Le baccalauréat en contrôle continu, une idée vieille de cent vingt ans…

Le 3 avril dernier, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer annonce que le baccalauréat 2020 sera évalué en contrôle continu, en tenant compte des notes attribuées aux élèves par leurs professeurs au cours de l’année scolaire. La presse rappelle alors qu’en plus d’un siècle, jamais les épreuves du baccalauréat n’ont été annulées, ni pendant la Seconde Guerre mondiale, ni même au printemps 1968 : ce baccalauréat en contrôle continu est un fait sans précédent.

Pourtant, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’idée de supprimer les épreuves terminales du baccalauréat au profit d’un contrôle continu n’est pas nouvelle. Elle date, au moins, de la fin du XIXe siècle. Alors que l’affaire Dreyfus bat son plein et qu’on s’inquiète de la puissance de l’enseignement catholique, accusé d’éduquer les élèves dans la haine de la République, le pouvoir politique s’engage dans sa propre « réforme du lycée ». Cette réforme s’étale sur quatre ans : une enquête monumentale est lancée en 1898, grâce à un questionnaire très largement distribué aux recteurs, inspecteurs, chefs d’établissement, professeurs et associations d’anciens élèves. La commission de l’enseignement de la Chambre des députés, dirigée par le républicain modéré Alexandre Ribot, auditionne par ailleurs près de deux cents personnalités en 1899. Il faut attendre 1902 pour que le « nouveau bac » émerge de cette immense consultation des politiques et des acteurs de terrain. Selon Antoine Prost, cette gestation de quatre ans s’explique « par [la] volonté démocratique [du pouvoir politique] […] mais aussi par [la] conscience des responsabilités qui incombent aux élus dans une République. Il […] a fallu [à la commission] une législature pleine et entière pour mener à bien son enquête, élaborer son projet et trouver un accord avec le ministère […]. Rarement les problèmes de l’enseignement auront été traités avec autant de méthode, de sérieux, de respect, de volonté d’aboutir et, partant, d’efficacité. »

À l’heure où seuls 6% des garçons d’une classe d’âge passent le baccalauréat et où les jeunes filles sont très peu nombreuses à fréquenter les lycées publics créés seulement en 1881, cette réforme ne concerne que l’enseignement secondaire masculin. La commission de l’enseignement ne sollicite donc pas les femmes professeurs de lycées. Elle n’envisage aucunement que les jeunes filles puissent accéder au Saint-Graal, qui leur ouvrirait les portes de l’enseignement supérieur et des carrières libérales.

Mais si elles ne sont pas invitées à s’exprimer au sein de la commission Ribot, les intellectuelles ne manquent pas de porter une parole publique sur cette question par d’autres moyens. Pauline Kergomard, ancienne membre du Conseil supérieur de l’instruction publique, inspectrice générale des écoles maternelles et grande voix de l’enseignement féminin, écrit régulièrement pour le quotidien féministe et dreyfusard La Fronde. Comme à son habitude, elle s’exprime avec une certaine radicalité et demande, purement et simplement, la suppression du baccalauréat. Elle déplore le « moule rigide » dans lequel les études se trouvent enserrées à cause de l’examen terminal, qui ôte toute liberté pédagogique aux enseignants ; elle considère que l’enseignement reçu par les élèves n’est qu’une « fantasmagorie », incapable de « pénétrer jusqu’à la moelle des jeunes gens » car il n’est ingurgité que dans la perspective d’être ensuite régurgité en bonne et due forme ; elle blâme l’injustice que représenterait l’examen, faisant juger les jeunes gens à la chaîne par des personnes qu’ils ne connaissent pas ; elle critique enfin la propension des lycéens à « bûcher le bachot » sans que cela ait la moindre utilité dans la construction de leur esprit critique, qui devrait être le but premier de l’école républicaine.

Si Pauline Kergomard est radicale dans sa dénonciation du « culte du parchemin » qui maintient en vie le vieux diplôme qu’est le baccalauréat, elle n’est pas la seule à remettre en cause cet examen. Elle cite plusieurs dépositions réalisées auprès de la commission Ribot, qui vont dans le sens d’une transformation profonde du baccalauréat. Elle convoque ainsi Alfred Croiset, doyen de la faculté des lettres, qui réclame d’introduire du contrôle continu dans le baccalauréat. Pour lui, tenir compte du livret scolaire du lycéen permettrait de diminuer la part d’aléa dans l’examen. De plus, jusqu’alors, c’est le personnel de l’enseignement supérieur qui fait passer les épreuves aux lycéens. Alfred Croiset milite au contraire pour que les professeurs de lycée soient intégrés dans les jurys.

Ernest Lavisse va plus loin : il voudrait transformer le baccalauréat en un certificat de fin d’études « donné sans aucune formalité, dans l’établissement même, à tous les élèves notoirement intelligents et travailleurs et, après une interrogation sérieuse à ceux qui sont toujours restés dans la moyenne ».

Pauline Kergomard, tout en soulignant la pertinence des dépositions d’Alfred Croiset et d’Ernest Lavisse, va dans leur sens. Elle veut d’un « examen intellectuel et non formel, dans lequel les notes de chaque professeur seront cotées comme un élément presque prépondérant, l’élève [ayant alors] le droit de passer dans une classe supérieure, ou [étant] forcé de rester dans celle où il s’est montré insuffisant ». La transformation du baccalauréat en examen de contrôle continu réalisé à l’intérieur du lycée serait bénéfique à toute la communauté scolaire : « Ce que je ne puis pas à arriver à réaliser c’est, d’une part, que les professeurs, qui auraient tout à gagner à cette réforme, puisqu’elle donnerait de l’air à leur enseignement, lui soient, en général, hostiles ; c’est que les parents, qui devraient, avant tout, demander pour leurs enfants une culture rationnelle et des habitudes d’esprit qui les accompagneraient dans la vie tiennent au baccalauréat autant qu’à leur honneur. [Les enfants gagneraient eux aussi à la suppression du baccalauréat.] La souplesse du programme, dégagé de ses chaînes, permettrait à l’élève curieux de savoir, ambitieux de s’élever moralement, de se faire le vrai collaborateur de ses maîtres dans l’œuvre de sa propre éducation. »

Constatant, à la fin de la première année d’enquête de la commission Ribot, que de nombreuses voix se sont manifestées en faveur d’une réforme complète du baccalauréat, Pauline Kergomard s’exclame : « J’espère que ce condamné à mort est bien condamné, […] et que, malgré les interventions récentes, il subira sa peine, ce qui l’empêchera d’étendre ses ravages sur les cerveaux des jeunes filles après avoir commis tant de crimes sur ceux des jeunes garçons. »

Car certaines féministes réclament que les jeunes filles puissent passer le baccalauréat à l’instar de leurs homologues masculins. La question fait débat en 1900, lors du Congrès international de la condition et des droits des femmes qui se tient dans le cadre de l’Exposition universelle. Alors que certaines oratrices réclament que le baccalauréat soit accessible aux jeunes filles pour des raisons d’équité avec les garçons, d’autres désirent qu’il ne soit plus considéré comme nécessaire pour entrer dans l’enseignement supérieur. Jeanne Desparmet-Ruello propose une troisième voie en demandant l’assimilation du diplôme des jeunes filles au baccalauréat masculin.

Alors qu’elle fait partie des très rares femmes bachelières du XIXe siècle, elle s’exprime paradoxalement contre le fait que le baccalauréat devienne le couronnement des études secondaires des jeunes filles. En tant que directrice du lycée de jeunes filles de Lyon, elle est amenée à organiser chaque année le diplôme de fin d’études. C’est un examen que les jeunes filles passent à la fin de leur cursus de cinq ans, et qui se rapproche du contrôle continu dont rêve Pauline Kergomard :

« Ce diplôme, sanction naturelle des études de lycéennes, se passant devant un jury composé en grande partie de professeurs de la classe, est tellement l’idéal des examens que ceux qui réclament pour les jeunes gens la suppression du baccalauréat demandent qu’on lui substitue un diplôme de fin d’études ne permettant plus ce qu’on voit  trop souvent dans les examens du baccalauréat : des élèves comptant parmi les meilleurs des lycées refusés impitoyablement par les professeurs de la Faculté et des élèves très médiocres reçus. Puisque l’enseignement secondaire des jeunes filles a cette excellente chose, le diplôme de fin d’études, gardons-nous de la remplacer par une plus mauvaise. D’ailleurs, introduire le baccalauréat comme sanction définitive des études secondaires de jeunes filles, c’est demander, en vue d’une préparation sérieuse, la réforme de nos programmes. Vous ne savez peut-être pas aussi bien que nous le temps qu’il faut pour réformer ces programmes ! Il en faudra probablement autant que pour arriver à la suppression du baccalauréat des jeunes gens, or, quand le baccalauréat sera institué dans les lycées de jeunes filles, vous n’en voudrez plus puisqu’il n’existera plus, alors, dans les lycées de garçons. Gardons le diplôme de fin d’études, mais demandons que cet examen, ainsi que le baccalauréat de l’enseignement moderne dont il est l’équivalent, permette à la femme de suivre l’enseignement supérieur. »

Mais l’agonie du baccalauréat est plus longue que prévu. Le 24 mars 1900, Pauline Kergomard, dépitée du tour que prend la réforme, choisit de titrer son article dans La Fronde : « Sauvé !… Il est sauvé ! Merci mon Dieu ! ». Comme d’habitude, l’ironie mordante caractérise son texte.

Jeanne Desparmet-Ruello doit, elle aussi, se résoudre à la survie du baccalauréat. En 1905, elle finit donc par réclamer pour les filles le droit de préparer et de passer le baccalauréat. Il faut pourtant attendre 1924 pour que ce soit effectivement le cas, et que les lycées de filles préparent leurs élèves à ce diplôme.

Contrairement à ce que croyaient Jeanne Desparmet-Ruello, Pauline Kergomard et nombre d’autres intellectuels, le baccalauréat a survécu longtemps à la réforme de 1902. Ce vieux diplôme créé en 1808 a sans doute résisté grâce au prestige de son âge : on n’abat pas un si vieil homme.

La transformation du baccalauréat en certificat de fin d’études secondaires basé sur un contrôle continu n’a pas non plus vu le jour. Il aura fallu une pandémie planétaire pour voir les vœux de Pauline Kergomard et de Jeanne Desparmet-Ruello réalisés. Mais ni l’une ni l’autre n’auraient reconnu notre baccalauréat et nos lycées profondément bouleversés par la massification scolaire des dernières décennies : le baccalauréat n’est plus aujourd’hui le « brevet de bourgeoisie » qu’elles ont connu, et dénoncé.

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