Comment expliquer que la formation d’une coalition dite jamaïcaine entre les conservateurs, les libéraux et les Verts, suite aux élections fédérales du 24 septembre, ait échoué ? Gabriel Richard-Molard en donne son analyse, alors que toute l’attention se tourne maintenant vers le SPD de Martin Schulz qui annoncera le 15 décembre s’il lance des négociations pour la formation d’une nouvelle coalition avec Angela Merkel.
« Nous avons été tous surpris et puis ensuite la situation évolue », Martin Schulz repose le micro et tourne le dos à la caméra. Le président du SPD et candidat malheureux à l’élection à la Chancellerie en septembre 2017 est marqué physiquement et moralement. L’échec des négociations de coalition entre les Verts, les libéraux et les conservateurs ont obligé « la vieille dame », comme les Allemands appellent affectueusement le Parti social-démocrate, à revenir sur son engagement post-électoral qui était de prendre note de sa défaite et de ne pas retomber dans le « piège » d’une grande coalition. Et pourtant, tiraillé entre responsabilité politique et volonté de se reconstruire, le SPD a voté le 7 décembre dernier, à l’occasion de son congrès à Berlin, un mandat pour entamer des négociations préparatoires à une grande coalition. Errare humanum est et persevare diabolicum ? Quelle est la portée d’une telle décision pour l’Allemagne ?
Une coalition jamaïcaine partie en fumée
L’échec des négociations pour former une coalition jamaïquaine n’est pas véritablement une surprise. Beaucoup de commentateurs s’accordent à penser que seuls les conservateurs et les Verts avaient un véritable intérêt à constituer un gouvernement. Pour des raisons différentes, les libéraux et les Bavarois de la CSU n’ont pas souhaité jouer le jeu du compromis et de l’accord de gouvernement. Pour les libéraux, vraisemblablement car le parti n’y était pas prêt idéologiquement, étant de nouveau au-devant de la scène politique après une traversée du désert depuis plus de cinq ans ; pour la CSU, certainement à cause d’une inflexibilité idéologique, elle-même à lier au fait que le parti est attaqué sur sa droite en Bavière par l’Alternative für Deutschland (AfD) et qu’un compromis avec d’autres formations politiques pourrait être interprété comme un aveu de faiblesse. Le 19 novembre au soir, Christian Lindner, le chef des libéraux, annonce la fin des négociations, expliquant que toutes les configurations envisagées ne permettaient au parti de rester fidèle à ses idées. Même son de cloche du côté de la CSU, par la voix de son président, Horst Seehofer, qui déclare laconiquement : « Merci Angela Merkel pour ces quatre semaines de discussion ».
Sleepy Hollow version bavaroise
Au-delà de l’incapacité supposée de Christian Lindner de prendre les décisions nécessaires au moment politique, qui peut s’expliquer partiellement par un manque de maturité de son parti, la CSU s’est révélée être le véritable maillon faible des négociations de ces dernières semaines. Tiraillée sur sa droite par l’AfD, le parti bavarois allié principal d’Angela Merkel est miné à l’intérieur par une lutte dont l’objectif est la conquête du leadership. Le rideau est finalement tombé sur ce drame en deux actes le 4 décembre dernier, avec l’éviction d’Horst Seehofer, le leader historique de la CSU, par son rival Markus Söder qui le remplacera à la tête de la Bavière en janvier 2018. La lutte entre les deux hommes laisse un parti sans tête qui continue malgré tout à exercer un rôle politique important mais de manière totalement désordonnée, comme ce fut notamment le cas lors du vote au Conseil de l’Union européenne sur la prolongation du glyphosate. En effet, le ministre fédéral allemand de l’Agriculture, Christian Schmidt, membre de la CSU, a voté pour la prolongation du pesticide et ce contre l’avis de la Chancelière et du reste du gouvernement. Cela a continué à démonétiser la CSU auprès de la CDU d’Angela Merkel mais aussi auprès de la SPD.
La CSU, comme dans la nouvelle de Washington Irving, a un cavalier sans tête pour diriger le parti. Avec le départ annoncé d’Horst Seehofer, les prétendants à la présidence du parti sont nombreux et déjà Manfred Weber, l’actuel président du groupe conservateur au Parlement européen, et Alexander Dobrindt, actuel ministre fédéral aux Transports, ont officiellement annoncé leur volonté de diriger le parti. Dans l’optique d’une nouvelle grande coalition, à laquelle la CSU serait partie prenante, la présidence de Manfred Weber faciliterait à l’évidence, grâce à son expérience parlementaire, les négociations.
L’impossible grande coalition
Certes, le président du SPD et candidat à la Chancellerie avait annoncé le soir des élections que la leçon de la grande coalition avait été tirée et qu’une nouvelle participation sous ce format serait à bannir. Pourtant, le parti a voté à une large majorité lors de son congrès ordinaire pour une reprise des discussions avec la CDU pour éventuellement, si la présidence en décide ainsi lors de sa réunion du 15 décembre, engager des négociations formelles qui pourraient aboutir d’ici la fin janvier avec la présentation d’un nouveau gouvernement.
Cette décision, adoptée par les 600 délégués du parti, n’a pas été facile à prendre et beaucoup, comme la ministre Manuela Schwesig, le président des Jeunes socialistes, Kévin Kühnert, la présidente de l’aile gauche du Parti (DL 21), Hilde Mattheis, ou encore la présidente du groupe parlementaire au Bundestag, Andrea Nahles, se sont prononcés plus ou moins clairement contre une nouvelle grande coalition. Ceux qui ne l’ont pas fait ont néanmoins voulu mettre la barre des négociations très haute : assurance maladie universelle (et donc sortie du système privé-public existant jusqu’à maintenant), assurance retraite universelle, gratuité des écoles maternelles, nouveau droit d’asile, États-Unis d’Europe avec un nouveau traité. C’est donc sur cette base-là que les premières discussions auront lieu entre la Chancelière et, du côté des sociaux-démocrates, Martin Schulz, réélu à la tête du SPD avec 82% et qui devra se faire l’écho d’un mandat de négociation très ambitieux sur le fond.
C’est là l’une des causes potentielles d’échec. Le prochain ministre-président de Bavière Söder a déjà annoncé ici la couleur en rejetant dès la fin du discours de Martin Schulz les principales revendications du Parti social-démocrate. Une autre cause sera très certainement la mobilisation de la base militante du SPD à qui l’accord potentiel de négociation sera soumis au vote. À l’instar d’une petite majorité de cadres dirigeants du SPD – qui, soit par opportunisme, soit par réalisme politique, évoquent avec une demi-résignation la responsabilité du parti (pour le pays) de rentrer à nouveau dans une grande coalition – la grande coalition est pour les militants devenue plus que jamais un repoussoir, synonyme de la perte de vitesse de la social-démocratie qui souffre de se compromettre avec d’autres partis et de ne tirer aucun profit politique de l’exercice. Un vote des militants sera, sauf contrat de coalition exceptionnellement ambitieux (ce dont il est permis de douter vu le nouveau leadership de la CSU), vraisemblablement en défaveur de la reconduite d’une grande coalition.
Trois scénarios pour 2018
Trois différents scénarios s’offrent maintenant à la politique allemande. Le premier, déjà évoqué, est celui d’une grande coalition dont les contours devront être déterminés ou non dans les prochaines semaines.
Le second est celui d’élections anticipées. Les grands partis disent ne pas les craindre, mais ni le président fédéral, Frank-Walther Steinmeier, ni la Chancelière ne semblent favorables à cette idée, la jugeant capable de détériorer encore davantage la perception de la politique par les citoyens allemands. Par ailleurs, les sondages prévoient, dans ce cas, une baisse des intentions de vote pour les libéraux, une stagnation des grands partis et une augmentation des intentions de vote pour les Verts et de l’AfD, ce qui n’est donc pas dans l’intérêt des partis majoritaires.
Le dernier scénario, intellectuellement le plus intéressant, est celui d’un gouvernement minoritaire. Loin de ressembler à un gouvernement faible, tel que la France a pu en connaître sous la IVe République, un gouvernement minoritaire en Allemagne est protégé par ladite motion de défiance constructive, ce qui implique que le gouvernement et le ou la Chancelière ne peuvent être renversés que si un remplaçant peut être trouvé et si ce dernier est soutenu par une majorité stable. Cela est, dans le cadre de l’actuelle configuration du Bundestag, pratiquement impossible. Une frange importante des libéraux, conservateurs et sociaux-démocrates se sont dès à présent prononcés favorablement pour une telle solution.