionner avec plus de souplesse.
Bien que la première visite d’Emmanuel Macron, comme François Hollande avant lui, soit à Berlin, Macron est attendu avec certainement plus de circonspection que l’ancien président socialiste. Le jeune président français arrive avec ses plans de réforme de la zone euro et son ambition de secouer l’Union européenne et la faire sortir de sa torpeur institutionnelle. Il déclare qu’il n’y aurait pas de tabou. Merkel reçoit tout cela en lui rappelant que les élections législatives le mois suivant en France et dans quatre mois en Allemagne détermineront le futur de la relation. Si pour le président français, les élections législatives dans un régime présidentiel sont une formalité au début de mandat du fait de la quasi-automaticité de l’obtention d’une majorité parlementaire, Merkel sait que la CDU et le SPD seront particulièrement impactés par la montée de l’AfD et des Verts. Par voie de conséquence, une majorité stable au Bundestag ne sera pas évidente à trouver.
L’été 2017 est à ce titre politiquement peu actif, tant la chancelière se prépare à l’élection législative du 24 septembre. Elle pose tout de même avec Emmanuel Macron en juillet 2017 des jalons de la réorientation progressive de la politique extérieure et de défense de l’Allemagne, notamment avec l’Alliance pour le Sahel qui vient entériner la nouvelle orientation allemande pour la coopération en Afrique ou encore l’engagement franco-allemand de lancer un programme commun pour un avion de chasse de 5e génération ainsi qu’un nouveau char d’assaut.
Le choc intervient au soir du 24 septembre quand il est clair que les pertes pour la CDU et le SPD sont encore plus catastrophiques que prévues (respectivement -8,6 et -5,2%) et que ces résultats impliquent dans un premier temps une coalition dite jamaïquaine à cause des couleurs des partis sondés (noir : CDU ; verts : Grünen ; jaune : FPD) sachant que la dynamique de campagne ayant joué, le SPD et la CDU ont d’ores et déjà exclu le renouvellement d’une grande coalition. Quatre semaines plus tard, les négociations entre les trois partis échouent et la CDU et le SPD (suite à un vote interne – 56,5% en faveur) décident, malgré leurs annonces de ne plus reconduire leur attelage politique, de s’engager pour un nouveau contrat de coalition qui aboutit finalement et est conclu le 12 mars 2018. Merkel est pour sa part élue chancelière par le Bundestag le 14 mars sur la base d’une courte majorité (364 sur 688). Six mois ont passé depuis l’élection fédérale pendant lesquels le tandem franco-allemand, bien que limité dans ses réalisations a néanmoins été bousculé par l’ambition affichée du côté français.
Deux jours après l’élection au Bundestag, le 26 septembre 2017, Emmanuel Macron livre en Sorbonne le discours éponyme avec lequel il souhaite présenter l’ambition européenne de son mandat. Si ce discours intervient deux jours après, c’est principalement pour ne pas ouvrir un nouveau front pendant la campagne de la chancelière sortante et qui pourrait l’obliger à prendre position contre le président français. Car le discours est politiquement extrêmement ambitieux. Il reprend en effet toutes les revendications du centre-gauche pro-européen depuis l’adoption du traité de Lisbonne et sous les chapitres suivants : « une Europe de la sécurité et de la défense commune », « une Europe avec une politique migratoire unie », « une Europe du développement durable et de l’énergie » et enfin « une Europe puissance économique ». À la matière franco-allemande est attribuée une place centrale dans le discours puisque c’est cette relation qui doit donner l’impulsion nécessaire, notamment par une révision du traité de l’Élysée de 1963, à ce que le président français appelle de ses vœux, à savoir une « refondation européenne ». Au-delà des mantras pro-européens bien présents dans le discours dont la réalisation impliquerait un saut fédéral complet, certaines propositions plus réalisables, comme le budget commun de la zone euro, la mutualisation de certaines dettes européennes, une convergence fiscale, un salaire minimum européen, les listes transnationales font naturellement grincer des dents dans les milieux politiques des deux côtés du Rhin. À l’exception des forces d’opposition de centre-gauche dont le programme politique est en accord avec l’essentiel des propositions, tous les autres partis reconnaissent pêle-mêle dans ces propositions une perte de souveraineté économique et stratégique mais aussi spécifiquement pour la CDU et la CSU la remise en cause de la doctrine économique et budgétaire du pays qui refuse depuis au moins depuis 2008 tout effort de consolidation budgétaire de la zone euro, notamment par le biais de deux outils que sont les achats communs de titre de dette ou le prélèvement de ressources propres pour le budget européen.
À cette question clivante s’ajoute naturellement celle de la migration sur laquelle la CSU refuse tout compromis, notamment du fait de la menace que fait peser l’AfD sur le parti bavarois par une approche qui serait jugée trop laxiste.
C’est aux dépens de ces deux points que la relation va tenter de survivre jusqu’au sommet de juin 2018 et le sommet franco-allemand de Meseberg. En effet, de mars à juin 2018, la chancelière rentre dans une zone de turbulences au sein de son propre parti et de sa coalition. La première menace est que les sociaux-démocrates, notamment le ministre de l’économie Olaf Scholz, se saisissent et deviennent les premiers soutiens des propositions de Macron en Allemagne. Le risque étant de perdre progressivement la main sur la relation franco-allemande et en particulier sur ce qu’elle implique au niveau international, comme par exemple la nécessité pour l’Allemagne de reste aussi proche que possible de la France pour endiguer la déstabilisation géopolitique que Donald Trump produit. La deuxième menace encore plus directe sont les forces centripètes et conservatrices au sein de l’attelage CDU-CSU. Comme nous l’évoquions plus haut, la montée en puissance de l’AfD bouleverse les deux partis qui n’ont pendant cinquante ans rien connu à leur droite Les opposants de la chancelière en interne lui reprochent d’être trop à gauche et de ne pas être assez conservatrice sur le volet migration sur lequel tous les conservateurs européens se rappellent (souvent en grinçant des dents) des mots de la chancelière à l’été 2015 « Wir schaffen das » mais aussi et bien sûr sur la question budgétaire où les propositions de Macron pourraient potentiellement mener à une mutualisation de la dette et au renforcement de l’idée que le citoyen allemand devrait payer pour l’Europe. Cette idée économiquement absurde tant l’Allemagne profite du marché unique est néanmoins extrêmement répandue au sein du bloc CDU-CSU et est le fer de lance de l’opposition à Merkel jugée trop peu soucieuse des finances publiques allemandes. L’idée est par ailleurs politiquement dangereuse car elle ne fait finalement que renforcer l’extrême droite. Cela étant dit, Merkel perçoit et anticipe parfaitement la menace au printemps 2018 et présente dans deux longs entretiens en avril et juin 2018 son refus d’une communautarisation de la capacité d’emprunt pour l’Union européenne ainsi que des ambitions beaucoup plus limitées en matière de défense commune ou d’un budget commun pour l’Eurozone (elle propose un budget dix fois moins élevé que celui que le président français avait en tête).
En donnant ce long entretien au quotidien conservateur de Francfort, Angela Merkel continue de poser les jalons qui lui permettent de jongler entre le soutien de son groupe, l’unité de sa famille politique et la nécessité de donner le change à la France. Le mode opératoire est invariable, la chancelière refuse de prime abord les propositions françaises mais les transforme à la baisse pour les rendre digestes par son groupe politique. Ce faisant, elle ne peut donc se dédire et maintient un flou certain sur sa position. Si elle dit donc « non » début juin dans les colonnes du FAZ, ce n’est pas exactement le même discours qu’elle tient lors du sommet franco-allemand de Meseberg quinze jours après. Puisque le communiqué final de la réunion annonce un projet de budget de la zone euro, une convergence fiscale, des avancées institutionnelles importantes (notamment les listes transnationales pour les élections européennes), une convergence stratégique et militaire (notamment par la création de l’initiative européenne d’intervention, d’une réforme de Dublin pour encadrer les mouvements de réfugiés après leur entrée sur le territoire de l’UE, d’un office européen de l’asile ou encore et pour finir par l’introduction avec le président français du nouveau concept de « souveraineté européenne partagée », concept qui peut se décliner tant en matière économique que stratégique).
C’est spécifiquement sur cette dernière partie que Merkel va s’appuyer sur les projets franco-allemands. À l’été 2018, le conflit entre la CDU et la CSU sur la question migratoire atteint un paroxysme quand le ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer (CSU), propose de refouler les migrants primo-enregistrés ailleurs qu’en Allemagne. Merkel s’y oppose et préfère une solution européenne pour laquelle elle a le soutien franco-allemand. Une solution qui vise à reconduire les migrants au pays de primo-enregistrement est finalement trouvée et clos ainsi pour un moment le débat migratoire en Allemagne, laissant ainsi Angela Merkel plus de marge de manœuvre.
L’été 2018 marque un tournant dans la relation franco-allemande, car Angela Merkel, en clôturant la dissension avec la CSU, reprend la main sur la politique nationale. Elle le devient d’autant plus dès la rentrée politique puisqu’elle laisse penser qu’elle ne se représentera pas à la présidence de la CDU en laissant la main à Annegret Kremp-Karrenbauer, alors ministre-présidente de Sarre. Ceci est chose faite le 29 octobre 2018 avec l’annonce publique qu’elle ne briguera pas de nouveau mandat aux élections législatives de 2021. Cette annonce va focaliser totalement l’attention de l’ensemble de la classe politique allemande et ainsi permettre à Angela Merkel de se consacrer aux sujets européens et franco-allemands de manière beaucoup plus indépendante.
Traité d’Aix-la-Chapelle : vers un nouveau souffle franco-allemand
Le traité d’Aix-la-Chapelle (TAC) du 22 janvier 2019 vient clôturer le cycle franco-allemand qui avait débuté à l’élection d’Emmanuel Macron et aux incertitudes allemandes liés à une politique intérieure beaucoup moins directive (et donc beaucoup plus parlementaire) que la France. Paradoxalement, il le fait dans un contexte de tension puisqu’Emmanuel Macron en novembre 2018 avait frontalement attaqué l’OTAN en déclarant l’alliance dans une interview pour The Economist comme étant « en état de mort cérébrale ». L’Allemagne ayant construit tout son édifice de défense autour de l’OTAN, la sortie du président français fut accueillie très fraîchement à Berlin et les cérémonies communes de l’armistice de 1918 dans la clairière de Rethondes furent marqués par plus de distance qu’à l’accoutumée.
La signature du TAC, même si elle arrive dans ce contexte tendu – où également dans les deux États, l’Europe n’est pas souvent perçue de manière positive –, permet de réaffirmer symboliquement, cinquante-six ans jour pour jour après le traité de l’Élysée, l’attachement mutuel des deux États. Le traité en lui-même n’est pas révolutionnaire, au contraire, il réaffirme et développe toutes les ambitions franco-allemandes en matière stratégique, économique, fiscale, environnementale et énergétique et en matière de coopération transfrontalière. Il crée des institutions intéressantes comme le conseil franco-allemand d’experts économiques dont les contours avaient déjà été énoncés l’été d’avant à Meseberg. De manière intéressante, il répète en son article 4 un engagement de défense mutuelle déjà présent dans le traité de l’Atlantique nord et dans les traités européens mais qui, dans ce contexte franco-allemand, signifie également le renouvellement de l’accord tacite de protéger l’Allemagne du parapluie nucléaire français dans un contexte de délitement de l’OTAN. Pour finir, et certainement de manière plus importante que les autres, le traité veut instaurer dans tous ces domaines une culture commune. Bien que ceci ne soit pas évident à mettre en place, cette ambition est la plus remarquable car il est concevable que des institutions sans culture commune ne pourront jamais fonctionner alors que, en présence d’une culture commune, même un groupe non institutionnalisé peut correctement fonctionner.
C’est d’ailleurs tout à fait dans la perspective de cette ambition culturelle et finalement politique que le Bundestag et l’Assemblée nationale signent un traité de coopération le 11 mars 2019 et ce afin de créer une assemblée franco-allemande. Cette assemblée dont la conception initiale vient justement de la période de flottement exécutif du côté allemand entre septembre et mars 2018 a pour objet de contrôler l’application du TAC (article 6) mais surtout de porter des projets pour faire avancer la convergence législative.
Brexit et Covid : l’alignement des horizons franco-allemands
Les multiples initiatives franco-allemandes, la volonté affichée et plus ou moins respectée de parler d’une seule voix notamment à l’extérieur de l’Union européenne (comme par exemple aux réunions du G7 à Biarritz en août 2019), l’amélioration sensible des relations de travail aux niveaux ministériels et des administrations centrales et même parfois locales ont fait que dans la période 2017-2019 – même si la coopération sur le fond a été erratique du fait des difficultés nationales de la chancelière mais aussi souvent d’une dissonance de ton et de niveau affiché d’ambitions – les cadres de la coopération franco-allemande sont en place.
L’intensification des relations franco-allemandes apporte une plus-value non négligeable qui est une plus forte résilience face aux chocs exogènes. Et bien que les styles différents des leaders apporteront leurs lots d’interrogation, par ailleurs surtout en France où la relation franco-allemande est souvent plus idéalisée qu’« à concrétiser », les crises que représentent le Brexit et la Covid-19, mais aussi la montée des partis d’extrême droite démontrent la solidité du couple franco-allemand, même dans la tourmente, notamment dans la gestion de la crise sanitaire et économique.
Au regard des années 2018 à 2020, une constante de la relation franco-allemande refait surface. Comme en 2008 et tout au long de la crise de l’euro donc de 2008 jusqu’à 2015, le couple fonctionne bien dans la tourmente. Quand bien même François Hollande tente de développer, comme son prédécesseur, une nouvelle alliance latine, notamment ici pour supporter le projet des « eurobonds », pour garantir la dette européenne, et qu’il s’expose à une réponse négative de la part de la chancellerie, l’action des tandems Sarkozy-Merkel et Hollande-Merkel, comme toujours, est la clé pour trouver un compromis au Conseil et permettre la stabilisation institutionnelle nécessaire pour répondre, certes à court terme, à la crise.
Le fait est que l’Allemagne et la France, au-delà de la relation qu’ils ont construite sur sept décennies de coopération ont une responsabilité particulière vis-à-vis de l’Union. Leurs PIB conjugués pèsent pour près de la moitié de celui de l’UE, pour 33% de la population européenne et 45% du commerce de l’Union. Les réponses franco-allemandes aux crises ne sont pas optionnelles, elles sont constitutives de la survie de l’Union et tous les partenaires européens le savent, ou peuvent faire parfois mine de l’ignorer.
L’Europe post-Brexit : l’heure de l’axe Madrid-Paris-Berlin ?
Peut-être que la crise institutionnelle et politique la plus importante de l’Union européenne – le départ sans fin du Royaume-Uni de l’Union – a jeté une incertitude sur la relation franco-allemande. Cette incertitude, comme pour tous les autres États membres, est à l’évidence celle de ne pas savoir comment combler le vide que laisse la troisième puissance économique et deuxième militaire du bloc. Bien que le Royaume-Uni depuis 1973 soit un partenaire difficile, sa puissance économique et sa capacité stratégique et militaire ont été des atouts essentiels des politiques internes et externes de l’Union. Le Royaume-Uni a été, de plus, souvent un allié de circonstance dans le cadre des relations franco-allemandes. Son départ déstabilise des relations établies de longue date, à l’image évidente de la relation de l’Espagne avec Gibraltar ou de tout le secteur touristique de la péninsule qui à lui seul pèse près de 15% du PIB espagnol et dépend fortement des touristes anglo-saxons.
Dans le contexte de la relation franco-allemande, le Brexit implique des rééquilibrages colossaux. Si pour simplifier le Royaume-Uni était le partenaire stratégique et militaire de la France et le partenaire commercial de l’Allemagne, son départ entraîne pour la France comme conséquence première de se retrouver incontestablement comme seul pivot européen de la politique internationale. Dorénavant seule puissance jouissant d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU et également seule puissance nucléaire avec une puissance de projection stratégique mondiale, la politique de défense de l’Union passe immanquablement par Paris et cela explique en grande partie le recalibrage militaire et stratégique de l’Allemagne en faveur d’une souveraineté européenne stratégique assumée tout en tentant de maintenir un lien avec l’OTAN qui reste la colonne vertébrale de toute sa stratégie de défense nationale.
De la même manière, pour l’Allemagne, le Brexit et ses conséquences économiques restent une interrogation majeure tant, à la différence de la France dont l’économie repose plus sur sa consommation intérieure, le tourisme et les services, elle dépend de ses exportations de produits manufacturés et du secteur automobile, lui aussi sous pression du fait de la transition environnementale. Ces incertitudes, bien que largement anticipées par une économie où le tissu robuste du Mittelstand et des grands groupes sait aussi s’adapter (notamment par une réorientation de son économie vers la Chine, plus largement l’Asie et l’Europe continentale), poussent néanmoins Berlin à renforcer ces liens avec Paris pour aussi d’une certaine manière lier leur destin. La négociation du Brexit, sous la houlette de Michel Barnier, fut en cela un exemple remarquable d’unité européenne où, justement, des différences structurelles aussi fondamentales que celles que nous venons de développer entre la France et l’Allemagne auraient dû amener à des prises de positions séparées vis-à-vis d’une diplomatie complètement dépassée par la situation. Cela n’en fut pas le cas et la position commune franco-allemande servit certainement d’exemple pour le reste des vingt-sept.
Dans ce cadre, pour l’Allemagne et la France, se pose individuellement la question de trouver un nouvel État membre pour équilibrer, dans le cadre d’un triangle et comme le fut le Royaume-Uni, le tandem franco-allemand. L’Espagne de Pedro Sanchez est très bien placée pour devenir cet allié. Quatrième puissance économique européenne, avec un régime politique plus stable que l’Italie et une classe politique plus pro-européenne que la Pologne ou bien même la génération atlantiste d’Aznar et de Rajoy, l’Espagne de Sanchez a tout pour plaire. Le fait que Pedro Sanchez parle français et anglais est évidemment un plus important, tant les négociations directes entre leaders sont essentielles dans l’Union. Néanmoins, à l’horizon 2021 et malgré l’élection du leader espagnol depuis maintenant plus de deux ans mais sans gouvernement fonctionnel, la perspective d’un triangle avec Madrid s’éloigne. Seul le vote d’un budget au début de l’année 2021 permettrait éventuellement à cet attelage de prendre forme.
Gestion du coronavirus et relance post-Covid
Si le Brexit est bien la plus grande crise institutionnelle de l’Union, celle de la Covid-19 dont la la fin est particulièrement incertaine sera sans doute une crise économique dont l’amplitude dépassera ou égalera la grande crise de 1929. Dans ce contexte, le couple franco-allemand a joué un rôle important dans la gestion de l’urgence sanitaire et des premières mesures de relance post-Covid.
L’Union européenne étant singulièrement dépourvue de compétences en matière sanitaire, la crise de la Covid-19 prend les Européens au dépourvu. Même si une clause de solidarité existe bien dans les traités (art. 222), elle s’avère mal adaptée à une situation où tous les États sont touchés. Les traités ne donnant aucune compétence sanitaire aux institutions, aucune réponse coordonnée ne put être pilotée dans les premières semaines de la crise sanitaire, laissant les citoyens dans l’incompréhension. Ce fut finalement après un mandat donné par le Conseil à la Commission européenne qu’une ébauche de coordination sanitaire a pu être mise en place le 15 avril 2020. Hormis une discussion approfondie sur les fermetures de frontières et les mesures de confinement, aucune coordination sanitaire n’a pu véritablement être instaurée. Ce n’est finalement que l’initiative franco-allemande puis européenne d’achat de vaccins à la compagnie européenne AstraZeneca mi-juin 2020 puis, plus récemment, les déclarations conjointes franco-allemandes sur l’Europe de la santé et la coordination du pilotage des zones à risque qui ont posé l’ébauche d’une réaction européenne sur le volet sanitaire.
La gestion économique de la crise a subi pour sa part un traitement autrement plus européen et approfondi que la seule question sanitaire. L’engagement franco-allemand a été ici essentiel et s’inscrit dans la logique de l’évolution de la relation entre les deux leaders et ce avec leurs contraintes et ambitions.
La réponse coordonnée de l’Europe commence à la veille du Conseil européen du 26 mars 2020 où l’Eurogroupe était chargé de proposer des solutions innovantes pour contrer la crise économique. Neufs États membres (dont la France, l’Espagne et l’Italie) publient un appel pour la mise en place d’eurobonds pour mutualiser une partie des dettes futures qui seront utilisées pour répondre à la crise. Cet appel est reçu froidement par la classe politique allemande qui connaît bien le sujet, car la solidarité financière européenne est une question centrale de la politique allemande depuis la crise de l’euro. Lorsque l’Eurogroupe, par la voix de son président Mário Centeno, présente le 7 avril dernier un paquet de plus 500 milliards d’euros, il n’est pas fait mention des eurobonds.
Contre toute attente, le 18 mai 2020, l’Allemagne et la France lancent une initiative commune « pour la relance européenne ». Cette vaste feuille de route qui traite de politique environnementale comme industrielle présente deux éléments qui font figure de petite révolution ou, dans le jargon fédéraliste, de « saut hamiltonien » : d’une part, l’annonce d’une mutualisation de certaines dettes futures (en l’espèce les dettes contractées au nom de l’UE pour le plan de relance) et, d’autre part, la réouverture de la question des ressources propres pour le budget européen. Cette initiative constitue la base sur laquelle la Commission européenne propose le 27 mai le projet européen de relance, projet qui sera adopté finalement au Conseil le 21 juillet.
Le revirement de la chancelière sur la question d’achat de titres commun est étonnant. Elle qui refusait d’en entendre parler depuis au moins 2010 a-t-elle été convaincue par les arguments d’Emmanuel Macron ? A-t-elle pris une décision, comme en 2015 sur les réfugiés, plus à l’aune de l’Histoire et du sens de l’intégration européenne, a fortiori en sachant qu’elle ne briguerait plus la chancellerie ? Ou a-t-elle simplement réagi en fonction de son électorat en jugeant qu’elle pourrait perdre des voix sur les sociaux-démocrates qui, également, par le truchement d’Olaf Scholz, le ministre de l’Économie, s’étaient ralliés aux eurobonds à peine quelques semaines auparavant ? La réponse réside certainement dans un panachage de tous ces éléments mais le fait est que l’initiative franco-allemande est la matrice du plan de relance européen (appelé aussi NextGeneration EU) et que, plus étonnant encore, même si fraîchement convertie, la diplomatie allemande, dans les premières semaines de juillet, s’est totalement engagée pour faire pression sur les États dits « frugaux ».
La présidence allemande de l’UE, conclusion d’un cycle franco-allemand
À la lecture chronologique et thématique de ces quelques années de relation franco-allemande, il apparaît que la relation évolue, naturellement, mais aussi qu’elle s’adapte en fonction des leaders mais aussi de l’état du débat politique dans les pays. Ceci est particulièrement visible en Allemagne, où pour la série de raisons que nous avons évoquées Angela Merkel a fait considérablement évoluer les positions classiques qu’elle avait elle-même mises en place depuis 2005. Connaître en détail les raisons de ces évolutions est impossible, mais il est raisonnable de penser que, en matière européenne et particulièrement dans ce cadre privilégié que sont les relations franco-allemandes, nécessité fait loi. La crise révèle et change les mentalités.
Le tandem avec Emmanuel Macron y est certainement aussi pour quelque chose. Le fait de pouvoir échanger directement avec la chancelière, l’évidence générationnelle en faveur de l’Europe pour lui ainsi que sa formation intellectuelle et professionnelle certainement plus orientée sur les affaires que ses prédécesseurs font que la relation est d’abord basée sur un véritable marché politique et non principalement sur l’invocation de la symbolique commune, dont la trame s’élime plus à chaque photo souvenir. En bien ou en mal, Macron crée un rapport de forces dans la relation qui correspond tout à fait aux codes de la politique allemande.
Si par le passé les commentateurs politiques ont toujours qualifié l’Allemagne de plus conservatrice dans le débat européen que la France qui serait une ambitieuse, nous voyons aussi très clairement que ce n’est pas si simple et que le degré d’ambition dépend principalement des mécanismes de validation politique qui sont évidemment beaucoup plus complexes en République fédérale, ou la chancellerie est en concurrence constante avec l’Auswärtiges Amt et le ministère de l’Économie, que dans une France dont le système politique est d’abord porté sur l’exécutif et où les décisions se prennent sans débat et sans finalement besoin de majorité. On comprendra alors, sans aucun jugement de valeur sur les propositions, que l’ambition, comme illustrée par la lettre du président français aux Européens, est beaucoup plus aisée.
La présidence allemande de l’UE qui a débuté en juillet 2020 arrive donc à un moment de grande convergence franco-allemande avec un tandem qui, bien que n’ayant théoriquement plus qu’un an à vivre, a réussi à faire fructifier des pratiques de bonne coopération entre ses administrations, et notamment sa diplomatie européenne. Ses objectifs, qui ont été en très large partie discutés et établis en fonction des priorités diplomatiques du tandem tels qu’annoncés, sont particulièrement ambitieux, bien sûr sur le volet économique mais aussi institutionnel. Car c’est l’Allemagne qui lancera à l’automne la Conférence sur le futur de l’Europe que Emmanuel Macron avait défendue dans son programme présidentiel. Signe encourageant dans une construction européenne toujours boiteuse à cause des votes à l’unanimité au Conseil, France et Allemagne convergent pour dire à qui veut l’entendre que cette conférence sera l’occasion de parler d’infrastructure institutionnelle et d’éventuellement changer les traités européens. Bien sûr, le niveau d’ambition sera celui fixé par un compromis mais on peut espérer, sur la base des engagements franco-allemands récents, que la réponse européenne, impulsée par le tandem franco-allemand et ses alliés, sera à la hauteur des défis qui pèsent sur l’Europe.