La « Maison de l’histoire de France » : un mode de gouvernement ?

À l’occasion de la parution de l’ouvrage d’Isabelle Backouche et Vincent Duclert, « Maison de l’histoire de France ». Enquête critique, une vingtaine de personnalités (politiques, historiens, journalistes) est revenue sur ce projet présidentiel controversé au cours d’un débat riche et passionné.

Objet d’une « controverse qui a fait couler beaucoup d’encre», le projet de la « Maison de l’histoire de France », comme rappelé en introduction par la journaliste Audrey Salor, prend inévitablement une tournure particulière en période électorale : qu’en sera-t-il du projet en cas d’alternance politique ? Quelles évolutions en matière de gouvernance seront à noter pour une meilleure conduite de ce projet ? Porté par Nicolas Sarkozy depuis 2007, le projet de « Maison de l’histoire de France » a fait face dès le départ aux levers de boucliers de nombreux historiens, opposés à la vision partisane du projet, à la réappropriation politique de l’histoire, au budget trop important qui lui est consacré en période de restriction budgétaire, aux lacunes intellectuelles perceptibles dans les documents officiels relatifs à la mise en place du projet, à la brutalité administrative perçue à plusieurs reprises…

Les promoteurs de cette maison, dont l’un des représentants, Emmanuel Pénicaut, prendra la parole au cours de cette rencontre, invoquent les arguments suivants : un musée d’histoire nationale est tout à fait légitime et les garanties de sérieux sont assurées par la composition de son Comité d’orientation scientifique.L’objet principal de cette rencontre-débat étant la présentation de l’ouvrage de Vincent Duclert et Isabelle Backouche, « Maison de l’histoire de France ». Enquête critique (Fondation Jean-Jaurès, avril 2012), il convient de rappeler la vision des auteurs face à ce projet.

Pour eux, l’accélération perceptible du projet n’est pas anodine, le calendrier étant calqué sur le calendrier électoral. Ils dénoncent de fait l’absence de concertation avec la communauté scientifique, ajoutée à la relation ambigüe qu’entretient ce projet avec la culture et le savoir.Vincent Duclert réaffirme la perspective de l’ouvrage : « Il s’agit d’un travail documentaire et analytique, un livre au service de la collectivité qui s’est intéressé à tous les aspects de cette « Maison de l’histoire de France », projet reposant sur une forte idéologie ». Vincent Duclert rappelle par ailleurs le mode de gouvernement très brutal, mis en exergue à travers le limogeage d’Isabelle Neuschwander. Il y dénonce en outre la communication excessive faite autour de ce projet, ajoutée à la faiblesse des documents concernant les références au projet « Maison de l’histoire de France». Néanmoins, comme le rappelleront à plusieurs reprises divers intervenants, un projet présidentiel en matière culturelle a une légitimité. Là où le bât blesse, c’est le refus de toute concertation (proclamée mais pas réalisée) avec la communauté scientifique et les historiens, rendant tout dialogue de fond totalement absent de ce projet. Le vœu exprimé par les auteurs est alors le suivant : que le nouveau président prenne le temps de la réflexion, le temps de l’analyse, le temps du débat. « Les grands projets se font sur une longue temporalité de manière à avoir un consensus », rappellera Vincent Duclert, tout en réaffirmant que « la France a besoin d’un grand musée d’histoire ». Pour Isabelle Backouche, co-auteur de l’ouvrage, l’intérêt de l’enquête critique était aussi d’instituer des « contre-feux » face aux documents communiqués par la « Maison de l’histoire de France », au public et à la communauté scientifique.

De façon unanime, c’est l’instrumentalisation de l’histoire qui est dénoncée à travers le projet de la « Maison de l’histoire de France », interrogeant de fait sur la réelle valeur ajoutée de cette nouvelle institution. Isabelle Backouche rappelle la captation exclusive par le ministère de la Culture de ce projet (la recherche et l’éducation nationale ont été écartées), le rendant difficilement indépendant scientifiquement. Le « parisianisme » de la gestion est également évoqué au cours de cette rencontre.Pour Ariane James Sarazin, conservateur en chef et ancienne responsable de l’action culturelle et éducative des Archives nationales, le plus choquant à travers le projet de la « Maison de l’histoire de France » est la brutalité exercée envers les archives nationales, niées et déstabilisées tout au long du processus. Elle rappelle en outre que le projet de rénovation des archives nationales à Pierrefitte-sur-Seine n’a de cesse été déstabilisé à travers plusieurs actes : par le limogeage d’Isabelle Neuschwander, fait unique dans l’histoire de la politique culturelle de ces dernières années, ainsi que par la poursuite de plusieurs représentants syndicaux des archives nationales.

Laurence de Cock, historienne et professeure d’histoire, transpose elle la problématique de la « Maison de l’histoire de France » sur l’éducation en générale. Pour elle, la brutalisation et le mode de gouvernement perçus à travers la « Maison de l’histoire de France » se retrouve de manière plus large dans l’éducation nationale. Tout d’abord dans la rivalité entre les administrations : les derniers programmes scolaires sont par exemple le fruit des rivalités en coulisses. En outre, ceux-ci ont été faits dans une totale précipitation : « en règle générale, pour faire un programme scolaire, il faut à peu près deux ans de concertation, au sein desquels il y a beaucoup de consultations auprès d’institutions de la société civile. Là, les programmes scolaires ont été faits en cinq ou six semaines, sans consultation aucune ». Ainsi, les mêmes vices et les mêmes méthodes se retrouvent à travers le projet de la « Maison de l’histoire de France ». Elle rappelle cependant qu’« un cours d’histoire ne se résume pas seulement à un manuel et des élèves. Il y a des fonctionnaires d’Etat, qui sont acteurs et non exécutants ». De ce fait, Laurence de Cock s’interroge sur les modalités de participation des professeurs au sein du projet « Maison de l’histoire de France ». Pour elle, « la muséographie est une mise en scène de l’histoire, c’est un récit sur le passé. Les professeurs ont donc légitimement leur mot à dire ». Elle réaffirme en effet qu’il est fondamental de réfléchir à une véritable culture commune afin de retrouver un récit fédérateur pour l’ensemble des élèves. Ce que dénonce en outre Laurence de Cock, c’est que la vision de l’histoire à travers le projet de la « Maison de l’histoire de France » est sans aucune actualisation du « roman national ». Il s’agit d’une histoire lisse, monolithique, vue d’en haut, reposant sur des jalons biographiques et évènementiels. Par conséquent, la parole aux discours discordants semble totalement niée.

Didier Rykner, journaliste et historien de l’art, se pose lui la question suivante : « pourquoi un musée de l’histoire de France dans un pays ou depuis des années, on s’acharne à casser l’apprentissage de l’histoire ? »Pour lui, le projet de la « Maison de l’histoire de France » est dans une confusion intellectuelle effrayante, dans la mesure où l’on veut faire un musée sur une matière qu’on est en train de tuer.

Karine Gloanec Morin, secrétaire nationale adjointe à la culture au Parti socialiste et membre de la campagne de François Hollande dénonce elle aussi « la non concertation des historiens, des enseignants, ainsi que la précipitation, connue tout au long du quinquennat pour d’autres projets ». Selon elle, il faut remette ce projet à débat, car celui-ci est mal né, et ne doit pas être prolongé dans ce contexte : « Ce projet devra prendre fin, avant de reprendre dans un contexte plus serein ». Pour elle, les problématiques relatives au patrimoine sont largement évoquées par François Hollande, lequel est attaché à remettre à plat le débat sur la « Maison de l’histoire de France ».

L’autre question majeure instaurée au sein de ce débat est la question budgétaire : Ne pourrait-on pas imaginer que les moyens attribués à la « Maison de l’histoire de France » soient utilisés de façon différente, au profit d’institutions culturelles qui existent déjà ? Ariane James-Sarazin revient quant à elle sur la précipitation du projet : « Le projet qui est normalement un projet scientifique et culturel illustre cette précipitation. Un projet scientifique et culturel d’un nouvel établissement, ce n’est pas un document laconique. C’est un projet qui fait le point dans le détail sur un parcours muséographique, sur des collections. Ors, une des grandes interrogations que la « Maison de l’histoire de France » n’a pas réglée, c’est celle des collections. Avec quelles collections la « Maison de l’histoire de France » va-elle être portée ? »

Pour Isabelle Neuschwander, ancienne directrice des Archives nationales, dont le limogeage brutal a été évoqué tout au long du débat, c’est le sentiment de gâchis qui prédomine dans cette affaire (compétences, argent public, espoirs). Le projet des Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine est passé au second plan : « Un grand projet de modernisation était percuté de plein fouet par une décision qui relevait de l’improvisation et du coup politique ». Isabelle Neuschwander revient sur ce projet de refondation des Archives nationales : « Celui-ci est né d’une association portée par l’idée que la situation pour les Archives nationales est critique : il n’y a plus de place et nous risquons une catastrophe patrimoniale, d’où la nécessité de refondation sur trois sites : Paris-Fontainebleau-Pierrefitte. » Elle rappelle en outre qu’un véritable consensus existait autour de ce projet, Jacques Chirac l’ayant lui-même défendu. Cependant, « le projet de refondation des Archives nationales, projet préparé depuis de très nombreuses années, est soudain remis en cause par l’arrivée d’un projet précipité et dangereux pour les Archives nationales (rappelé à la fin par Christian Oppetit, conservateur du patrimoine) : celui de la « Maison de l’histoire de France ».

Danièle Pourtaud, adjointe au maire de Paris en charge du Patrimoine, indiquera quant à elle qu’« il est étrange que ce soit le même gouvernement qui tape autant sur l’histoire en France, et qui mette en place une “Maison de l’histoire de France” ».Vladimir Suzon, Secrétaire Général de la CGT archives, prendra également la parole au sein de cette rencontre. Pour lui, « ce projet n’est en rien un projet historiographique ou culturel. » Une « Maison de l’histoire de France » serait alors inutile sur le fond (idée partagée par Didier Rykner) et sur la forme, l’instrumentalisation de l’histoire qu’elle suggère faisant écho de manière navrante au « ministère de l’Identité nationale » porté par Nicolas Sarkozy. En conclusion, Vincent Duclert et Isabelle Backouche estiment que ce débat inaugure peut-être une nouvelle phase de réflexion et de construction sur une « Maison de l’histoire de France » : « L’objectif du livre était d’observer, d’analyser. Ce n’est pas un simple réquisitoire. Il faut aborder la réflexion d’un véritable « musée de l’histoire de France » et ce qu’est véritablement l’histoire de France. Cela permettra peut-être à la collectivité de se rendre dans un beau musée, qui protègera également le patrimoine. »

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