Les élections fédérales en Allemagne, le 24 septembre dernier, ont constitué un revers pour les partis traditionnels – la CDU, la CSU, et le SPD –, marquant l’entrée de l’AfD au sein du Bundestag. Cinq mois après, la Chancelière vient seulement de constituer son gouvernement, en coalition avec le SPD. Entretien avec Gabriel Richard-Molard, docteur en droit européen, spécialiste des relations franco-allemandes, qui décrypte les derniers mois chaotiques de la scène politique allemande.
Suite à l’échec de la coalition dite « jamaïcaine » avec les Libéraux et les Verts, la Chancelière Angela Merkel s’est retrouvée affaiblie au sein de son propre parti. L’accord de la part des délégués de la CDU pour le contrat de coalition avec le SPD est-il le signe d’un retour de la confiance qui est accordée à la Chancelière?
Je pense qu’il s’agit surtout d’une confirmation de moyen terme. La fronde des cadres et des élus de la CDU, comme on la présente parfois dans la presse hexagonale, est largement exagérée. Angela Merkel règne sans partage depuis dix-huit ans sur le camp chrétien-démocrate et il est évident que la fin de cette période, annoncée par le fait qu’elle ait choisi elle-même sa potentielle successeuse (Annegret Kramp-Karrenbauer, actuelle ministre-présidente de Sarre) commence à animer le débat interne. À l’évidence, le départ de ministres appréciés au sein du parti comme Thomas de Maizière ou Hermann Gröhe ont fait grincer quelques dents, mais la CDU reste profondément légitimiste et la nouvelle secrétaire générale s’oppose à tout glissement vers la droite, comme elle l’a rappelé lors de son discours d’intronisation au congrès de la CDU en février 2018. La stratégie de la Chancelière étant que le coup de barre à droite doit être assumé par la CSU qui, en prévision des élections régionales de Bavière le 14 octobre prochain, doit ramener son électorat ayant en partie voté pour l’AfD. Ceci s’est illustré notoirement par le création d’un ministère de l’Intérieur et de la Patrie, ce qui correspond dans une certaine mesure aux gages donnés il y a quelques années en France par l’ancien président Nicolas Sarkozy avec son ministère de l’Identité nationale.
Les dissensions au sein de la CDU ne prépareraient-elles pas l’après-Merkel ?
Le Tageszeitung, journal de gauche, a titré récemment : « La CDU n’est pas un parti de putschistes » en faisant référence au congrès du parti qui a vu le contrat de coalition validé à une très forte majorité et la nouvelle secrétaire générale élue avec 98,9%. Il faut lui donner raison. Les dissensions qui existent au sein de la CDU ne relèvent pas tant d’un problème de nature politique mais plus d’une question de renouvellement des cadres. La CDU est régulièrement brocardée dans la presse allemande comme étant un parti qui, depuis Kohl, est une « association pour faire élire des Chanceliers » et non un parti qui débat ouvertement de son positionnement politique.
Dans cette mesure, oui, les dissensions au sein du parti reflètent la préparation de l’après-Merkel. Mais Angela Merkel garde la main sur le renouvellement souhaité en faisant monter les personnes qu’elle souhaite et qu’elle seule a choisies. Ainsi, de nouvelles personnalités comme Julia Glöckner, ou encore le nouveau ministre président de la Rhénanie-du-Nord-Palatinat (NRW) Armin Laschet incarnent la nouvelle génération que la Chancelière souhaite voir monter. Il convient enfin de considérer que quand bien même ces discussions ont lieu, elles risquent fortement de devoir être actualisées dans la mesure où Angela Merkel est parvenue à obtenir la grande coalition qu’elle souhaite avec le SPD. Cela implique qu’Angela Merkel restera encore Chancelière, ce qui laissera beaucoup de temps avant que des changements importants ne se produisent au sein de la CDU.
Après le vote approuvant le contrat de coalition avec la Chancelière à 66,02%, suite aux résultats des élections fédérales qui ont constitué pour le parti son score historiquement le plus bas, et à la démission de Martin Schulz, quelle est la situation du SPD ?
Le SPD est dans une phase de turbulence avancée : le résultat catastrophique des élections législatives avec un plus bas historique, les renoncements de Martin Schulz ayant promis de ne pas s’engager dans une grande coalition puis revenant sur sa parole, la perception prononcée dans l’espace public que cette même coalition ne serait qu’un moyen d’obtenir des postes pour les cadres ou encore les changements de leadership intempestifs et sans caution militante, ont fait que la base militante et électorale du Parti a été profondément bousculée.
Les résultats de la consultation interne au parti pour ou contre l’accord de coalition, le 4 mars dernier, étaient incertains puisque quelque 40 000 nouveaux membres avaient adhéré au SPD pour pouvoir voter à l’occasion de cette consultation. Néanmoins, en trois semaines de campagne, le comité directeur du parti a visiblement réussi à inverser une tendance au « non », ce qui était loin d’être gagné après le vote positif gagné d’une courte tête à l’occasion du vote des délégués du parti en janvier dernier.
En dépit des résultats de ce vote, la question de la survie du SPD se pose entièrement. Deux écoles s’opposent ici : la première voit dans la grande coalition une chance pour permettre au SPD de faire avancer son agenda social et européen, et la deuxième, à laquelle j’appartiens, pense que le SPD – déjà en chute libre dans les sondages et dépassé pour la première fois par l’extrême droite dans les intentions de vote, le 20 février dernier – a besoin de retourner dans l’opposition pour reconstituer sa base électorale.
Qu’en est-il de l’AfD qui a fait son entrée au Bundestag avec 94 députés?
L’AfD continue sur sa lancée, alternant coups d’éclat publics – comme le refus d’un député AfD Hansjörg Müller de commémorer la journée consacrée à la Shoah – et paradoxalement une certaine discrétion de la part des parlementaires AfD. Ceci est dû, comme en France avec La République en marche, aux profils souvent novices des parlementaires. Néanmoins, dans cette phase d’incertitude, le Bundestag a attribué provisoirement au parti d’extrême droite la présidence des commissions du budget, des affaires juridiques et du tourisme. Si cela devait se confirmer après la constitution du gouvernement, cela renforcerait très concrètement la place du parti au sein du Parlement allemand.
La situation politique générale est bien plus inquiétante. Pour la première fois depuis 1945, l’extrême droite qu’elle représente au Bundestag a été même annoncée dans un sondage devant les sociaux-démocrates. Des sondages plus récents tendent maintenant à infirmer cette tendance qui reste malgré tout très préoccupante. Ce qui est clair, c’est que l’instabilité gouvernementale profite à l’extrême droite et qu’une résolution rapide de cette question apportera certainement un recul de l’AfD qui devra s’exposer concrètement à la difficulté du travail parlementaire.
Le 4 mars ont eu lieu les élections législatives en Italie. Les premiers résultats semblent donner en tête Forza Italia et la Ligue (l’ancienne Ligue du Nord). Le Partito democratico sort affaibli de ce scrutin. Comment analysez-vous l’état de la social-démocratie en Europe ?
À l’issue du 4 mars, l’Union européenne se réveille face à une nouvelle donne politique avec une droite très forte en Italie d’une part et une démocratie unitaire et pro-européenne mais empoisonnée par l’extrême droite en Allemagne d’autre part.
Cette nouvelle configuration n’offre aucune perspective réjouissante pour la social-démocratie européenne : Matteo Renzi ne pourra vraisemblablement pas se maintenir à la tête du Partito democratico suite aux résultats de son parti qui sont inférieurs à 20% des suffrages. Au regard de ces résultats, quid de l’avenir du PD et de son alliance avec Emmanuel Macron en perspective des prochaines élections européennes ? Quant au SPD, il aura beaucoup de mal à participer à la reconstruction de la gauche européenne, étant lui-même complètement assujetti aux choix politiques de la Chancelière en matière européenne (comme en témoigne, par exemple, son soutien potentiel à la candidature du très ordo-libéral Jens Weidmann à la présidence de la Banque centrale européenne). Les gauches scandinaves et d’Europe centrale et orientale sont, par ailleurs, liées à l’Allemagne et présentent des profils plus conservateurs ; seules les gauches latines et anglo-saxonnes présentent un potentiel positif pour reconstruire la famille politique européenne.
Il ne reste qu’à espérer qu’elles pourront s’inspirer d’exemples positifs comme le cas portugais ou anglais où Jeremy Corbyn a réussi à hisser son parti à plus de 40% des intentions de vote. Il faudra néanmoins pour cela que le Parti socialiste français ait tranché définitivement sa question de positionnement politique, lui permettant ainsi de contribuer avec ses alliés historiques à poser les bases d’une campagne européenne résolument progressiste, pro-européenne, ouverte aux coalitions à gauche et clairement en opposition au libéralisme économique tel que proposé par Emmanuel Macron ou des souverainistes de Jean-Luc Mélenchon. C’est là, à mon sens, le seul espoir de relèvement de la famille socialiste et sociale-démocrate en Europe qui, prise dans le clivage maintenant bien établi entre pragmatiques contre populistes, doit retrouver l’essence du clivage gauche-droite en affirmant que le pragmatisme n’est pas vecteur de justice sociale et que le populisme n’a de populaire que la bassesse des instincts nationalistes.