La société rêvée des électeurs de Marine Le Pen

Dans quelle société souhaitent vivre les Françaises et les Français ayant apporté leurs suffrages à Marine Le Pen lors de la dernière élection présidentielle ? Comment se projettent-ils dans le futur ? Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, décrypte sous cet angle l’enquête sur la société rêvée des Français réalisée avec Ipsos et la CFDT, qui livre de précieux enseignements. 

En octobre dernier, à l’occasion de la parution de la nouvelle vague du baromètre Fractures françaises, montrant l’accélération de la dédiabolisation du Rassemblement national (RN) au sein de l’opinion publique, Gilles Finchelstein publiait une note intitulée Une alerte rouge – rouge écarlate, concluant finalement que « le pire est désormais possible, voire plausible ».

Dès 2021, nous alertions déjà sur la dynamique impressionnante du Rassemblement national de Marine Le Penet sur le risque de tout miser sur un front républicain qui s’étiole un peu plus d’une élection à une autre – en témoignent les 89 députés du Rassemblement national ayant rejoint le Palais-Bourbon lors des dernières élections législatives.

Dans ces conditions, il semble absolument nécessaire de se défaire du présupposé selon lequel déposer un bulletin Rassemblement national dans l’isoloir serait un simple vote de contestation, et d’analyser les attentes des électeurs de Marine Le Pen.

C’est ce que nous nous efforçons de faire dans cette note. Contrairement à ce qui se fait habituellement, nous cherchons à comprendre les aspirations des électeurs du Rassemblement national non pas sur des grands enjeux de politiques publiques parfois abstraits, mais dans leur vie de tous les jours. Comment envisagent-ils leur travail ? Quels sont les éléments les plus structurants dans leur vie ? Quelle école souhaitent-ils pour leurs enfants ? C’est à l’ensemble de ces questions que nous allons tenter de répondre grâce aux données de l’étude « La société idéale de demain aux yeux des Français », large enquête quantitative réalisée sur un échantillon de près de 9000 personnes. Nous nous focalisons ainsi sur les électeurs de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2022, en comparant leur positionnement à celui de l’ensemble de la population française.

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À première vue, une demande de rupture radicale

À première vue, c’est bel et bien une forme de radicalité qui s’exprime chez les électeurs de Marine Le Pen (graphique 1). Ainsi, 31% de ses électeurs considèrent qu’« il faut transformer la société radicalement », un chiffre deux fois plus élevé que ce que l’on constate au sein de l’ensemble de la population française (16%). À l’inverse, la position modérée selon laquelle « il faudrait toucher à quelques aspects de la société mais sans toucher à l’essentiel » recueille l’aval de seulement 26% des électeurs de Marine Le Pen, dix points de moins que pour l’ensemble des Français.

Graphique 1. « Quand vous pensez à la société française actuelle, quelle opinion se rapproche le plus de la vôtre ? »

Les électeurs du RN souhaitent donc des transformations majeures pour notre pays, mais dans quel sens ?

Le pouvoir au peuple

Considérons tout d’abord le type de système politique souhaité par les électeurs de Marine Le Pen (graphique 2).

Graphique 2. « Parmi les systèmes de gouvernement suivants, lequel a votre préférence ? Un système dans lequel… »

On le voit, même si le vote pour l’extrême droite peut être corrélé à une forte demande d’ordre, les formes de gouvernement anti-démocratiques sont aussi peu valorisées par les électeurs du RN qu’elles le sont au sein de l’ensemble de la population française. Néanmoins, il existe bel et bien une opposition fondamentale entre la démocratie directe et la démocratie représentative. Alors que 45% de la population favorise la démocratie représentative, ce chiffre tombe à 28% chez les électeurs de Marine Le Pen. À l’inverse, ces derniers plébiscitent la démocratie directe (58%), bien davantage que l’ensemble de la population (40%).

Il ne faut donc pas sous-estimer à quel point la question démocratique pèse largement dans le vote Le Pen. Le sentiment de ne pas être pris en compte par les décideurs politiques pousse finalement à vouloir « renverser la table » et à demander le pouvoir total et direct au peuple, chose que l’on constatait déjà au moment de la crise des « gilets jaunes ». La question de la démocratie et de la légitimité des décisions prises par des responsables politiques, suscitant de moins en moins de confiance au sein de la population, est une problématique latente des deux mandats d’Emmanuel Macron. Le mouvement des « gilets jaunes » avait ainsi mis au centre de ses revendications le référendum d’initiative citoyenne (RIC) ; les mouvements de contestation au moment de la crise liée à la pandémie de Covid-19 ne portaient pas tant sur les mesures sanitaires que sur la légitimité de ceux amenés à les prendre. Enfin, les critiques concernant l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution ont été un point majeur d’opposition à la dernière réforme des retraites.

Prendre en compte cette insatisfaction démocratique latente semble indispensable pour comprendre l’état d’esprit des Français et, plus particulièrement, de ceux amenés à voter Marine Le Pen.

Une vision utilitariste de l’école

Passons maintenant à un autre sujet : la question de l’école et, plus exactement, le rôle premier que devrait avoir l’école en France (graphique 3). Ce point est assez décisif car la façon d’éduquer les enfants est intimement liée à la vision de la société entretenue par les citoyens.  

Graphique 3. « Selon vous, quel devrait être le rôle premier de l’école ? Avant tout… »

On perçoit assez nettement une différence majeure entre les électeurs du Rassemblement national et le reste de la population. La vision « utilitariste » de l’école – que ce soit pour préparer à un métier ou pour donner le goût de l’effort – est ainsi plébiscitée par 84% des électeurs de Marine Le Pen, contre 53% de l’ensemble des Français. Plus encore, c’est bien 39% des électeurs du RN qui considèrent que l’école doit avant tout donner aux enfants et aux jeunes le goût de l’effort et de la discipline, soit douze points de plus que pour la population française dans sa totalité. Indéniablement, ce désir d’ordre au sein de la société, dont nous parlions plus haut, devrait selon les électeurs du RN s’inscrire dès le plus jeune âge au sein de la formation scolaire, perçue comme étant trop laxiste. À l’inverse, l’idée selon laquelle le rôle de l’école serait avant tout de « former les enfants et les jeunes à être curieux, éveillés et à avoir un esprit critique » est la position la moins favorisée par les électeurs de Marine Le Pen (27%), l’inverse de ce que l’on constate chez l’ensemble des Français (47%).

L’attachement au terroir et à la sphère familiale

On le voit assez clairement sur le graphique 4, les grandes villes n’attirent plus les Français. Néanmoins, alors que le fait de vivre dans des villes de taille intermédiaire est la position privilégiée de 33% de la population globale, cela n’est le cas que pour 27% des électeurs de Marine Le Pen. À l’inverse, le fait de vivre dans un petit village ou dans une maison à la campagne est le choix privilégié par les électeurs du Rassemblement national (19% pour un petit village et 31% pour une maison à la campagne). C’est cinq points de plus que l’ensemble de la population française dans le premier cas et dix points de plus dans le second. Bien évidemment, le fait que l’électorat Le Pen soit davantage rural que l’ensemble de la population explique une partie de cette différence. Néanmoins, il s’agit ici non pas seulement d’une réalité mais d’une projection, d’un souhait : les électeurs du Rassemblement national manifestent un attachement très marqué à « nos territoires ». La sensation que ces zones sont clairement délaissées par les services publics, en déclin face à l’attractivité des métropoles régionales et nationales, peut clairement être une des raisons qui poussent cet électorat à faire le choix de se détourner des grands partis de gouvernement, jugés responsables de cette situation.

Graphique 4. « Vous personnellement, dans l’idéal, où souhaiteriez-vous vivre ? »

D’une certaine manière, on peut faire un parallèle entre cet attrait des proches du RN pour le local et l’importance donnée à leur sphère familiale. Lorsqu’on demande aux proches du RN à quelle sphère ils ont avant tout le sentiment d’appartenir (graphique 5), c’est la famille, très clairement, qui arrive en tête (67%), bien devant la sphère nationale (12%). De la même manière, lorsqu’on demande quel est le critère d’une vie réussie, « avoir une famille solide » arrive en premier chez les électeurs de Marine Le Pen, alors qu’il n’est qu’en seconde position au sein de l’ensemble de la population française.

Graphique 5. « Vous vous sentez avant tout appartenir à… ? »

Cet attachement au local comme à la sphère familiale témoigne d’un attachement, chez les électeurs RN, à une forme de stabilité : stabilité du terroir face aux mutations perçues de la grande ville, stabilité de la sphère familiale face aux différentes mutations de la société.

Le travail : entre problématiques salariales et inquiétudes face aux mutations récentes

Les résultats de la sous-partie précédente avaient tendance à nous dessiner une image de la France qui était « passée de mode », attachée au rural et à la famille. Le positionnement des électeurs du RN sur les questions liées au travail est finalement assez similaire.

Tout d’abord, lorsque l’on demande aux répondants quel est le principal critère pour choisir un emploi, le « salaire élevé » arrive clairement en première position chez les électeurs de Marine Le Pen, alors qu’il n’est que troisième au sein de l’ensemble de la population française, derrière l’ambiance de travail et l’intérêt du poste.

Graphique 6. « Dans l’idéal, laquelle des deux options vous semble la plus attractive ? »

Alors que les mutations du monde du travail poussent à changer assez régulièrement d’emploi, voire au slashing qui permet à chaque personne d’effectuer en même temps plusieurs métiers, il faut bien prendre conscience que la totalité de la population française ne se reconnaît pas dans cette tendance. Au global, 56% des Français pensent toujours que l’idéal serait toujours d’avoir un seul métier tout au long de sa vie professionnelle (graphique 6). Par ailleurs, cette position est encore plus valorisée chez les électeurs de Marine Le Pen (64%). Dans un même ordre d’idées, 71% des Français considèrent que l’idéal est de travailler dans une ou deux entreprises maximum tout au long de sa vie professionnelle, ce chiffre montant à 77% chez les électeurs du Rassemblement national.

Un salaire élevé, un seul travail et une seule entreprise tout au long de sa vie, voici ce à quoi aspirent les électeurs de Marine Le Pen sur cette thématique. D’une certaine manière, ce positionnement n’est pas « dans l’ère du temps », où de nombreux discours politiques et médiatiques se portent sur la nécessité d’avoir du sens dans son travail, d’être « flexible » dans son emploi et dans sa carrière. L’inquiétude perçue face à ce nouvel idéal apparaissant souvent comme une injonction peut expliquer cette réaction de rejet et le vote pour le RN.

L’argent au centre des préoccupations : le versant économico-social indéniable du vote RN

Nous l’avons vu dans la sous-partie précédente, la question du salaire était primordiale dans le rapport des électeurs du RN à leur travail. D’une manière assez similaire, le fait de « bien gagner sa vie » est indéniablement un objectif particulièrement valorisable pour cette catégorie de la population.

Graphique 7. « De manière générale, diriez-vous que gagner beaucoup d’argent, c’est… ? »

Ainsi, 57% des électeurs de Marine Le Pen déclarent que « gagner beaucoup d’argent devrait être un objectif davantage valorisé par la société » alors qu’au contraire 55% des Français dans leur ensemble déclarent que « c’est un objectif qui devrait être moins valorisé par la société ». Ce que l’on perçoit ainsi en creux, c’est à quel point les proches du Rassemblement national valorisent des aspects matérialistes et concrets. Inversement, alors que 43% de la population déclarent que « vivre en accord avec ses valeurs » est le critère pour réussir sa vie, ce n’est le cas que pour 35% des électeurs de Marine Le Pen. Au-delà des grands discours, les électeurs du Rassemblement national se concentrent donc sur des aspects matériels extrêmement concrets et qui leur semblent insuffisamment pris en compte par les partis politiques « classiques »

Conclusion : la révolution de la stabilité ?

À première vue, les résultats que nous venons de présenter sont assez contre-intuitifs. Dans un premier temps, nous disions que l’électeur-type du Rassemblement national était en demande d’une transformation profonde, voire « radicale » de la société ; dans un second temps, nous montrions que ces mêmes électeurs valorisent une France et un mode de vie qui pour certains pourraient apparaître comme désuets, centrés autour du monde rural, de la famille et d’aspects très matériels de la vie.

Tout cela nous invite donc à ne pas sous-estimer l’importance des transformations qui ont affecté la société française ces dernières décennies. Les mutations du travail, l’accélération des rythmes de vie, l’individualisation de la société sont autant de changements fondamentaaux que de nombreux citoyens subissent plus qu’ils ne les choisissent. Dans ces conditions, « le grand retour en arrière » vers ce qui a structuré la société des Trente Glorieuses, la famille, la consommation et la stabilité de l’emploi, est une sorte de valeur refuge pour de nombreux citoyens. Accompagner ces mutations pour ne pas laisser trop de Français sur le bord de la route semble indispensable. Sans cela, le « risque Le Pen » deviendra une réalité.

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