A l’issue des élections du 22 septembre 2013 lors desquelles Angela Merkel a échoué à quelques sièges près à remporter la majorité absolue, les tractations entre les potentiels partenaires de coalition se sont ouvertes. Plusieurs scénarios sont possibles, dont celui d’une configuration gouvernementale de type « grande coalition ».
Difficile de croire qu’une élection législative et l’expression du suffrage universel ne soient pas en mesure d’apporter un résultat clair et tranché. C’est pourtant la situation qui semble s’établir en Allemagne une semaine après l’élection législative qui a opposé la chancelière conservatrice Merkel à Peer Steinbrück, le candidat du parti social-démocrate allemand SPD. Angela Merkel ayant échoué à quelques sièges près à remporter la majorité absolue, les tractations entre les potentiels partenaires de coalition continuent.
Les observateurs politiques qui s’attendaient à une victoire électorale historique pour la chancelière Merkel ont été pris de court par un véritable plébiscite. Ralliant sur son nom plus de 41 % des suffrages, elle distance de plus de 16 points le SPD (25,7 %), les Linken (le Front de gauche ultra-rhénan – 8,6 %) et les Verts (8,4 %). Ni les anciens partenaires de coalition libéraux du FDP, ni le nouveau parti populiste et anti-euro Alternative pour l’Allemagne ne passent, par ailleurs, la barre des 5 % nécessaires pour rentrer au Bundestag.
Fin de cycle politique
Ces résultats sont l’illustration de la fin d’un cycle et mettent en lumière plusieurs tendances nouvelles. Le premier élément est la disparition des libéraux de la constellation politique de la République fédérale. Au-delà des comparaisons audacieuses entre les scores de la chancelière et du fondateur de la République fédérale, Konrad Adenauer, le vrai schisme est dans la disparation des libéraux de l’échiquier politique. N’étant plus représentés au Parlement fédéral, les libéraux ne seront présents uniquement que dans les parlements régionaux. Ironie électorale, les tours du bâtiment du Bundestag abritant historiquement les quatre groupes parlementaires les plus importants, il faudra donc débaptiser celle des libéraux pour l’attribuer aux néo-communistes. Cette éviction du pouvoir fédéral a plusieurs causes. La première est le glissement programmatique du parti libéral vers des thèmes uniquement centrés sur l’économie. Là où le parti à son âge d’or – dans les années 1960 – était populaire principalement du fait de ses revendications en faveur de la lutte pour l’égalité des droits ou les libertés individuelles, le parti libéral dans le cadre de la dernière coalition s’est replié progressivement sur des promesses économiques qu’il n’a pas été en mesure de respecter du fait de la pression exercée par Angela Merkel (notamment l’engagement de non augmentation des prélèvements). Ces renoncements, couplés à des scandales impliquant les édiles du parti, ont fini d’achever la base électorale libérale qui s’est reportée massivement vers les conservateurs et les sociaux-démocrates.
Si la « veuve noire », comme l’appellent les libéraux, a profondément contribué à neutraliser le parti libéral, le résultat de l’élection montre que la population s’est prononcée en majorité pour un renforcement de l’intervention de l’Etat. Seuls les libéraux et l’Alternative pour l’Allemagne étaient en faveur d’un désengagement étatique et ont été sanctionnés comme tels. La composition du Bundestag après le vote du 23 septembre dernier est celle d’une unanimité parlementaire pour une intervention renforcée de la puissance publique. Cela n’a par le passé jamais été le cas et mérite donc d’être relevé.
Le prisme d’analyse passant par la question de l’intervention étatique est intéressant car il est, dans nombre d’autres Etats occidentaux, un point clivant des politiques nationales. Il est également un marqueur pertinent du besoin de sécurité d’une population donnée. Plus la tendance à l’étatisme se ressent par les votes, moins la population est rassurée. Très clairement, Angela Merkel avait saisi dans sa campagne ce besoin de sécurité et a su capitaliser sur son image et sur son aura de mère de la nation. Celle que les Allemands appellent « Mutti » (Maman) a principalement construit son message électoral autour de la sécurité et de la continuité.
En rassemblant autour d’elle, Angela Merkel bouleverse pour finir profondément et durablement l’échiquier politique. Au-delà de l’éviction des libéraux, l’action de rassemblement des forces conservatrices et libérales autour de sa personne a pour effet direct une bipolarisation de la politique nationale. Les forces conservatrices et libérales représentent 51 % tandis que les trois partis de gauche totalisent 49 % des voix. Ce résultat rapporté au nombre de sièges dévolus aux partis au sein de l’assemblée n’assure cependant en rien une majorité à Angela Merkel (puisque les libéraux n’apportent aucun siège) alors même qu’une coalition entre les anciens communistes, les sociaux-démocrates et les écologistes pourrait surclasser de neuf sièges le parti conservateur de la chancelière. Une coalition de gauche ne peut cependant voir le jour pour des raisons historiques et de personnes. Les communistes étant pour moitié des anciens membres du parti social-démocrate, ces derniers refusent catégoriquement de tendre la main à ceux qui les ont traînés dans la boue depuis la scission. Quand bien même cette coalition ne pourrait se mettre en place, elle démontre le nouveau potentiel des forces de gauche en Allemagne.
Victoire merkiavélique
De nombreux commentateurs, du fait de l’obligation d’Angela Merkel de constituer une coalition, ont lapidairement parlé d’une victoire « à la Pyrrhus » en pensant que l’obligation pour cette dernière de discuter avec les partis d’opposition d’hier était un aveu de faiblesse. Cette réaction cache en vérité une méconnaissance de la dynamique politique allemande et au-delà de cela un certain réflexe de posture idéologique. Le SPD a en effet essuyé une lourde défaite électorale et aucun édile d’aucun parti social-démocrate européen ne s’est permis de le rappeler. En effet, la chancelière sortante pouvait être critiquée sur les nombreux scandales qui ont agité la fin de son mandat mais aussi sur les résultats économiques et sociaux insatisfaisants, compte tenu de l’excédent commercial gigantesque que dégage l’économie du pays. Pourtant, la gauche allemande n’a pas su s’accommoder de la personnalisation extrême de cette campagne. Là où il aurait fallu répondre de manière plus personnelle, le candidat s’est dissimulé derrière un programme devenu inaudible devant l’évidence du label Merkel. Une seconde place à cette élection n’est donc pas un bon score. Quand bien même il permettrait de se maintenir dans une configuration de non opposition et de participation au gouvernement, il oblige à penser la participation à une coalition avec une chancelière qui sait épuiser et affaiblir durablement ses partenaires de coalition et qui très concrètement a favorisé la déroute électorale de 2005 pour le SPD. Il n’est jamais simple pour les sociaux-démocrates de sortir en bon état d’une grande coalition, Angela Merkel le sait et se trouve en position d’affaiblir ses « meilleurs ennemis » bien au-delà de la prochaine élection législative.
Le 27 septembre dernier, le SPD a convoqué l’équivalent de son bureau national. Ce dernier se compose des 200 délégués des fédérations SPD des différents Länder. Il a alors été premièrement décidé d’entamer des négociations avec la CDU sous conditions néanmoins d’une part du respect du programme de campagne (amélioration du système de protection sociale, augmentation des prélèvements, autonomisation des finances communales, renforcement des budgets de la recherche et de l’innovation). Ces négociations qui débuteront directement le 4 octobre devraient durer au moins jusqu’au début novembre et être validées par un vote de la base militante du SPD.
Compte tenu de ces éléments, différentes configurations se dégagent. La première est évidemment, comme mentionné, celle de la grande coalition entre les conservateurs et les sociaux-démocrates. Cette forme de coalition assure pour la chancelière une très large majorité parlementaire et, surtout, cela dans les deux chambres (le Bundesrat est actuellement à majorité social-démocrate et écologiste). Elle offre à la CDU un contrôle certain des sociaux-démocrates dans les années à venir. Plus fondamentalement, ceci permet à Angela Merkel de se réorienter sur une politique centriste, pro-européenne et plus soucieuse de la situation sociale du pays. Une telle coalition se fera uniquement si les termes de son accord ne sont pas trop lourds pour les deux partenaires. Pour Angela Merkel, il s’agira de ne pas trop donner de gages. Le poste de ministre des Finances, pour lequel elle veut maintenir Wolfgang Schäuble, est par exemple la dernière ligne de défense d’Angela Merkel. Pour les sociaux-démocrates, l’accord devra intégrer la question du salaire minimum (Angela Merkel en avait déjà acté le principe pendant sa campagne), l’augmentation des prélèvements, une modification de aides familiales ou encore un accord de principe sur la couverture santé universelle. De telles revendications ne devraient pas être refusées par Angela Merkel qui aurait intérêt à rendre son image plus sociale afin de ne pas être perçue comme la chancelière de fer qui a failli briser l’intégration européenne.
Il reste à envisager les scénarios alternatifs à une grande coalition. Les discussions pourraient en effet ne pas aboutir dans deux cas : soit parce que les militants du SPD se prononceraient contre le projet d’accord qui serait conclu entre Sigmar Gabriel et Angela Merkel, soit que Sigmar Gabriel, le secrétaire général du SPD, quittait la table des négociations avant qu’un projet d’accord ait pu aboutir. Angela Merkel aurait deux options. La première est l’engagement de négociations sérieuses avec le parti écologiste. En toute logique et compte tenu des risques d’échec des discussions avec les sociaux-démocrates, de telles discussions sont certainement déjà à l’œuvre. A la différence du SPD qui partage l’essentiel de la politique de la CDU en matière écologique, les négociations seraient cependant ici beaucoup plus complexes sur le fond. La situation interne au parti, avec les démissions massives de ses cadres depuis le 23 septembre dernier rend les négociations difficiles.
Un autre scénario est possible mais, dans l’état actuel du climat politique, reste assez invraisemblable. Il s’agit de celui d’un choix délibéré du SPD de quitter la table des négociations et de laisser Angela Merkel constituer un gouvernement minoritaire. Cette option, bien qu’envisageable dans le système parlementaire allemand, n’est pas tenable sur la durée et les trois expériences précédentes se sont toutes immanquablement soldées par un rappel des électeurs aux urnes dans les deux mois suivants la mise en minorité du gouvernement. Compte tenu cependant de la nouvelle configuration des groupes politiques au Bundestag, Angela Merkel pourrait éventuellement s’assurer des majorités ponctuelles sur les différents projets de loi. Cela ne serait cependant tenable uniquement que jusqu’à ce qu’un groupe parlementaire pose la question de confiance qui la mettrait immanquablement en minorité.
La dernière option, enfin, est celle de la convocation de nouvelles élections législatives. Une telle possibilité est à envisager si les négociations avec le SPD devaient ne pas aboutir, à l’issue du vote défavorable des militants SPD à l’éventuel accord entre Angela Merkel et Sigmar Gabriel, ou du fait de l’évolution du contexte politique (une bronca contre les politiques qui n’arrivent pas à s’entendre par exemple). Angela Merkel juge qu’elle serait en mesure de récupérer les quelques sièges lui manquant pour rentrer dans une configuration de coalition avec des libéraux qui pourraient éventuellement revenir au Bundestag à l’issue d’un nouveau vote.
Saut dans l’inconnu
Quel sera donc l’équilibre politique qui finira par se dégager dans les prochaines semaines ? Une réponse certaine à cette question n’est pas possible. Plusieurs scénarios potentiels se détachent, même si une configuration gouvernementale de type « grande coalition » tend à se dessiner progressivement. Cette dernière présente cependant des inconvénients évidents pour le SPD qui aura fort à faire pour se différencier de la CDU tant dans la pratique gouvernementale que sur les prochaines élections européennes où le SPD, en envoyant Martin Schulz comme candidat commun de la gauche européenne à la Commission européenne, devra cliver radicalement contre la politique d’austérité européenne. Il y aura alors pour Martin Schulz et le SPD une nécessité de développer des thèmes de campagnes clivants et novateurs puisqu’ils ne pourront utiliser l’argument anti-Merkel pour se détacher.
Pour le SPD, la volonté de participer activement à la vie politique du pays comme parti de gouvernement ainsi que le respect implicite de l’esprit parlementariste du pays seront peut-être les plus forts. Dans ce cas-là, il y a fort à parier que la politique du nouveau gouvernement de grande coalition sera une politique plus volontariste en matière de politique européenne, peu révolutionnaire en matière écologique, moins conservatrice en matière sociale et plus attentive en matière de droit du travail. Ce sera vraisemblablement une coalition de centre-gauche dirigée par la chancelière Merkel avec Sigmar Gabriel comme vice-chancelier. Angela Merkel craint Sigmar Gabriel qu’elle respecte et considère comme un des meilleurs responsables politiques actuels. Elle tentera donc d’être plus à gauche que lui et, plus elle le sera, plus la gauche aura des difficultés à se maintenir et à ne pas retomber au niveau historiquement faible de 2009 et cela à la suite de… la grande coalition.