L’inflation a des effets sur les ménages, mais elle n’est venue qu’exacerber une tension déjà ancienne pesant sur le pouvoir d’achat des ménages modestes et du bas de la classe moyenne. Face au risque de « smicardisation » et confrontés à des fins de mois de plus en plus difficiles, de nombreux Français ont recours à tous les expédients possibles pour se maintenir à flot. Dans cette note en partenariat avec Le Point, Jérôme Fourquet analyse les manifestations et l’ampleur de ces comportements liés à cette « économie de débrouille », ainsi que la signification sociologique profonde.
Le prix des produits alimentaires a augmenté en moyenne de 21% en deux ans, celui de l’électricité de près de 70% sur cinq ans (en tenant compte de la dernière annonce gouvernementale) et le prix du litre de gasoil se situe aujourd’hui autour de 1,8 euro, alors qu’il était à 1,4 euro en novembre 2018 lors du déclenchement du mouvement des « gilets jaunes ». On mesure à ces quelques chiffres les effets de la crise inflationniste qui sévit dans le pays depuis la fin de pandémie. Mais ce renchérissement des prix n’est venu qu’exacerber une tension déjà ancienne pesant sur le pouvoir d’achat des ménages modestes et du bas de la classe moyenne. Face au risque de « smicardisation » et confrontés à des fins de mois de plus en plus difficiles, de nombreux Français ont réactivé les réseaux de solidarité et d’entraide traditionnels : une personne sur cinq (une sur deux au sein des catégories défavorisées, une sur quatre au sein des catégories modestes) dit ainsi être aujourd’hui régulièrement aidée par des proches1Jérôme Fourquet, Marie Gariazzo, Samuel Jéquier, Classes moyennes en tension. Entre vie au rabais et aides publiques insuffisantes, Fondation Jean-Jaurès, 25 novembre 2023, d’après une enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Bona Fide réalisée en ligne du 18 au 20 octobre 2023 auprès d’un échantillon national représentatif de 2001 individus. Dans cette enquête, les sondés étaient amenés à se positionner sur une échelle sociale comprenant les catégories suivantes : les « défavorisés » (7% s’étant rangés dans ce groupe), les « catégories modestes » (30%), les « classes moyennes » (52%), les « classes moyennes supérieures » (10%) et les « favorisés ou aisés » (1%). Compte tenu de la proportion très importante d’individus déclarant appartenir aux « classes moyennes », nous avons, dans un second temps, subdivisé informatiquement, sur la base des revenus et du nombre de personnes dans le foyer, ce groupe en deux sous-groupes : « la classe moyenne inférieure » (regroupant 31% de la population) et « la classe moyenne véritable » (19%).. Mais plus globalement, beaucoup de nos concitoyens ont recours à tous les expédients possibles pour préserver leur pouvoir d’achat et se maintenir à flot, comportements entrant dans le champ de ce que nous appelons l’« économie de débrouille ».
Cette présente note revient sur différents aspects et manifestations de cette économie de débrouille, vise à en quantifier l’ampleur et s’interroge également sur sa signification sociologique profonde.
La vente en ligne entre particuliers : « les colporteurs 2.0 »
À l’économie de la sociabilité proche et de l’entraide s’ajoutent ainsi toutes les stratégies pour acheter moins cher sur le marché de l’occasion ou pour vendre certains objets. D’après une enquête Ifop réalisée au printemps dernier, 9% de la population vend des objets ou des vêtements au moins une fois par semaine via des plateformes et 11% une à deux fois par mois. Au total, ce n’est pas moins d’un Français sur cinq qui s’adonne mensuellement à cette activité de vente d’objets à des particuliers via Internet. Cette proportion s’établit même à 33% parmi les 18-34 ans et à 28% chez les 35-49 ans, contre 14% chez les 50-64 ans et seulement 5% parmi les 65 ans et plus. Le fait que cette pratique soit nettement plus répandue au sein des jeunes générations que dans les tranches d’âge les plus âgées indique que nous sommes en présence d’un phénomène émergent. Si les seniors n’ont manifestement pas pris le pli, la vente par des particuliers d’objets ou de vêtements via le web s’est développée dans la population âgée de moins de 50 ans, dont près de 30% la pratiquent désormais au moins une à deux fois par mois.
Le spectaculaire développement des plateformes de vente entre particuliers a en quelque sorte fait renaître sous un nouveau jour la figure du colporteur, ces marchands ambulants qui écoulaient jadis leur petit stock de produits en porte-à-porte. Nos « colporteurs 2.0 » ne sonnent plus aux portes, mais postent désormais leurs annonces en ligne. Ils consacrent en moyenne une à deux heures par semaine à cette activité pour photographier les produits à vendre, poster les annonces, répondre aux acheteurs potentiels, puis préparer le paquet et l’envoyer. Si pour près d’un tiers des personnes pratiquant ce type de vente, une part importante des objets ou vêtements vendus est récupérée par les acheteurs qui viennent les chercher chez eux, pour plus des deux tiers de nos « colporteurs 2.0 », ce type de transaction est peu importante et la majorité des objets vendus est expédiée aux clients. Les « colporteurs 2.0 » envoient ainsi en moyenne cinq paquets, cartons ou enveloppes chaque mois et la frange plus active en expédie jusqu’à 8 à 10 chaque mois. Toute une infrastructure logistique s’est mise en place pour acheminer ces cartons ou enveloppes (qui constituent une part significative du flux de marchandises traitées par La Poste et ses concurrents) avec notamment un important maillage de points relais implantés chez des commerçants de proximité.
Cette pratique qui se banalise rapporte en moyenne une cinquantaine d’euros par mois à ces vendeurs d’objets ou de vêtements en ligne. Parmi les 9% de Français qui vendent au moins un à deux objets par semaine, le gain est plus élevé puisqu’il s’établit en moyenne à 75 euros par mois2Contre à peine 40 euros pour ceux qui ne vendent qu’une à deux fois par mois.. Cette somme n’est pas faramineuse, mais elle est nette d’impôt3Les revenus de la vente de produits de seconde main ne sont fiscalisés qu’à partir du moment où ils dépassent le seuil – conséquent – de 5 000 euros par an. et peut constituer un utile complément de ressources, notamment pour les publics modestes.
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Abonnez-vousBric-à-brac, vide-greniers et foires-à-tout : la France des « bradeux »
C’est donc au total, un Français sur cinq qui pratique régulièrement, via Leboncoin ou Vinted notamment, une forme d’économie informelle à l’image des paysans du XIXe et du début du XXe siècle qui vendaient une partie de leur production sur des marchés locaux ou à des voisins, pour récupérer un peu d’argent leur permettant de payer leurs dépenses courantes4Selon une étude du BCG, l’occasion représente 10% du marché du vêtement et pourrait atteindre 40% dans les années qui viennent.. Comme un retour en grâce de ces marchés paysans d’antan, on constate d’ailleurs depuis quelques années un très fort développement des vide-greniers, braderies et autres foires-à-tout, qui sont fréquentés par un public fourni achetant à des prix bradés certains objets d’occasion qu’il ne peut ou ne veut pas acheter neufs, mais aussi par de nombreux vendeurs qui cherchent à gagner quelques dizaines d’euros en proposant des objets (jouets, équipements pour bébé, vêtements, ustensiles de cuisine, etc.). Ce phénomène a pris aujourd’hui une ampleur considérable, puisque l’on compte près de 50 000 braderies et vide-greniers organisés chaque année en France5I. Delion, N. Fleury, O. Combe, L. Klethi, F. Fort, « Pouvoir d’achat : le succès des brocantes », France Info, 16 avril 2023.. Comme on peut le voir sur la carte suivante prenant comme exemple le cas du département de la Sarthe, dans la plupart des communes même très rurales, un voire plusieurs événements de ce type ont été organisés au cours de l’année 2023. Les vide-greniers, bric-à-brac ou foires-à-tout sont devenus un élément incontournable de nos paysages contemporains.
Braderies, vide-greniers et bric-à-brac ayant eu lieu dans la Sarthe en 2023
Chaque semaine, la presse quotidienne régionale recense les événements de ce type ayant lieu le week-end suivant, où afflue un public nombreux. Selon un rituel désormais bien rodé, les médias locaux et des sites internet dédiés précisent les horaires d’ouverture et de fermeture, mais aussi le tarif du mètre linéaire pour les tables et stands des exposants, généralement compris entre un et deux euros du mètre (mais qui peut être parfois gratuit). Organisés par des associations diverses (clubs sportifs, amicales, associations de parents d’élèves, comité des fêtes, pompiers…), ces événements animent un quartier ou un village pendant une ou deux journées. On vient y chiner, mais aussi se promener et rencontrer des amis ou des proches, car ces bric-à-brac et autres vide-greniers sont devenus des moments de sociabilité et de convivialité. L’entrée étant la plupart du temps non payante, ces manifestations constituent une activité gratuite à pratiquer en famille. L’ambiance y est en effet bon enfant et on y trouve systématiquement un ou des stands vendant boissons et nourriture, mais aussi assez souvent des animations (petit concert ou spectacle de rue).
Cette activité sociale se pratique toute l’année avec néanmoins une saison creuse durant les mois d’hiver, moins propices à des événements se déroulant en extérieur. La nature de certains objets proposés répond également à une logique saisonnière. Si les vide-greniers, bric-à-brac ou braderies se déroulent toute l’année, les bourses aux vêtements ont lieu préférentiellement à l’automne et les bourses aux jouets et autres « vide-ta-chambre » (manifestations dédiées aux adolescents qui mettent en vente des jouets, des livres ou des bibelots de leur enfance) se tiennent stratégiquement au cours des week-ends précédant les fêtes de fin d’année.
D’après les données de l’Ifop, 30% de la population française fréquentent mensuellement (8%) ou plusieurs fois dans l’année (22%) ces braderies, vide-greniers et bric-à-brac. Ce public de « bradeux »6Nom donné dans le nord de la France, région où la tradition des braderies est ancienne et bien ancrée, aux personnes qui viennent chiner ou vendre lors de ces manifestations. se recrutent préférentiellement dans les générations les plus jeunes, comme le montre le graphique ci-dessous.
Le fait que cette pratique, à l’instar de la vente d’objets en ligne, soit plus présente dans les tranches d’âge les plus jeunes indique qu’il s’agit là également d’une pratique récente et en développement.
Parallèlement à la dimension économique et aux contraintes en matière de pouvoir d’achat, la motivation écologique (privilégier la seconde main et le réemploi plutôt que l’achat d’objets neufs) pèse manifestement également. C’est en effet parmi les sympathisants écologistes et de La France insoumise (LFI) que la proportion de « bradeux » est la plus élevée (respectivement 38% et 40%7Contre seulement 25% auprès des sympathisants de Renaissance et 27% parmi ceux du Rassemblement national.). La vente entre particuliers revêt ainsi pour une partie des « bradeux » une connotation idéologique. Il s’agit de contourner le « système marchand/capitaliste » et de privilégier les relations directes entre individus sur un mode auto-organisé sans enrichir les enseignes de la grande distribution.
Plus globalement, trois Français sur quatre ont d’ailleurs déjà acheté un produit d’occasion. D’écologique (ne pas sur-consommer), le marché de l’occasion devient de plus en plus économique, comme une manière de concilier accroissement de la contrainte budgétaire et accès maintenu à la société de consommation.
Les cadeaux de seconde main : une pratique en voie de banalisation
Autre illustration du développement de l’économie de débrouille, offrir un cadeau de seconde main était un comportement culturellement encore tabou dans notre pays il y a quelques années. C’est désormais une pratique en pleine essor. Ainsi, selon un sondage Ifop pour Leboncoin8Enquête en ligne réalisée du 23 au 29 octobre 2023 auprès d’un échantillon national représentatif de 2000 personnes., quatre Français sur dix (43%) ont déjà offert un cadeau de seconde main, dont 27% plusieurs fois. Pour 27% de ceux qui ont déjà offert un cadeau de seconde main, il s’agissait d’un objet qu’il possédait et dont ils ne se servaient pas ou plus, mais 41% ont acheté l’objet avant de l’offrir, 32% ayant pratiqué les deux options.
Assez logiquement, si près de quatre Français sur dix ont déjà offert un cadeau de seconde main, 42% des sondés déclarent avoir eux aussi déjà reçu un cadeau de ce type, dont 27% à plusieurs reprises. Le fait que quatre Français sur dix aient déjà offert et la même proportion déjà reçu ce type de présents démontre que ce comportement est en train de s’imposer dans nos pratiques sociales.
Parmi ceux qui ont déjà offert un cadeau de seconde main, la grande majorité (59%) indique qu’ils le font depuis moins de trois ans et 18% depuis trois à cinq ans, ce qui montre que nous sommes de nouveau en présence d’un comportement assez récent. Signe supplémentaire qu’il s’agit d’une pratique émergente s’inscrivant en rupture avec nos traditions, on constate que la proportion de personnes ayant déjà offert ou reçu un cadeau de seconde main est nettement plus élevée parmi les jeunes générations que dans le public le plus âgé. Ainsi, 62% des 18-24 ans ont déjà fait ce type de cadeaux, tout comme 55% des 25-49 ans. Cette pratique est en revanche moins répandue quand on franchit le seuil de 50 ans : 35% au sein des 50-64 ans et seulement 24% parmi les 65 ans et plus9On observe les mêmes écarts générationnels s’agissant des bénéficiaires de cadeaux de seconde main : 60% parmi les 18-24 ans versus 26% chez les 65 ans et plus..
Hormis la proportion significative de personnes ayant déjà offert un cadeau de seconde main, le fait que cette pratique soit assumée constitue une illustration supplémentaire du fait que ce comportement est en voie de banalisation et jouit désormais d’une forte acceptabilité sociale. Huit personnes sur dix qui ont offert un cadeau de seconde main ont ainsi été transparents sur la nature du bien offert10Symétriquement, on observe la même proportion (82%) de bénéficiaires de ce type de présents à qui il a été dit qu’il s’agissait d’un cadeau de seconde main. Et 83% des récipiendaires de ces objets déclarent ne pas avoir été déçus ou contrariés..
73% des personnes ayant déjà acheté des objets de seconde main pour les offrir se les sont procurés sur internet. Le développement spectaculaire de plateformes de ventes entre particuliers comme Leboncoin a incontestablement accompagné l’adoption de cette nouvelle pratique du cadeau de seconde main en élargissant considérablement la palette d’objets et de références facilement disponibles et à moindre coût. La plateforme enregistre une saisonnalité marquée avec par exemple des pics de demandes sur les catégories « jeux et jouets » et « consoles et jeux vidéo », dont 30% de la demande annuelle se concentre en novembre et décembre. D’après Amandine de Souza, directrice générale de Leboncoin, le high-tech est historiquement la première catégorie de produits consultée sur cette période de la fin d’année et la catégorie « mode et habillement » connaît également une forte saisonnalité avec beaucoup de transactions avant les fêtes de fin d’année.
D’autres lieux d’achat plus classiques sont également fréquentés, mais dans des proportions moins importantes. 53% des personnes ayant déjà offert un cadeau de seconde main l’ont préalablement trouvé et acheté dans une brocante, une braderie ou un vide-greniers, manifestations qui ont connu ces dernières années un retour en vogue, comme on l’a vu. 27% se sont procuré le cadeau offert ensuite dans un magasin spécialisé (friperie, solderie…) et la même proportion (26%) auprès d’associations comme Emmaüs ou le Secours populaire.
Le public qui a le plus massivement adopté cette nouvelle pratique se caractérise, on l’a vu, par son relativement jeune âge (ceci n’étant pas sans lien avec la plus grande familiarité des digital natives avec l’économie des plateformes, principal canal d’acquisition des objets de seconde main ensuite offerts). Mais les résultats du sondage Ifop pour Leboncoin éclairent également une autre caractéristique du public le plus adepte des cadeaux de seconde main (comme des autres registres de l’économie de débrouille) : il s’agit en effet tendanciellement d’une population assez modeste.
Ainsi, 56% des personnes disposant d’un revenu de moins de 900 euros ont déjà offert un cadeau de seconde main ; c’est également le cas de 47% des personnes dont le revenu se situe entre 900 et 1 300 euros. Ce taux s’établit à 41% pour la tranche de revenus de 1 300 à 1 900 euros, puis à 36% pour les revenus situés au-dessus de ce seuil. Si plus d’un tiers des Français gagnant au-delà du revenu médian ont déjà offert un cadeau de seconde main (ce chiffre illustrant que cette pratique s’est largement diffusée dans le corps social), la propension à recourir à cette pratique est nettement plus fréquente parmi les ménages les plus modestes.
Illustration supplémentaire du recours plus régulier à cette nouvelle pratique dans les groupes sociaux en proie à des difficultés récurrentes de pouvoir d’achat, on observe également un taux de personnes ayant déjà reçu un cadeau de seconde main nettement plus élevé dans les tranches de revenus les plus basses (54% en-dessous de 900 euros par mois et 47% entre 900 et 1 300 par mois) que dans les catégories aisées (36% parmi ceux gagnant plus de 2 500 euros par mois).
Interrogées sur la raison ayant le plus compté dans leur geste, les personnes ayant déjà acheté des objets pour ensuite les offrir répondent majoritairement (52%) « parce que cela coûte moins cher ». La volonté de maîtriser ses dépenses, y compris en réduisant le budget cadeaux, apparaît donc clairement. 40% des personnes ayant acheté des objets de seconde main pour ensuite les offrir répondent de leur côté « parce que c’est plus écologique et qu’il faut lutter contre la surconsommation ». Cette dimension éthique et écologiquement engagée constitue donc également un autre ressort de cette nouvelle pratique. C’est notamment le cas parmi les plus diplômés (47% pour les titulaires d’un diplôme supérieur à bac+2, versus 29% pour les moins diplômés). Cette volonté de lutter contre la surconsommation associée à la contrainte budgétaire explique que la pratique du cadeau de seconde main se soit répandue parmi les plus jeunes, qui tendanciellement sont moins rémunérés que la moyenne et qui constituent ce qu’on a appelé la « génération climat ».
Affouage, bricolage automobile et covoiturage pour réduire les dépenses énergétiques contraintes
Forêt : le retour des affouagistes
D’autres pratiques s’inscrivent également dans cette économie de débrouille notamment pour tenter de réduire des postes de dépenses contraintes que sont le chauffage et la voiture. Face à l’envolée des prix de fioul domestique et de l’électricité, dans de nombreuses régions, on note par exemple un regain du chauffage au bois que l’on coupe soi-même, tendance qui n’a pas échappé à la sagacité d’une élue locale de la Nièvre interviewée dans Le Monde et qui déclarait « qu’aujourd’hui on entendait davantage les tronçonneuses qu’il y a quelques années »11Jordan Pouille, « Face à la flambée des prix, près de Nevers, le vide-grenier offre un rempart fragile », Le Monde, 26 septembre 2023.. Pour répondre à cette demande croissante, des centaines de communes françaises ont ainsi remis au goût du jour une pratique remontant au Moyen-Âge, celle de l’affouage, consistant à donner le droit aux habitants de couper du bois de manière encadrée sur certaines parcelles des forêts communales. Si comme on l’a dit, l’économie de débrouille a vu son essor facilité par le développement des nouvelles technologies (internet et digital), elle revêt donc également, avec la réapparition de l’économie de quasi-troc rappelant les marchés paysans d’antan ou celle des affouagistes12Personnes pratiquant l’affouage. dans nos forêts, une dimension de retour à des pratiques remontant à la pré-modernité.
Automobile : économie de la bricole et covoiturage
L’économie de débrouille concerne également un autre poste de dépenses grevant lui aussi lourdement le budget des ménages : la voiture. Il peut ainsi s’agir par exemple de la montée en puissance des garages automobiles associatifs ou collaboratifs, dans lesquels le propriétaire du véhicule va pouvoir faire une réparation ou un entretien de son automobile à moindre coût en participant lui-même aux travaux. D’après une étude de l’Ifop pour Roole13Sondage réalisé en ligne auprès d’un échantillon national représentatif de 2232 personnes interrogées du 9 au 12 janvier 2024., 3% des propriétaires de voitures recourent déjà à ces établissements et 37% envisagent de s’y rendre à l’avenir. En matière d’automobile, l’économie de débrouille s’apparente souvent à « l’économie de la bricole ». 4% des automobilistes français ont par exemple installé un boîtier ou un kit permettant de rouler au bio-éthanol et 25% envisagent d’y passer prochainement. De la même manière, 4% ont converti leur moteur pour pouvoir utiliser du carburant GPL, 18% étudiant cette option, cette proportion grimpant même à 32% dans les milieux les plus pauvres. Ainsi, si les CSP+ ont déjà entamé leur conversion au véhicule électrique ou envisagent d’y passer prochainement, toute une partie de la France populaire est, quant à elle, dans une logique de bricolage des vieux moteurs thermiques pour les adapter à d’autres carburants.
Hormis la bricole, l’économie de débrouille se décline également sur un mode collaboratif en ce qui concerne le poste de dépense lié à l’automobile. 24% des automobilistes pratiquent ainsi « régulièrement » (7%) ou « de temps en temps » (17%) le covoiturage en tant que conducteur. À l’instar de ce que l’on a déjà observé pour d’autres comportements relevant de l’économie de débrouille, le covoiturage en tant que conducteur est plus répandu dans les jeunes générations : 15% des moins de 35 ans s’y adonnant « régulièrement » contre seulement 5% des 35 ans et plus. Cette pratique émergente est une nouvelle fois d’abord motivée plus par des raisons financières (motivation citée par 33% des pratiquants) que par des convictions écologiques (18% de citations). Mais 35% déclarent « autant pour les deux raisons », la dimension militante ou de conviction n’étant donc pas absente, même si le ressort financier demeure premier.
Le Ouigo, une nouvelle troisième classe ?
En matière de mobilité, l’essor de l’économie de débrouille s’illustre également par le développement et le succès des transports collectifs low cost. La SNCF a ainsi mis en service son offre de voyage à grande vitesse à prix réduit, le Ouigo, en 2013 et ces rames bleues et roses transportent aujourd’hui près de 25% des passagers à grande vitesse de l’entreprise14Florent Vairet, « Christophe Fanichet (SNCF Voyageurs) : « Personne n’aurait pu imaginer de tels chiffres de fréquentation sur les trains »», Les Échos Start, 24 mars 2023.. FlixBus, opérateur leader sur le marché des bus low cost longue distance (marché qui a été libéralisé à partir de 2015 avec le vote de la loi Macron), a transporté, quant à lui, 10 millions de passagers en France en 2022 et dessert près de 120 villes dans le pays15Mobilycites, « 10 millions de passagers transportés en 2022 pour FlixBus », 15 mars 2023..
Pendant des décennies, la SNCF avait disposé d’un quasi-monopole sur le transport collectif longue distance. Elle proposait par ailleurs une offre quasi-uniforme, avec comme seule distinction la première et la seconde classes (qui voyageaient dans les mêmes trains). Cette offre standardisée était parfaitement adaptée à la société moyennisée qu’était la France des Trente Glorieuses et des années 1980-199016Sur le processus de moyennisation de la société française des années 1960 à 1980, on pourra notamment se reporter à Henri Mendras, La Seconde Révolution française : 1965-1984, Paris, Gallimard, 1994.. De ce point de vue, le développement du Ouigo – que d’aucuns pourraient associer à une troisième classe – comme celui des « cars Macron » correspond à une segmentation de l’offre en matière de transport collectif longue distance, renvoyant à une fragmentation de la grande classe moyenne et au désarrimage de la classe moyenne inférieure et des milieux populaires survenus depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000.
On rappellera que la troisième classe fut supprimée par la SNCF en 1956. Cette date ne doit rien au hasard. La France était alors en pleines Trente Glorieuses, période caractérisée par un puissant mouvement de moyennisation des modes de vie et d’égalisation sociale, qui eut donc parmi ses nombreuses traductions concrètes le fait de ramener à deux le nombre de classes dans les trains. C’est aussi de cette époque que date le développement de l’enseigne Leclerc, pionnier de la grande distribution, modèle économique s’adressant à une classe moyenne aux effectifs grandissants. L’arrivée des enseignes de hard-discount au début des années 1990 signera sur ce marché, comme la création ultérieure du Ouigo et des cars Macron dans l’univers du transport, les prémices d’un processus de démoyennisation.
Fréquentation du hard-discount : les effets contrastés du descenseur social et de la montée en gamme de Lidl, enseigne leader du secteur
Un recours accru au hard-discount
Pour faire face à la tension croissante sur leur pouvoir d’achat, toute une partie des Français a limité, voire supprimé certains postes de dépenses et adopté des comportements rentrant dans le champ de l’économie de débrouille. Le recours aux enseignes de hard-discount en fait partie. Et les résultats de l’enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Bona Fide précédemment citée sont assez parlants. La proportion de nos concitoyens effectuant une « part importante » de leurs achats de produits alimentaires et d’entretiens dans ce type de magasins est ainsi passée de 43% de la population en 2010 à 49% aujourd’hui. Comme en témoigne le maillage serré de ces enseignes sur tout le territoire national, cette pratique est aussi répandue en province (49% de réponse « une part importante des achats effectuée dans ces magasins ») qu’en Île-de-France (53%).
Si le prisme géographique n’est donc pas clivant, la part des achats effectuée dans ces enseignes est en revanche fortement corrélée avec le milieu social. Fréquenter Lidl, Neto, Aldi ou Action constitue le lot quotidien des défavorisés ou des catégories modestes, dont près de deux tiers des membres y réalisent une part importante de leurs achats de produits alimentaires ou d’entretien. Cette proportion passe symboliquement sous le seuil des 50% (48%) quand on pénètre au sein des classes moyennes inférieures, qui fréquentent donc assez régulièrement ce type de magasins. La frontière se situe entre classes moyennes inférieures et classes moyennes véritables qui ne sont que 32% à effectuer une importante de leurs achats en hard-discount. Ce taux est quasi identique parmi les classes moyennes supérieures (32%) ou les favorisés et aisés (35%).
Dans son rapport au hard-discount, la population française se segmente donc schématiquement en trois blocs :
- les défavorisés et les catégories modestes dont les deux tiers des membres y effectuent une part importante de leurs achats ;
- les classes moyennes inférieures dont la moitié des membres y effectuent une part importante de leurs achats ;
- les classes moyennes véritables et supérieures et les favorisés ou aisés dont seulement un tiers des membres y effectuent une part importante de leurs achats.
En termes d’évolution par rapport à 2010, les dynamiques sont contrastées avec, d’une part, une baisse significative de la part de marché de ces enseignes parmi les défavorisés (moins 15 points sur la réponse « part importante des achats ») et, d’autre part, une hausse parmi les catégories modestes et les classes moyennes inférieures, mais aussi au sommet de la pyramide sociale.
Ces évolutions contrastées renvoient à des phénomènes de nature différente. Dans la partie inférieure de la société, ces mouvements illustrent la poursuite du vaste mouvement de « descenseur social » théorisé il y a déjà plus de quinze ans maintenant par Alain Mergier et Philippe Guibert17Philippe Guibert, Alain Mergier, Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Paris, Plon, Fondation Jean-Jaurès, 1er avril 2016.. La baisse très significative de la proportion du groupe des défavorisés effectuant une part importante de leurs achats en hard-discount s’explique ainsi par un décrochage de cette population, dont une partie n’est plus en capacité de fréquenter ce type de magasins et a dû se rabattre sur le recours aux associations caritatives. Le signal d’alarme tiré à la rentrée de septembre 2023 par Patrice Douret, président des Restos du cœur, qui déclarait sur TF1 « Aujourd’hui, nous ne sommes pas suffisamment solides pour absorber le flux de personnes qui ont besoin d’aide alimentaire »18« Restos du cœur : le gouvernement promet 15 millions d’euros d’aide supplémentaires à l’association en difficulté financière », Le Monde, 3 septembre 2023., s’inscrit dans ce contexte. Dans les étages situés juste au-dessus des défavorisés (dont une partie a donc glissé vers le recours aux ONG), à savoir les catégories modestes et les classes moyennes inférieures, le descenseur social frappe également et se matérialise par le fait qu’une part croissante de ces groupes s’approvisionnent désormais en hard-discount plutôt que dans les enseignes traditionnelles, qui sont devenues trop chères pour une part significative des milieux modestes et des classes moyennes inférieures.
À l’autre extrémité de la pyramide sociale, la hausse de fréquentation du hard-discount parmi les classes moyennes supérieures et les favorisés et aisés ne doit pas être interprétée, selon nous, comme une conséquence du fait que ces groupes sociaux aient à leur tour pris place à bord du descenseur social. Ce recours plus fréquent aux hard-discount par les classes moyennes supérieures et les ménages favorisés ou aisés renvoient sans doute bien davantage à la stratégie de montée en gamme poursuivie depuis 2012 par Lidl, l’enseigne leader sur ce marché19On rappellera que la précédente enquête de l’Ifop citée ci-avant date de 2010, soit avant le changement de positionnement de Lidl, enseigne leader du hard-discount en France.. Du fait de son changement d’image, Lidl est parvenu progressivement à capter une clientèle socialement plus diversifiée et à toucher des consommateurs de milieux relativement aisés souhaitant « consommer malin » et payer le « juste prix ». Le slogan de l’enseigne « Lidl : le vrai prix des bonnes choses » adopté et martelé depuis 2015 dans de nombreuses campagnes publicitaires s’inscrit dans ce mouvement.
Le fait que le hard-discount séduise à la fois, et pour des raisons différentes, des ménages très modestes et une clientèle plus aisée renvoie ainsi à l’un des adages de Bernardo Trujillo, gourou qui enseignait dans les années 1950 les bases du commerce moderne dans des séminaires aux États-Unis : « Les pauvres ont besoin de prix bas. Les riches adorent ça20Séminaires que suivirent beaucoup de dirigeants des grandes enseignes françaises et européennes. »…
Action : enseigne de magasins préférée des Français
Si Lidl a opté pour une stratégie de montée en gamme, d’autres enseignes se positionnent sur l’ultra-discount et connaissent un développement assez spectaculaire, autre manifestation de l’essor de l’économie de débrouille. C’est le cas notamment d’Action. Alors que ce hard-discounter néerlandais a ouvert dans l’Hexagone son premier magasin seulement en 2012 (à Courrières, dans le bassin minier du Pas-de-Calais), il n’en aligne désormais pas moins de 750.
Le déploiement sur le territoire national a donc été extrêmement rapide et illustre l’appétence d’une partie de la population française pour ces produits low cost. Un quart des références d’Action sont ainsi vendues à moins d’un euro. En 2023, cette chaîne est devenue l’enseigne de magasins préférée des Français et l’Hexagone est désormais le premier marché de cette enseigne néerlandaise. Sur le segment des prix bas, Action cohabite avec d’autres acteurs comme Gifi (500 magasins), Centrakor (450 points de vente) ou bien encore La Foir’fouille (240 établissements). Ces enseignes appartiennent à l’univers du hard-discount, mais un autre segment – celui des déstockeurs et des faillitaires – avec des opérateurs comme Noz ou Stokomani est également très dynamique. En trois ans, le nombre de passages chez Action ou dans une solderie a ainsi augmenté de 87% selon Nicolas Léger de Nielsen IQ21Sylvie de Macedo, « Action, Stokomani, Noz… Avec l’inflation, la fréquentation des « solderies » a explosé. », Le Parisien, 15 février 2024. Nouvelles venues sur le marché du déstockage, des entreprises spécialisées rachètent par ailleurs aux plateformes du e-commerce leurs imposants stocks de colis non-réclamés, pour les revendre ensuite lors d’opérations éphémères, où de nombreux chalands se pressent pour acheter au poids, des cartons sans savoir ce qu’ils contiennent. Cette formule du colis mystère connait aujourd’hui un succès croissant22Hervé Sénamaud, « « J’ai pris un très gros carton pour 140 euros » : à Senlis, ruée vers les colis mystère », Le Parisien, 17 février 2024.. Autres acteurs accompagnant la montée en puissance de l’économie de débrouille, enseignes de dépôt-vente comme Easycash, créé en 2012, Cash Converters ou Cash express, qui alignent chacun plus d’une centaine de magasins en France. Tels des nouveaux monts-de-piété de notre société de consommation contemporaine, on vient y déposer toutes sortes d’objets dont on espère qu’ils seront achetés par des chalands à l’affût de prix bradés.
En l’espace d’une vingtaine d’années, ces chaînes de magasins à petits prix et ces déstockeurs ont développé un maillage très serré du territoire, comme l’illustre par exemple le cas du département de la Somme. Présents à Amiens et dans sa périphérie, les magasins Action, Gifi et autres Noz sont également implantés à Abbeville, mais aussi dans toutes les petites villes et les principaux bourgs du département. Ils font désormais partie du paysage et sont fréquentés par une clientèle locale modeste dont le pouvoir d’achat est sous contrainte.
Implantation d’enseignes de déstockage et de discount non alimentaire dans la Somme
Illustration saisissante des recompositions sociologiques à l’œuvre, alors que les boutiques des enseignes de prêt-à-porter datant des années 1980 et emblématiques d’un modèle de consommation centré sur la classe moyenne (Camaïeu, Kookaï, Pimkie, Jennyfer…) ferment les unes après les autres, les discounters et les faillitaires prospèrent et multiplient les points de vente en périphérie des villes. C’est d’ailleurs le déstockeur Noz, qui, en novembre 2022, a racheté la presque totalité du stock de Camaïeu placé en liquidation judiciaire, pour l’écouler ensuite à prix cassés dans ses magasins. La chaîne danoise Normal23Vendant des produits de beauté et de soins de la personne ainsi que de l’épicerie à prix discount. a entamé son déploiement en France en 2019 et aligne déjà plus de 100 magasins qu’elle implante, quant à elle, préférentiellement en centre-ville et dans les galeries marchandes, soit précisément dans les lieux historiquement occupés par les boutiques des enseignes de prêt-à-porter des années 1980-1990. La chaîne de salons de coiffure Tchip créée en 199624Le fait que Franck François soit originaire de Maubeuge, ville du Nord touchée de longue date par les difficultés sociales, n’est pas sans doute pas pour rien dans son intuition précoce de créer une offre low cost sur ce marché. a elle aussi investi les centres-villes et les galeries marchandes. Le positionnement low cost de cette enseigne affirmée par son nom comme par son slogan (« La coiffure à petits prix ») a assuré son succès, puisqu’elle compte aujourd’hui plus de 500 salons en France.
Se développe ainsi dans les classes les plus défavorisées, mais aussi auprès d’une partie du bas des classes moyennes, le sentiment de mener désormais une vie au rabais, marquée par des arbitrages permanents, des renoncements quotidiens et l’adieu aux petits plaisirs de la vie comme aller au cinéma, offrir des aliments de marque à ses enfants ou s’offrir une coupe chez le coiffeur. Le beau livre de Frédéric Brunnquell, Le bûcher des illusions25Frédéric Brunnquell, Le bûcher des illusions, Paris, Albin Michel, 30 août 2023., décrit bien ces vies au rabais.
Que signifie l’essor de l’économie de débrouille dans une approche braudélienne ?
Dans son étude des sociétés et de leurs économies26Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979., Fernand Braudel distinguait ce qui appelait la civilisation matérielle, qui regroupait toutes les activités de l’économie domestique et informelle (troc, économie de subsistance…), l’économie, terme désignant l’ensemble des relations marchandes à l’échelle locale et nationale, et enfin le capitalisme, règne des échanges internationaux et des flux financiers. Pour Fernand Braudel, au cours des siècles derniers, la modernisation des sociétés s’était notamment traduite, sur le plan intérieur, par l’essor du domaine de l’économie et donc du marché, avec notamment, d’une part, le développement du nombre de clients monétairement solvables et, d’autre part, la sophistication et la multiplication de l’offre marchande proposée par de nombreuses entreprises et commerces. Cette extension impressionnante du marché et du commerce s’était accompagnée de la rétraction concomitante de la sphère de l’économie informelle et de subsistance.
La vitalité actuelle de l’économie de débrouille, rendue possible par les nouvelles technologies (plateformes de vente entre particuliers, circuits logistiques optimisés avec des dizaines de milliers de points d’envoi ou de réception des paquets/colis…) et dopée par des tensions aiguës et persistantes sur le pouvoir d’achat de millions de Français fréquentant les « foires-à-tout » et les braderies, interpellerait sûrement le grand historien quant à la signification profonde à donner à ce retour en grâce de la civilisation matérielle et des activités situées « sous le marché ».
Si l’essor des offres low cost et du hard-discount peut être perçu dans une approche braudélienne comme une segmentation et une adaptation de l’économie et de la sphère du marché à une réalité sociologique nouvelle – à savoir le désarrimage du bas de la classe moyenne et des catégories populaires –, les autres facettes de l’économie de débrouille correspondent bien à un regain de l’économie informelle et de la civilisation matérielle braudélienne. Et ce phénomène s’inscrit en rupture avec les grandes évolutions historiques des économies occidentales mises à jour par Braudel.
Ce retour en grâce de l’économie informelle et des échanges entre particuliers sur des montants financiers mineurs est causé par la moindre capacité de certaines strates de la population à consommer dans les circuits de vente traditionnels. Il constitue de notre point de vue un indice de paupérisation du pays et de la « smicardisation » d’une partie de sa population. Mais ce phénomène renvoie également à la volonté politique d’une frange de la population de développer à côté du marché ou sous le marché des espaces d’échanges informels. Cette motivation peut être soit de nature écologiste (favoriser le réemploi et la seconde main comme alternative à la surconsommation), soit de nature anticapitaliste (ne pas participer à l’enrichissement et à la perpétuation du système capitaliste en place). Ces deux facteurs de nature différente (« smicardisation » d’une partie de la population et volonté idéologique dans certains milieux de s’affranchir du système capitaliste marchand) étant amenés à perdurer, voire à se renforcer, la montée en puissance de l’économie de débrouille devrait se poursuivre dans les prochaines années, signant par là même une nouvelle étape de l’évolution de notre société de consommation.
Les observateurs les plus critiques y verront, quant à eux, une illustration supplémentaire et paradoxale de la domination de l’idéologie et de la logique marchandes, qui ont conquis de nouveaux domaines de la vie sociale et quotidienne. On peut en effet considérer qu’une plateforme comme Vinted, qui compte 1,5 million de vendeurs et acheteurs quotidiens, a joué le rôle d’une gigantesque école de commerce populaire, puisque chaque jour de très nombreux particuliers y acquièrent les fondamentaux de la vente et du commerce (mise en valeur du produit, stratégie de positionnement-prix, saisonnalité de l’offre…) pour écouler leurs vêtements et séduire le chaland. Le réflexe de la vente d’objets et de vêtements usagés s’est imposé et vient concurrencer la traditionnelle pratique du don. Parmi les objets collectés chaque année, Emmaüs a ainsi vu la proportion des produits étant d’une qualité suffisante pour être ensuite revendus dans ses établissements passer de 60% il y a quelques années à seulement 40% aujourd’hui27Juliette Garnier, « L’offensive d’Emmaüs pour contrer la concurrence de Vinted ou du BonCoin», Le Monde, 16 mars 2023.. Une part significative des objets ou vêtements revendables sont désormais directement mis en vente sur les plateformes internet par les Français qui déposent (ou se débarrassent) chez Emmaüs des articles n’ayant aucune valeur. Le réflexe du don, nourri par les vieilles matrices chrétienne (Emmaüs et le Secours catholique ont été créés par des gens d’Église) et de gauche (le Secours populaire a été créé par des militants et des sympathisants communistes), est ainsi en perte de vitesse sous l’effet de la concurrence des plateformes de vente entre particuliers. Autre illustration de cette avancée de la logique du marché, ces plateformes permettent à tout un chacun de noter acheteurs et vendeurs dans une démarche s’apparentant à une grande bourse des valeurs populaire.
- 1Jérôme Fourquet, Marie Gariazzo, Samuel Jéquier, Classes moyennes en tension. Entre vie au rabais et aides publiques insuffisantes, Fondation Jean-Jaurès, 25 novembre 2023, d’après une enquête Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Bona Fide réalisée en ligne du 18 au 20 octobre 2023 auprès d’un échantillon national représentatif de 2001 individus. Dans cette enquête, les sondés étaient amenés à se positionner sur une échelle sociale comprenant les catégories suivantes : les « défavorisés » (7% s’étant rangés dans ce groupe), les « catégories modestes » (30%), les « classes moyennes » (52%), les « classes moyennes supérieures » (10%) et les « favorisés ou aisés » (1%). Compte tenu de la proportion très importante d’individus déclarant appartenir aux « classes moyennes », nous avons, dans un second temps, subdivisé informatiquement, sur la base des revenus et du nombre de personnes dans le foyer, ce groupe en deux sous-groupes : « la classe moyenne inférieure » (regroupant 31% de la population) et « la classe moyenne véritable » (19%).
- 2Contre à peine 40 euros pour ceux qui ne vendent qu’une à deux fois par mois.
- 3Les revenus de la vente de produits de seconde main ne sont fiscalisés qu’à partir du moment où ils dépassent le seuil – conséquent – de 5 000 euros par an.
- 4Selon une étude du BCG, l’occasion représente 10% du marché du vêtement et pourrait atteindre 40% dans les années qui viennent.
- 5I. Delion, N. Fleury, O. Combe, L. Klethi, F. Fort, « Pouvoir d’achat : le succès des brocantes », France Info, 16 avril 2023.
- 6Nom donné dans le nord de la France, région où la tradition des braderies est ancienne et bien ancrée, aux personnes qui viennent chiner ou vendre lors de ces manifestations.
- 7Contre seulement 25% auprès des sympathisants de Renaissance et 27% parmi ceux du Rassemblement national.
- 8Enquête en ligne réalisée du 23 au 29 octobre 2023 auprès d’un échantillon national représentatif de 2000 personnes.
- 9On observe les mêmes écarts générationnels s’agissant des bénéficiaires de cadeaux de seconde main : 60% parmi les 18-24 ans versus 26% chez les 65 ans et plus.
- 10Symétriquement, on observe la même proportion (82%) de bénéficiaires de ce type de présents à qui il a été dit qu’il s’agissait d’un cadeau de seconde main. Et 83% des récipiendaires de ces objets déclarent ne pas avoir été déçus ou contrariés.
- 11Jordan Pouille, « Face à la flambée des prix, près de Nevers, le vide-grenier offre un rempart fragile », Le Monde, 26 septembre 2023.
- 12Personnes pratiquant l’affouage.
- 13Sondage réalisé en ligne auprès d’un échantillon national représentatif de 2232 personnes interrogées du 9 au 12 janvier 2024.
- 14Florent Vairet, « Christophe Fanichet (SNCF Voyageurs) : « Personne n’aurait pu imaginer de tels chiffres de fréquentation sur les trains »», Les Échos Start, 24 mars 2023.
- 15Mobilycites, « 10 millions de passagers transportés en 2022 pour FlixBus », 15 mars 2023.
- 16Sur le processus de moyennisation de la société française des années 1960 à 1980, on pourra notamment se reporter à Henri Mendras, La Seconde Révolution française : 1965-1984, Paris, Gallimard, 1994.
- 17Philippe Guibert, Alain Mergier, Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Paris, Plon, Fondation Jean-Jaurès, 1er avril 2016.
- 18« Restos du cœur : le gouvernement promet 15 millions d’euros d’aide supplémentaires à l’association en difficulté financière », Le Monde, 3 septembre 2023.
- 19On rappellera que la précédente enquête de l’Ifop citée ci-avant date de 2010, soit avant le changement de positionnement de Lidl, enseigne leader du hard-discount en France.
- 20Séminaires que suivirent beaucoup de dirigeants des grandes enseignes françaises et européennes.
- 21Sylvie de Macedo, « Action, Stokomani, Noz… Avec l’inflation, la fréquentation des « solderies » a explosé. », Le Parisien, 15 février 2024.
- 22Hervé Sénamaud, « « J’ai pris un très gros carton pour 140 euros » : à Senlis, ruée vers les colis mystère », Le Parisien, 17 février 2024.
- 23Vendant des produits de beauté et de soins de la personne ainsi que de l’épicerie à prix discount.
- 24Le fait que Franck François soit originaire de Maubeuge, ville du Nord touchée de longue date par les difficultés sociales, n’est pas sans doute pas pour rien dans son intuition précoce de créer une offre low cost sur ce marché.
- 25Frédéric Brunnquell, Le bûcher des illusions, Paris, Albin Michel, 30 août 2023.
- 26Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : XVe au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979.
- 27Juliette Garnier, « L’offensive d’Emmaüs pour contrer la concurrence de Vinted ou du BonCoin», Le Monde, 16 mars 2023.