L’expérience du minimum social garanti à Grande-Synthe

Présenté comme un possible instrument de lutte efficace contre la pauvreté, le minimum social garanti a été mis en place dans la commune de Grande-Synthe à titre expérimental en mai 2019. Clément Cayol, doctorant en économie et en sociologie, dresse un bilan de l’expérience pour l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation.

Aujourd’hui, comme dans les années 1970-1980 où des expériences municipales ont nourri les rapports de préfiguration du revenu minimum d’insertion (RMI), des collectivités territoriales, départements, communes s’organisent pour essayer d’inventer, de préfigurer, une protection sociale plus étendue, juste et efficace, pour les populations marquées par une insécurité sociale durable. C’est avec cet objectif que la ville de Grande-Synthe (Nord) a instauré en 2019 un minimum social garanti (MSG) destiné à sortir ses habitantes et habitants les plus fragiles de la grande pauvreté.

Le contexte était évidemment différent à l’époque. On assiste alors à un phénomène de « déstabilisation des stables », pour reprendre les mots de Robert Castel (1995), qui marque une remontée d’une vulnérabilité de masse. Et, ainsi, pour la classe ouvrière intégrée ou la petite classe moyenne salariée, il y a un risque de basculement et une précarisation très importante des conditions de travail. À Grande-Synthe, la décrue du nombre de postes dans l’industrie à partir de la fin des années 1970 fait que la ville, à l’image d’autres territoires industriels, subit de plein fouet ce processus et le chômage de masse s’installe dans la durée pour une population en capacité et en âge de travailler.

Ainsi, l’ambition universaliste de 1945 d’une protection des individus par des droits sociaux associés au travail est interrogée. Et la question de l’exclusion d’une partie de plus en plus importante des individus est portée dans le débat public. Des réflexions et discussions apparaissent sur la pertinence de l’instauration de dispositifs d’aides sociales, déconnectés de la cotisation sociale. C’est un retour de l’assistance à côté des protections acquises dans l’après-Seconde Guerre mondiale. Des collectivités locales, avant l’État, mettent en place des dispositifs spécifiques (ciblés sur des catégories de population) ou généralistes pour apporter des aides à leurs populations. Des villes comme Besançon, Chenôve, Rennes, Grande-Synthe, des associations comme ATD Quart Monde s’engagent par la mise en place de dispositifs locaux qui inspirent des spécialistes des politiques sociales lors de l’instauration du revenu minimum d’insertion, au niveau national en décembre 1988.

Plus de trente ans plus tard, le revenu de solidarité active (RSA), successeur du RMI, reste un dispositif imparfait et largement critiqué. Des interrogations émergent sur le montant de l’aide apporté, les contraintes administratives pour l’obtenir, l’exclusion des moins de vingt-cinq ans du dispositif, son mode de calcul dégressif en fonction du nombre de personnes dans le foyer, etc. Le fait que la pauvreté en France ait été démultipliée1Rapport du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale remis au Premier ministre : « La pauvreté démultipliée. Dimensions, processus et réponses », Vie publique, 15 mai 2021. par la crise sanitaire, économique et sociale et que, depuis des années, le nombre de travailleurs pauvres, de personnes privées d’emploi et ne disposant plus de protections collectives suffisantes pour faire face à des situations qui n’ont plus rien de temporaire explose est révélateur d’une société qui ne parvient pas à organiser l’intégration de toutes et tous en son sein. Le système de protection sociale et les minima sociaux tels qu’ils sont aujourd’hui ne semblent pas être en mesure de répondre aux défis d’une aide pour toutes et tous. 

Faisant écho aux propositions de réformes et d’expérimentations de ces dernières années, de la « couverture socle commune » du député Christophe Sirugue à la proposition d’expérimentation d’un revenu de base portée par des départements socialistes, des initiatives émergent pour participer, en actes, aux réflexions. Les expériences locales comme celles de la métropole de Lyon qui a mis en place un revenu solidarité jeunes, celle de Pont-de-Claix (38) et son complément minimum garanti, ainsi que le minimum social garanti (MSG) de Grande-Synthe2Ces trois expériences ont été présentées lors d’un colloque organisé à Grande-Synthe le 22 mars dernier., ont pour objectif d’agir concrètement en soutien aux administré·e·s de ces collectivités, mais aussi  d’instiller dans le débat public des réflexions sur les lacunes actuelles du système de protection sociale.

Comme ce fut le cas pour le MSG déjà mis en place à Grande-Synthe en 19813Ce MSG est à l’époque directement inspiré d’un dispositif mis en place par la ville de Besançon dès les années 1960. L’expérience commencée en 1981 fut étudiée – parmi d’autres – dans des rapports de préfiguration du RMI et prend fin avec l’instauration de celui-ci en 1988., l’un des principes qui préside à la mise en place de ce dispositif en 2019 est que « les carences de la politique déterminée à l’échelon le plus haut doivent être mises en avant, et [que] comme dans un nombre de plus en plus important de secteurs, la commune se doit de suppléer ces carences  », avec l’idée qu’« en dessous d’un minimum de ressources décent, il n’est pas possible de vivre dans la dignité »4Archives de la ville de Grande-Synthe, document de présentation du minimum social garanti, 1980..

Comme toute expérience ayant pour vocation une forme d’exemplarité, il convient de s’interroger sur les intérêts et les limites de celle-ci et comment elle peut nourrir une réflexion plus globale sur les politiques sociales. Pour réfléchir à cela à partir d’une position originale de chercheur en convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) au sein de la ville de Grande-Synthe depuis 2018, nous proposons d’utiliser la notion d’« insécurité sociale »5Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.. Celle-ci permet d’apporter des éléments d’analyse du dispositif sans borner la pauvreté à sa dimension monétaire ou selon les « conditions de vie ». Il s’agit de réfléchir à la manière dont un tel dispositif local d’assistance affecte le rapport à l’avenir des personnes, la capacité à se projeter positivement vers l’avenir.

Cette entrée par l’insécurité sociale permet d’aborder trois éléments qui ressortent particulièrement de notre travail d’enquête : les limites d’une mesure de la pauvreté relative, substantialiste, par le seuil de pauvreté qui tend à uniformiser des situations sociales très différentes, ainsi qu’une interrogation sur les inégalités territoriales que peuvent produire ces dispositifs locaux et l’impact de cette re-territorialisation d’une forme de protection sociale sur la perception qu’ont les bénéficiaires de la pérennité de ces dispositifs.

Le minimum social garanti : une aide sociale locale

Le MSG est administré par le centre communal d’action sociale (CCAS), échelon institutionnel le plus local de la protection sociale. Il apporte pour les foyers dont les ressources sont inférieures au seuil de pauvreté à 50% du revenu médian6918 euros par mois pour une personne seule. un complément de ressources versé mensuellement pour les faire parvenir à ce niveau. Contrairement aux autres aides exceptionnelles, qui doivent faire l’objet d’une nouvelle demande à chaque fois, le MSG est attribué pour six mois – avec la possibilité de le renouveler autant de fois que nécessaire –, ce qui assure une prévisibilité et une régularité de versement. Un accompagnement social par une travailleuse sociale est lié au MSG dont l’objectif est de « redonner de la dignité aux personnes et d’améliorer leur quotidien dans la continuité de la politique économique, sociale et environnementale mise en place7Dossier de presse du minimum social garanti, ville de Grande-Synthe, janvier 2019. ».

La position de doctorant intégré au sein de la ville de Grande-Synthe a permis d’étudier la mise en œuvre du MSG, de la prise de décision à l’application par le service d’action sociale en passant par l’élaboration technique du dispositif. Nous avons par la suite réalisé un travail d’étude par questionnaire auprès de 313 bénéficiaires du dispositif, sur 575 foyers bénéficiaires ou ayant bénéficié de l’aide à l’époque. Ce questionnaire et les entretiens qualitatifs avec les agents du service d’action sociale puis avec des attributaires renseignent sur la manière dont le dispositif est appliqué et perçu.

Le MSG est une aide versée à titre subsidiaire, ce qui signifie que pour en bénéficier les foyers doivent bénéficier de toutes les aides auxquels ils ont droit ; l’étude des profils bénéficiaires permet un éclairage sur les catégories de foyers qui ne parviennent pas au niveau du seuil de pauvreté monétaire à 50% du revenu médian. Ainsi, une part importante des foyers bénéficiaires sont des foyers monoparentaux (31%), dont 93,6% ont pour chef de famille une femme. Les couples avec enfant(s) représentent 38% des foyers et les personnes seules 24%, le reste est composé de couples sans enfant. La majorité des bénéficiaires a entre vingt-cinq et soixante-quatre ans, ce qui correspond à la tranche d’âge la plus touchée par la pauvreté dans la ville.

Le dispositif touche majoritairement les classes populaires, 92,5% des répondants aux questionnaires étant centrés dans les catégories des ouvriers et des employés, dont plus de 66% sont des ouvriers ou employés non qualifiés. Ces chiffres sont très supérieurs aux 24,4% d’employés et 28,6% d’ouvriers recensés par l’Insee dans la ville. En lien direct avec cela, il convient de noter que la grande majorité des bénéficiaires (hors enfants et étudiants) n’est titulaire d’aucun diplôme ou d’un CAP ou BEP.

En contrepoint, il est intéressant de noter que près de 15% des bénéficiaires sont titulaires d’un diplôme équivalent ou supérieur à un bac+2. Ainsi, dans la ville populaire, si le niveau de diplôme semble un facteur de protection contre la pauvreté, celui-ci n’offre pas une protection systématique. De la même manière, on note que si la proportion d’actifs occupés est faible par rapport aux autres catégories, elle reste non négligeable pour un dispositif d’aide sociale censé compléter les ressources des ménages. 78 personnes membres de ménages bénéficiant de l’aide sont en emploi, 53 à temps partiel et 25 à temps complet.

Une aide supplémentaire bienvenue

À la question « Le MSG permet d’envisager l’avenir plus sereinement », 54% des répondants au questionnaire se déclarent tout à fait d’accord avec l’affirmation et 36% plutôt d’accord. Cela confirme que l’aide apportée donne un soutien supplémentaire aux foyers. L’aide est affectée en majorité à l’alimentation et aux dépenses de logement, ce qui est corroboré par les entretiens avec les bénéficiaires qui déclarent que le minimum social garanti leur a permis d’accéder à de la nourriture de meilleure qualité, voire dans certains cas simplement à bénéficier d’un budget « suffisant » pour l’alimentation du foyer.

Il faut tout de même noter que plus d’un quart des bénéficiaires déclarent avoir eu besoin de recourir à des aides supplémentaires depuis qu’ils perçoivent le MSG. Il s’agit dans la majorité des cas d’aides alimentaires à des associations, mais également d’aides monétaires supplémentaires auprès du CCAS, d’aides au paiement du loyer, ou au remboursement de prêt. Le MSG n’assure ainsi pas la possibilité de se nourrir correctement sans avoir recours à des associations d’aides alimentaires. Ce besoin de demander des aides supplémentaires est sensiblement plus marqué chez les foyers monoparentaux puisqu’il concerne 34% de ces foyers, contre 22% pour les personnes seules et un peu moins de 25% des couples avec enfant(s).

L’aide permet également de toucher un nouveau public pour le CCAS : en effet, 29% des bénéficiaires déclarent n’avoir jamais eu recours à des aides exceptionnelles auparavant et 15% n’y avoir eu recours qu’une seule fois. Le dispositif a également permis, par l’attrait de sa nouveauté et la communication dont il a fait l’objet, de voir se rapprocher des personnes éloignées des services sociaux. Ainsi plusieurs personnes ont pu grâce à l’accompagnement des travailleuses sociales procéder à l’ouverture de droits sociaux (AAH, ASPA, etc.) auxquels ils et elles n’avaient pas recours auparavant.

La pauvreté relative à la situation sociale

Le choix du seuil de pauvreté pour calculer le montant de l’aide accordé au foyer a tendance à uniformiser le mode de calcul et peut dans certains cas empêcher la prise en compte de situations sociales spécifiques. Ce constat est issu de l’analyse des données du questionnaire et des discussions avec les travailleuses sociales et les bénéficiaires.

Pour calculer le montant de l’aide accordée mensuellement au foyer, les ressources du foyer sont prises en compte et mise en regard du seuil de pauvreté à 50% du revenu médian fixé à 885 euros pour une personne seule au moment où le questionnaire a été administré. Ce calcul est effectué avec le principe des unités de consommation (UC) qui permettent de prendre en compte les économies d’échelle au sein du ménage8.Ainsi le barème suivant est appliqué pour calculer le seuil de pauvreté d’un ménage – et de ce fait le MSG :

  • 1 UC pour la première personne de plus de 14 ans du ménage ;
  • 0,5 UC pour toutes les personnes supplémentaires de plus de quatorze ans ;
  • 0,3 UC pour toutes les personnes de moins de quatorze ans.

Nous interrogeons ce mode de calcul qui suppose de fait que la situation d’un foyer monoparental avec trois enfants dont deux de plus de quatorze ans et un de moins de quatorze ans disposera du même nombre d’UC qu’un foyer composé d’un couple avec enfant de plus de quatorze ans et un de moins de quatorze ans (2,3 UC dans les deux cas). Supposant que les deux foyers disposent des mêmes ressources mensuelles, le montant du MSG sera le même alors que leur situation familiale – sociale – diffère.

De fait, notre étude sur les montants d’aides allouées en fonction de la composition familiale nous montre que les couples avec enfant(s) sont ceux qui touchent en moyenne le plus d’aide par mois et que, relativement aux autres, les foyers monoparentaux sont ceux qui bénéficient le moins de l’aide9Respectivement 171 euros mensuels par UC pour les couples avec enfants contre 135 euros pour les foyers monoparentaux. Nous sommes conscients des limites de l’utilisation d’une moyenne pour comparer le montant de ces aides, celle-ci est cependant significative des différences de montant en fonction des statuts familiaux. Par ailleurs, l’écart de la médiane par UC entre les couples avec enfant(s) et les foyers monoparentaux est encore plus large avec respectivement 164 euros et 120,5 euros mensuels. Pour le détail de ces données, voir le rapport d’analyse rédigé en décembre 2020.

Cette indication statistique renseigne peu sur les difficultés vécues par les ménages. Le travail d’enquête qualitatif et les réponses au questionnaire montrent que les foyers monoparentaux, relativement moins aidés car bénéficiant théoriquement de ressources par UC supérieures avant versement du MSG, sont plus fragiles que les autres.

Au-delà de la dimension uniquement monétaire, nous nous sommes en effet intéressé dans notre questionnaire à d’autres dimensions de l’insécurité sociale. Il apparaît sur ce plan que la variabilité des ressources d’un mois sur l’autre est importante. Les foyers avec enfant(s) (monoparentaux et couples) apparaissent plus sujets à une variabilité importante des ressources d’un mois sur l’autre au cours de l’année précédant l’enquête. 47% des couples avec enfant(s) déclarent avoir des ressources plutôt variables, 40% des foyers monoparentaux, contre 23% des personnes seules. Cela peut probablement s’expliquer par la multiplicité des aides différentes pour les foyers ou le fait que les potentielles sources différentes de revenus sont plus importantes que pour les personnes seules. Dans la même logique, une question interrogeait la capacité des foyers à faire face en cas d’urgence dans l’année à venir à une dépense non prévue de 200 euros. À cette question10« Si vous deviez faire face à une dépense imprévue de 200 euros dans l’année qui vient – par exemple des travaux à faire en urgence dans votre logement, une réparation sur votre voiture, des frais médicaux à avancer – pensez-vous ? » : 1/ Que vous y feriez face sans trop de problème, 2/ Qu’il vous serait assez difficile d’y faire face, 3/ Qu’il vous serait très difficile d’y faire face, 4/ Ne se prononce pas., seuls 15% des foyers déclarent qu’ils y « feraient face sans trop de problème ». Près de 47% des personnes répondent qu’il leur serait très difficile d’y faire face et 35% qu’il leur serait assez difficile d’y faire face.

Les réponses à cette question révèlent que la difficulté est plus marquée pour les foyers monoparentaux et les personnes seules qui sont 55% et 59,7% à déclarer qu’il leur serait très difficile d’y faire face. La difficulté est moins marquée pour les couples avec enfant(s) mais ne permet cependant pas de voir une forte capacité à faire face à une dépense imprévue avec seulement 19,6% qui déclarent qu’ils y feraient face sans trop de problème.

En analysant les réponses par le prisme de la structure familiale, on constate certaines limites du calcul du seuil de pauvreté et concernant le choix de fonder un dispositif uniquement sur cette mesure statistique de la pauvreté. La sociologue Ana Perrin-Heredia explique que le choix des unités de consommation « revient à estimer qu’un écart de revenu de quelques dizaines d’euros est équivalent que l’on se situe à un extrême (800 euros pour les 10% des Français les plus pauvres) ou l’autre (3 000 euros pour les 10% des Français les plus riches) de l’échantillon statistique. Or, ces quelques euros d’écart ont des incidences diamétralement opposées sur les conditions d’existence11Ana Perrin-Heredia,  « De si “petites” différences. Conduites économiques et segmentation sociale », dans Nicolas Duvoux et Cédric Lomba (dir.), Où va la France populaire ?, Paris, Presses universitaires de France, 2019. ».

Ce choix de fonder l’aide sur le seuil de pauvreté a également produit une forme d’incompréhension auprès de certains publics réguliers du centre communal d’action sociale. En effet, le MSG diffère du mode de calcul utilisé pour les autres aides exceptionnelles en ne prenant en compte que les ressources des foyers par rapport à la composition familiale. Les charges ne sont pas comptabilisées alors que cela est le cas dans le calcul du reste à vivre – qui prend en compte les ressources par rapport aux charges du foyer. Cela a été source d’incompréhension pour certaines personnes qui, se voyant octroyé le MSG du fait de des ressources inférieures au seuil de pauvreté, étaient moins aidées qu’auparavant, car les charges n’étaient plus prises en compte. Comme cette personne éligible pour un montant de 7 euros par mois avec qui nous avons échangé : « Donc j’étais éligible, mais j’ai pas signé l’engagement. C’est dommage, j’ai pas compris comment ils faisaient leur calcul. Oui, c’est un calcul informatique, il m’a dit, mais je comprends vraiment pas parce que voilà je suis seule avec ma mère on est toutes les deux sans emploi. Donc bon voilà j’étais contente, mais finalement non donc on se reporte sur d’autres aides, c’est dommage12Discussion téléphonique du 10 juillet 2020 avec une personne éligible ayant refusé le MSG à cause d’un montant de moins de 7 euros par mois.. »

Cela a été la source d’interrogations au sein du service social au sujet des aides attribuées aux personnes âgées. L’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) était fixée au 1er janvier 2021 à 903 euros par mois pour une personne seule, soit un montant supérieur à celui pour obtenir le MSG. Les personnes âgées sont pourtant identifiées par les agents du service social comme un public précaire et légitime à bénéficier d’un soutien de la part du CCAS, cela notamment en raison des besoins et charges spécifiques qui pèsent sur leurs budgets (mutuelles, frais de santé, logement, etc.).

Les limites de l’expérience locale

Le minimum social garanti est une expérience locale qui ne bénéficie pas d’autorisation pour déroger au droit commun. Il s’est agi pour les services de la ville de mettre en œuvre un dispositif innovant dans le cadre légal existant et avec les moyens de la collectivité. De ce fait, l’expérience est en elle-même limitée et les ambitions d’expérimentation d’une « forme de revenu de base » initialement formulées ont dû être revues.

Le fait que le dispositif soit défini localement a un impact sur la manière dont celui-ci est perçu par les bénéficiaires. Les discussions avec les bénéficiaires montrent, en effet, que ceux-ci n’ont jamais été pleinement rassurés quant à la pérennité du dispositif. La politisation de la mise en place de l’aide et le pouvoir dont dispose le maire sur le CCAS rendent le dispositif sujet à modification ou remise en cause en cas d’alternance politique, mais également potentiellement de priorisation budgétaire qui changerait, etc. Les attributaires de l’aide ont particulièrement partagé cette crainte lors du changement de maire13Alors même que le dispositif n’a jamais été remis en question et qu’il était même conforté par les élus et les différents candidats aux élections municipales. au début de l’été 2019 et lors de la période des élections municipales de 2020. La définition locale – avec des moyens municipaux – d’une aide devant, selon les mots même des élu·e·s, dépendre de la solidarité nationale, relève d’une forme de re-territorialisation de la protection sociale. Or, il apparaît que la proximité de l’échelle de décision de l’attribution de l’aide ne permet pas aux bénéficiaires de percevoir celle-ci comme pérenne sur un temps long, ce qui a un impact non négligeable sur la capacité à se projeter vers l’avenir et la manière dont l’aide est utilisée. La crainte de la remise en cause est très présente, de même que celle d’une instrumentalisation de l’aide par le pouvoir municipal.

Cette mise en place locale interroge également en termes d’inégalités territoriales. La ville de Grande-Synthe peut, grâce à son budget important, financer un dispositif coûteux et assurer le recrutement d’agents pour gérer le dispositif et l’accompagnement des bénéficiaires. Bien que l’objectif soit d’aider les habitants de la ville tout en interpellant l’État et d’autres collectivités sur la question de la lutte contre la pauvreté, le MSG n’en demeure pas moins un dispositif réservé aux Grand-Synthois. Le fait qu’une personne seule disposant de 700 euros de ressources mensuelles touche une aide de 185 euros de la part de son CCAS alors qu’une personne dans la même situation dépendant d’une autre commune ne la touche pas peut interroger.

Conclusion

Les expériences locales mises en place pour réfléchir aux perspectives et aux limites de l’État social avec des dispositifs généraux comme à Grande-Synthe, pour les jeunes comme à Lyon, pour les personnes âgées à Pont-de-Claix, peuvent nourrir le débat public et fournir des pistes de réflexion quant à la manière dont les minima sociaux, la protection sociale de toutes et tous, peuvent être améliorés.

Le travail de recherche en sciences sociales au plus près du terrain permet d’analyser les positions des acteurs et de mettre en évidence les limites et intérêts de tels dispositifs. Ainsi, l’expérience de Grande-Synthe montre qu’une certaine assurance de ressources supplémentaires pour des foyers en difficulté améliore sensiblement leur situation. Elle offre également un regard sur la complexité de mettre en place au niveau local un tel dispositif et sur les inégalités que cela peut produire. Le choix d’un seuil de pauvreté pour définir le montant de l’aide peut également être interrogé, celui-ci étant aveugle aux inégalités et difficultés autres que monétaires – en fonction de l’âge, de la situation familiale, du genre.

  • 1
    Rapport du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale remis au Premier ministre : « La pauvreté démultipliée. Dimensions, processus et réponses », Vie publique, 15 mai 2021.
  • 2
    Ces trois expériences ont été présentées lors d’un colloque organisé à Grande-Synthe le 22 mars dernier.
  • 3
    Ce MSG est à l’époque directement inspiré d’un dispositif mis en place par la ville de Besançon dès les années 1960. L’expérience commencée en 1981 fut étudiée – parmi d’autres – dans des rapports de préfiguration du RMI et prend fin avec l’instauration de celui-ci en 1988.
  • 4
    Archives de la ville de Grande-Synthe, document de présentation du minimum social garanti, 1980.
  • 5
    Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Seuil, 2003.
  • 6
    918 euros par mois pour une personne seule.
  • 7
    Dossier de presse du minimum social garanti, ville de Grande-Synthe, janvier 2019.
  • 8
    .
  • 9
    Respectivement 171 euros mensuels par UC pour les couples avec enfants contre 135 euros pour les foyers monoparentaux. Nous sommes conscients des limites de l’utilisation d’une moyenne pour comparer le montant de ces aides, celle-ci est cependant significative des différences de montant en fonction des statuts familiaux. Par ailleurs, l’écart de la médiane par UC entre les couples avec enfant(s) et les foyers monoparentaux est encore plus large avec respectivement 164 euros et 120,5 euros mensuels. Pour le détail de ces données, voir le rapport d’analyse rédigé en décembre 2020.
  • 10
    « Si vous deviez faire face à une dépense imprévue de 200 euros dans l’année qui vient – par exemple des travaux à faire en urgence dans votre logement, une réparation sur votre voiture, des frais médicaux à avancer – pensez-vous ? » : 1/ Que vous y feriez face sans trop de problème, 2/ Qu’il vous serait assez difficile d’y faire face, 3/ Qu’il vous serait très difficile d’y faire face, 4/ Ne se prononce pas.
  • 11
    Ana Perrin-Heredia,  « De si “petites” différences. Conduites économiques et segmentation sociale », dans Nicolas Duvoux et Cédric Lomba (dir.), Où va la France populaire ?, Paris, Presses universitaires de France, 2019.
  • 12
    Discussion téléphonique du 10 juillet 2020 avec une personne éligible ayant refusé le MSG à cause d’un montant de moins de 7 euros par mois.
  • 13
    Alors même que le dispositif n’a jamais été remis en question et qu’il était même conforté par les élus et les différents candidats aux élections municipales.

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