La Hongrie : une démocratie européenne à l’ère illibérale

Le 4 juin dernier, la Hongrie a commémoré le centenaire du traité de Trianon. À l’issue de la Première Guerre mondiale, cette puissance vaincue devenait un État-nation mais était par la même occasion privée des deux tiers de son territoire. Au regard d’un siècle d’histoire, et notamment des trente dernières années d’une difficile transition économique et politique, Matthieu Boisdron expose pour la Fondation en quoi consiste aujourd’hui la Hongrie de Viktor Orbán et de son parti, le Fidesz.

Le 26 mai 2020, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán rendait les pleins pouvoirs que lui avaient confiés, le 30 mars précédent, les députés de son pays dans le contexte de la crise sanitaire due au coronavirus. Viktor Orbán – qui n’a nul besoin d’une telle délégation pour mettre en œuvre sa politique puisque son parti politique, le Fidesz, dispose déjà d’une super-majorité des deux tiers des sièges au Parlement – a très habilement su profiter de l’occasion pour accuser de désinformation celles et ceux qui, en Europe, l’avaient accusé d’installer de façon effective une dictature en Hongrie.

Depuis dix ans, ce petit pays de 9,8 millions d’habitants, 21e puissance économique européenne et 57e mondiale, fait régulièrement l’actualité. L’accession de Viktor Orbán au poste de Premier ministre en 2010 a permis de le transformer en laboratoire du tournant néoconservateur, aux accents populistes et nationalistes, qui a touché une large partie de l’Europe centrale et orientale – à savoir la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et, dans une moindre mesure, la Roumanie. Les ressorts profonds qui expliquent cette évolution politique récente méritent donc, sans prétendre ici à l’exhaustivité ou à l’épuisement du sujet et de ses interprétations, une attention particulière.

La trajectoire historique de la Hongrie

S’ils ne sont pas les seuls dans cette situation, certains Hongrois – et parmi eux le Fidesz et ses partisans – ont tendance à convoquer une histoire nationale perçue comme un profond traumatisme. Cette dernière peut ainsi être mobilisée pour contextualiser et mettre en perspective le phénomène politique actuel. Rien n’étant jamais écrit d’avance, il convient pour autant de rester particulièrement prudent et de se garder de toute tentation téléologique ou d’analyses trop déterministes.

Le long chemin vers l’indépendance de la Hongrie

Puissance européenne et régionale de premier plan à l’époque médiévale, la Hongrie disparaît au milieu du XVIe siècle après plus de cinq cents ans d’existence en tant que royaume indépendant (1000-1526). En 1541, en raison de difficultés de succession et de son affaiblissement extrême, ce dernier est divisé entre la Hongrie ottomane occupée, la principauté de Transylvanie – chrétienne mais vassale des Ottomans – et la Hongrie royale à l’Ouest, placée sous la tutelle des Habsbourg. La partie centrale du pays, c’est-à-dire la province ottomane, n’est reconquise par les Habsbourg qu’en 1699. Après deux importantes insurrections anti-habsbourgeoises brutalement réprimées – la guerre d’indépendance de Ferenc Rákóczi de 1703 à 1711 et la révolution hongroise de 1848 menée par Lajos Kossuth –, c’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que les Hongrois obtiennent un début de reconnaissance nationale : après la défaite de l’Autriche à l’issue de la guerre qui l’oppose à la Prusse entre juin et août 1866, le compromis austro-hongrois de février 1867 confère l’autonomie à la Hongrie au sein de l’Empire. Le royaume de Hongrie dispose désormais de son Parlement et d’un budget qui lui est propre. Certaines affaires demeurent néanmoins communes, telles la politique extérieure et les questions militaires. Il faut toutefois attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que la Hongrie retrouve sa complète souveraineté. Avec une cruelle ironie qu’affectionne souvent l’histoire, l’effondrement de l’Empire de Vienne qui permet à Budapest de devenir enfin un État-nation indépendant s’accompagne d’une profonde mutilation de son territoire qui est drastiquement réduit par le traité de Trianon, signé le 4 juin 1920. Cette situation a immédiatement alimenté un sentiment de frustration nationale et des réflexes défensifs de repli identitaire dans un pays par ailleurs devenu du jour au lendemain bien plus homogène sur le plan ethnoculturel.

Carte postale de propagande hongroise dénonçant le démembrement de la Hongrie suite à la signature du traité de Trianon (4 juin 1920) et proposant une audacieuse comparaison avec la France

Coll. BDIC / La Contemporaine.

Elle a conduit les autorités hongroises de l’époque à mener des politiques souvent discriminatoires à l’égard de populations minoritaires dont l’altérité apparaissait comme une profonde menace. L’expérience communiste révolutionnaire que connaît la Hongrie de Béla Kun entre mars et août 1919, l’occupation d’une large partie du pays et de la capitale Budapest par les troupes roumaines d’avril à août 1919 puis la nature autoritaire et conservatrice du régime contre-révolutionnaire qui s’installe ensuite dans le pays sous l’égide du régent, l’amiral Miklós Horthy, accentuent ce phénomène. La Hongrie est ainsi un des premiers pays européens à promulguer en 1920 une loi antisémite limitant l’accès des juifs à l’université et dans la fonction publique. Cette recherche du bouc émissaire, ce complexe de la Hongrie et des Hongrois dans leur rapport aux minorités et aux autres nations européennes, cette crainte névrotique de l’anéantissement, ce rapport victimaire au passé : tout cet imaginaire collectif complexe a notamment été discuté par l’historien István Bibó (1911-1979) dans un de ses livres majeurs, intitulé en français Misère des petits États d’Europe de l’Est.

Le règlement extrêmement brutal de la question des minorités lors de la Seconde Guerre mondiale, la poursuite des violences plusieurs mois encore après la fin du conflit et enfin la soviétisation progressive des régimes politiques puis des sociétés civiles à partir des années 1947-1949 ne permettent pas à la Hongrie de dépasser ce sentiment d’humiliation et d’engager un processus de résilience et de réconciliation nationales. L’instrumentalisation de l’histoire par les régimes communistes a concouru à nourrir ce phénomène. Pour les populations de l’Europe de l’Est, l’extrême violence née de la guerre ne cesse pas en 1944. La fin des combats ne signifie pas le retour à la situation ante comme ce fut globalement le cas en Europe occidentale. Les travaux de Timothy Snyder et d’Anne Applebaum l’ont démontré. En Hongrie comme ailleurs, à la guerre a progressivement succédé l’enfermement derrière le rideau de fer. À un régime autoritaire a succédé un autre régime autoritaire tout aussi privatif des libertés individuelles. Et si l’insurrection antisoviétique d’octobre 1956 apporte encore aujourd’hui aux Hongrois un sentiment de légitime fierté, la mémoire de cet épisode vient surtout alimenter ce rapport difficile à leur histoire. La révolution est, en effet, écrasée dans le sang par les armées du Pacte de Varsovie et conduit à la mort de près de trois mille Hongrois et surtout à l’exil de plus de deux cent mille d’entre eux. Malgré leurs encouragements, les puissances occidentales n’interviennent pas et abandonnent les Hongrois à leur sort. Au même moment, en effet, l’attention du monde est concentrée sur les États-Unis et l’URSS qui s’entendent pour obliger les anciennes puissances coloniales française et britannique à se retirer de Suez qu’elles avaient décidé d’occuper avec l’aide militaire d’Israël après la nationalisation du canal par le président égyptien Nasser.

De la restauration de la souveraineté nationale à l’intégration atlantiste et européenne

Les trente années qui suivent, c’est-à-dire la période qui court des années 1960 aux années 1990, voient pourtant la Hongrie trouver sa propre voie et emprunter un chemin original. Sous l’impulsion du pragmatique premier secrétaire du Parti communiste, János Kádár, nommé au moment de l’insurrection de 1956 et qui demeure à ce poste jusqu’en 1988, il se développe en effet dans ce pays un communisme moins rigoriste que dans les autres pays du bloc soviétique. À partir de 1968, le « nouveau mécanisme économique » installe un « socialisme du goulash » (gulyáskommunizmus) qui laisse davantage de place aux libertés individuelles et à l’initiative privée. À tel point que la Hongrie en vient même à être qualifiée de « baraque la plus gaie du camp socialiste ». Sur le plan international, dans le contexte de guerre froide, la période dite de la Détente qui débute à partir du milieu des années 1960 jusqu’à la seconde moitié des années 1970 – c’est-à-dire jusqu’à la signature des accords d’Helsinki en août 1975 – permet à la Hongrie de jouer un rôle diplomatique significatif et nouveau. Elle se positionne résolument comme un intermédiaire entre l’Est et l’Ouest et elle devient un interlocuteur courtisé par les puissances occidentales. C’est ainsi à l’initiative de la Hongrie que l’on doit la première brèche dans le rideau de fer. Quelques mois avant la chute du mur de Berlin, au printemps 1989, Budapest, en raison du coût d’entretien du rideau de fer mais aussi pour des questions d’image, ouvre en effet sa frontière avec l’Autriche, permettant aux Allemands de l’Est de rejoindre massivement l’Allemagne de l’Ouest. Et c’est bien cette crise migratoire avant l’heure qui oblige le gouvernement est-allemand à réviser sa politique de sortie du territoire de ses ressortissants et qui, suite à un quiproquo demeuré célèbre, lors d’une conférence de presse du porte-parole du gouvernement, Günter Schabowski, aboutit finalement à la chute du mur de Berlin en novembre 1989.

Au moment de la mise à bas du rideau de fer, la Hongrie semble donc avoir surmonté les démons de son passé. Elle peut compter sur une classe moyenne éduquée, qui assure la réussite d’une authentique transition démocratique. La Hongrie contribue donc au début des années 1990 à impulser une nouvelle dynamique parmi les pays d’Europe centrale et orientale. Sa situation tant politique qu’économique ou sociale tranche nettement avec celle d’anciens pays frères qui connaissent des transitions ou des simulacres de transitions plus difficiles, voire brutales. C’est le cas de la Pologne mais surtout de la Roumanie où l’exécution de Nicolae Ceaușescu permet paradoxalement aux anciens apparatchiks communistes de conserver le pouvoir jusqu’en 2004, après un court intermède entre 1996 et 1999. Dès 1991, la Hongrie est à l’initiative de la création – avec la Pologne et la Tchécoslovaquie – du groupe de Visegrád (du nom d’une petite ville de Hongrie au nord de Budapest). L’objectif de ce groupement que l’on nomme bientôt le V4 (après la séparation de la République tchèque et de la Slovaquie) est de promouvoir l’intégration dans les Communautés européennes (l’Union européenne est instituée en 1992) et dans l’OTAN. Dès 1997, les Hongrois acceptent par référendum de rejoindre l’OTAN par 85,4% des voix. La Hongrie est ainsi le premier pays de l’ancien Pacte de Varsovie à se prononcer en faveur d’une adhésion à cette organisation. Dès 1994, Budapest demande son adhésion à l’Union européenne, ce qui est chose faite en 2004 après qu’un référendum organisé en 2003 a donné 83,8% des voix en faveur de l’adhésion. Parmi les dix nouveaux États membres concernés par la première phase du cinquième élargissement, la Hongrie est le quatrième pays sur les neuf qui ont soumis l’adhésion au vote populaire – après la Slovaquie, la Lituanie et la Slovénie – à donner le plus fort taux en faveur de l’adhésion. On constate, en revanche, qu’elle est bonne dernière au regard du taux de participation avec seulement 45% là où tous les autres dépassent a minima les 52%.

Malgré la permanence de certaines frustrations historiques, il n’y a donc pas d’atavisme centre-européen. La Hongrie a, en effet, su mettre utilement à profit les transformations économiques, sociales et culturelles de l’expérience communiste (industrialisation, sécularisation, urbanisation, éducation…). Au début des années 2000, dans la perspective de l’adhésion des pays de l’Europe médiane à l’Union européenne, le pays renvoie l’image d’un candidat solide et mûr, en phase avec les valeurs et les canons des démocraties libérales occidentales.

Vers un basculement néoconservateur

Ce sont bien les recompositions des années 1990 et surtout la sévère crise politique que traverse la Hongrie dans la seconde moitié des années 2000 qui vont susciter une forte poussée de défiance et alimenter l’élaboration progressive du projet politique néoconservateur du Fidesz.

Des années 1990 aux années 2010 : d’une difficile transition économique à une profonde crise politique

Jusqu’en 1993, l’économie hongroise connaît une très forte récession et voit son PIB se contracter.

Les privatisations massives ont eu pour effet de transférer en mains étrangères une très grande partie de l’appareil productif hongrois ; les entreprises allemandes et françaises se taillent la part du lion. En 2010, la proportion du capital étranger dans l’économie hongroise est de 55%. Mais, dans les secteurs décisifs de l’économie, cette part est beaucoup plus importante : deux tiers de l’industrie de transformation sont alors propriétés étrangères, ainsi que quatre cinquièmes du secteur financier. La proportion dans l’industrie du transport, dans l’industrie automobile et dans l’industrie des machines électriques est d’environ 90%. De surcroît, la transition a accentué les difficultés en termes de chômage. Pendant la première moitié des années 1990, près de 1,4 million de postes ont été supprimés ; un chiffre qui dépasse le nombre des emplois créés pendant les quatre décennies précédentes. Le changement de régime a également affecté le niveau de vie de la population.

Dans les années 1970 et 1980, le revenu des 10% des Hongrois les plus riches était quatre à cinq fois supérieur à celui des 10% les plus pauvres. En 1996, le revenu des 10% des Hongrois les plus riches était environ huit fois plus élevé que celui des 10% les plus pauvres. En conséquence, le nombre de personnes vivant au-dessous du minimum vital a rapidement dépassé les 2 millions pour atteindre les 3,5 à 4 millions en 1996. Cette situation difficile a conduit les dirigeants hongrois à mener une politique de rigueur afin de lutter contre l’inflation, notamment via un gel des dépenses publiques, des salaires et des importations.

Aux difficultés économiques vient surtout se superposer, au milieu des années 2000, une grave crise politique. Les élections législatives de 2002 consacrent la défaite de la droite sortante déjà à l’époque emmenée par Viktor Orbán qui, en 1998, avait été nommé, à trente-cinq ans, plus jeune Premier ministre d’un pays européen. La coalition conclue entre le Parti socialiste (Magyar Szocialista Párt, MSZP) et l’Alliance des démocrates libres (Szabad Demokraták Szövetsége, SZDSZ) remporte une très courte victoire. Le socialiste Péter Medgyessy devient Premier ministre mais il est rapidement contraint à la démission, après être entré en conflit avec le SZDSZ et un jeune responsable ambitieux du MSZP : Ferenc Gyurcsány. C’est ce dernier qui succède à Péter Medgyessy à la tête du gouvernement. Personnalité brillante, affichant une image moderne tournée vers l’Occident, Ferenc Gyurcsány écrase son adversaire, Viktor Orbán, lors d’un débat télévisé resté célèbre et remporte sans difficulté les élections législatives de 2006. Or, dans une situation économique favorable pour le pays, mais dans un contexte budgétaire difficile, Ferenc Gyurcsány tient des propos qui choquent très profondément l’opinion publique. Enregistrées à son insu en mai 2006, alors qu’il s’exprime devant son groupe parlementaire réuni au lac Balaton, ses paroles sont largement diffusées, en septembre, à la radio :

 « Nous avons tout fait pour garder secret en fin de campagne électorale ce dont le pays avait vraiment besoin, ce que nous comptions faire après la victoire. Nous le savions tous, après la victoire, il fallait se mettre au travail, car nous n’avons jamais connu de problèmes de cette envergure […]. Nous avons merdé, pas un peu, beaucoup. Personne en Europe n’a fait de pareilles conneries, sauf nous […]. Il est évident que nous avons menti tout au long des dix-huit derniers mois. Il est clair que ce que nous disions n’était pas vrai. Nous n’avons rien fait depuis quatre ans, rien. Vous ne pouvez pas me citer une seule mesure gouvernementale dont nous pourrions être fiers, à part le fait que nous nous sommes sortis de la merde à la fin […]. À court terme, nous n’avons plus le choix. […] Nous pouvons encore faire semblant un petit peu mais plus longtemps. Le moment de vérité est arrivé. L’aide divine, les flux financiers internationaux, les centaines d’astuces comptables, dont vous n’avez pas à connaître l’existence, nous ont tous aidés pour survivre. Mais c’est terminé. On ne peut pas aller plus loin. On doit avouer dès le premier jour ce qu’on doit faire pour réduire le déficit dès cette année, et mettre en œuvre les modifications fiscales dès le mois de septembre. […] »

De très violentes manifestations sont alors organisées par la droite qui utilise de façon cynique mais habile la célébration du cinquantenaire de l’insurrection de 1956. La lutte contre la corruption et le népotisme constitue un puissant vecteur de mobilisation mais aussi de légitimation électorale du Fidesz qui cible les anciens communistes accusés d’avoir confisqué à leur profit les fruits du passage à l’économie de marché. En mars 2008, Ferenc Gyurcsány perd largement le référendum initié par le Fidesz sur la réforme du système de santé et de l’éducation destinée à rétablir l’équilibre des finances publiques. La Hongrie n’a pas d’autre choix que de solliciter le soutien international : en octobre 2008, un prêt de 20 milliards d’euros lui est accordé par le Fonds monétaire international (FMI), l’Union européenne et la Banque mondiale. Politiquement démonétisé, Ferenc Gyurcsány démissionne en avril 2009. La crise économique mondiale qui touche très fortement la Hongrie dès 2009 vient rapidement accentuer les difficultés budgétaires du pays. Cette année-là, le déficit public atteint 4,6% du PIB et la dette publique 80% du PIB.

La victoire du Fidesz et la mise en œuvre du projet politique de Viktor Orbán

Dans ces conditions, le parti conservateur d’opposition Fidesz-MPSZ (Fiatal Demokraták Szövetsége Magyar Polgári Szövetség Alliance des jeunes démocrates Union civique hongroise) obtient près de 53% des voix à l’issue du second tour des élections législatives du 25 avril 2010. Fondé en 1988, le Fidesz est dirigé par Viktor Orbán à partir de 1993. Entre 1990 et 1994, il se trouve d’abord dans l’opposition au premier gouvernement de la transition politique dirigé par le Forum démocrate hongrois (Magyar Demokrata Fórum, MDF). Lors des élections législatives de 1994, le Fidesz est de nouveau battu. Le retour au pouvoir du Parti socialiste hongrois (MSZP) en coalition avec l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ) contribue à sa droitisation. Dans ce contexte, la droite hongroise a pu trouver, au service de l’élaboration de sa doctrine, une source d’inspiration, voire un modèle, dans l’expérience conservatrice et libérale menée par les États-Unis et le Royaume-Uni dans les années 1980. Après avoir fait alliance avec le MDF, le Fidesz remporte les élections législatives de 1998 mais perd néanmoins quatre ans plus tard les élections législatives de 2002 face à la nouvelle coalition formée par le Parti socialiste hongrois (MSZP) et l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ) menée par Péter Medgyessy. Grâce à l’appui du KDNP (Kereszténydemokrata Néppárt – Parti populaire démocrate-chrétien), petite formation catholique conservatrice avec laquelle le Fidesz forme une coalition depuis 2006, Viktor Orbán retrouve le pouvoir en 2010 en emportant une majorité qualifiée des deux tiers à l’Assemblée, soit 263 sièges sur un total de 386. Le Jobbik, parti d’extrême droite fondé en 2003, entre au Parlement avec 16,7% des voix et 47 sièges. Le Parti socialiste hongrois (MSZP), qui avait 186 députés dans la précédente chambre, tombe à 59 sièges seulement. Autres signes du changement d’époque, un petit parti écologiste de centre-droit, baptisé « La politique peut être différente » (Lehet Más a Politika, LMP), entre au Parlement avec 16 sièges alors que disparaît dans le même temps de la scène politique l’Alliance des démocrates libres (SZDSZ), parti libéral de premier plan pendant la transition démocratique qui avait constitué une force d’appoint des gouvernements de centre-gauche de Gyula Horn de 1994 à 1998, puis de ceux de Péter Medgyessy et de Ferenc Gyurcsány de 2002 à 2008. Dès son installation, le gouvernement de Viktor Orbán fait prendre à la Hongrie un virage à droite et engage une politique teintée de nationalisme et de populisme qu’il n’avait pas annoncée, n’ayant jamais délivré de véritable programme. La nouvelle législation rompt nettement avec les principes fixés par l’organisation des pouvoirs au lendemain de la transition politique.

Sur le plan de l’indépendance, une loi sur les médias adoptée en décembre 2010 a validé la création d’une Autorité nationale des médias et des communications (Nemzeti Média- és Hírközlési Hatóság, NMHH), organe de régulation contrôlé majoritairement par le parti au pouvoir, qui est en mesure d’infliger de très lourdes amendes financières aux journaux et aux chaînes de radio et de télévision pour manque d’objectivité politique. D’autres lois sont votées comme celle abaissant l’âge du départ à la retraite des juges, celle remplaçant l’autorité de protection des données par une nouvelle structure moins indépendante ou encore celle remettant en cause l’indépendance de la banque centrale. Par ailleurs, la nouvelle Constitution adoptée par le Parlement hongrois en avril 2011 prévoit la restriction du champ de compétences de la Cour constitutionnelle ou encore la modification du mode de nomination des dirigeants de toutes les institutions d’État. À l’été 2019, l’autonomie financière de l’Académie hongroise des sciences a elle aussi été supprimée.

Sur le plan des valeurs, la nouvelle Constitution fait explicitement référence à l’identité chrétienne de la Hongrie et définit le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme. Plus récemment, le 19 mai 2020, le Parlement hongrois a adopté une disposition obligeant à mentionner à l’état civil le sexe biologique à la naissance, sans qu’il soit par la suite possible de le modifier et rendant de ce fait en pratique impossible tout changement ultérieur de sexe.

En matière économique, la politique conduite est ouvertement libérale selon une stratégie favorisant le dumping social et fiscal. Un impôt sur le revenu à taux unique – une « flat tax » – a ainsi été instauré. Il a été fixé à 16% puis à 15%. Le taux d’imposition sur les sociétés est de 9% depuis 2017, soit le plus bas de toute l’Union européenne. En matière budgétaire, des coupes importantes ont été opérées dans certains secteurs – les arts, la culture, l’enseignement supérieur et la recherche – au bénéfice d’autres – le sport notamment. Dans le village de Felcsút, une commune de 1800 habitants où Viktor Orbán a passé son enfance, un stade de football de 3800 places a, par exemple, été construit dans le cadre d’un vaste plan de rénovation d’une trentaine d’infrastructures sportives dont le point d’orgue a été la reconstruction du stade de Ferencváros à Budapest (Groupama Aréna).

Viktor Orbán à Székesfehérvár, le 6 avril 2018


Photographie : Szigetváry Zsolt / MTI.           

La politique extérieure hongroise, quant à elle, devient plus offensive, voire plus agressive : la nouvelle Constitution permet l’attribution du droit de vote aux Hongrois ethniques des pays limitrophes de la Hongrie – c’est-à-dire aux minorités magyarophones de Roumanie, de Slovaquie, de Serbie, d’Ukraine, de Croatie, de République tchèque et de Slovénie. Le surgissement de la question migratoire en 2015 lui a donné l’occasion d’engager un bras de fer avec l’Union européenne et par ce biais de trouver un prétexte facile pour engager une lutte à mort contre ce qui restait d’opposition structurée, présentée comme le parti de l’étranger, l’ennemi intérieur. Dans ce cadre, une offensive a été lancée afin de pousser à la fermeture ou au départ les ONG étrangères. Le paquet législatif dit « Stop Soros » du 20 juin 2018 rend passible d’une peine de prison toute personne ou organisation qui mène des activités afin de permettre en Hongrie le dépôt d’une demande d’asile par une personne non persécutée dans son pays d’origine ou afin de permettre l’obtention d’un permis de séjour à une personne entrée illégalement en Hongrie. Toute personne ou organisation qui fournit les moyens nécessaires pour commettre cette infraction est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement. Parallèlement, un amendement à la Constitution a été voté stipulant qu’une population étrangère ne peut pas être installée en Hongrie. La cible ici est très claire : le programme de relocalisation institué en septembre 2015 par l’Union européenne mais aussi les ONG, et notamment celle du milliardaire américain d’origine hongroise George Soros baptisée Open Society qui, nouvelle ironie de l’histoire, avait financé en 1988 une bourse d’étude du jeune Viktor Orbán à Oxford. Une autre cible du pouvoir est le contre-modèle libéral et cosmopolite que représente l’Université d’Europe centrale, la fameuse Central European University (CEU), elle aussi fondée en 1991 par George Soros, désormais accusée d’être à l’origine de tous les maux de la Hongrie. Chassée de Budapest, l’institution a ainsi dû trouver refuge à Vienne, en Autriche, et ne conservera à terme en Hongrie qu’une petite présence. Malgré les attaques antisémites visant George Soros, Viktor Orbán – pour des raisons de positionnement politique et de pratique du pouvoir – est proche du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu. Il l’est aussi de l’autre dirigeant à poigne qu’est Vladimir Poutine, accueilli à de nombreuses reprises en Hongrie.

Reconduit deux fois à la tête du gouvernement – en 2014 et en 2018 –, Viktor Orbán n’a pas depuis 2010 sensiblement modifié le cap de sa politique ; une politique qui était d’ailleurs déjà en germe lors de son premier passage au pouvoir entre 1998 et 2002.

L’absence de réelle alternative

Aujourd’hui, une alternance politique est-elle envisageable en Hongrie ? Les obstacles apparaissent objectivement nombreux et difficiles à surmonter.

L’écueil économique et social

Le premier écueil à une évolution de la situation actuelle est d’ordre économique et social. Viktor Orbán a d’abord habilement réussi à asseoir sa popularité en réglant partiellement la question des prêts en devises étrangères. Entre 2005 et 2008, 3,8 millions de ménages hongrois ont contracté des prêts hypothécaires immobiliers en devise étrangère, essentiellement libellés en francs suisses. Au milieu des années 2000, dans le contexte de l’entrée récente de la Hongrie dans l’Union européenne et dans la perspective de son adhésion souhaitée à l’euro, les taux d’intérêt étaient trois fois moins élevés que ceux des prêts en forints. En 2008, le forint a perdu 20% de sa valeur par rapport au franc suisse. De nombreux Hongrois se sont trouvés dans l’incapacité de rembourser leurs prêts et même de revendre leur bien immobilier. Dès 2010, le gouvernement Orbán a permis la conversion partielle de ces prêts à un taux de change privilégié en forint et a interdit ce type de crédits.

Un autre problème que le gouvernement affirme avoir réglé concerne le chômage qui est aujourd’hui à son plus bas niveau historique : à 3,4% en 2019 contre 6,8% en 2015 et 11,2% en 2010 selon le FMI. Mais ce taux, l’un des plus bas de l’Union européenne, s’explique en partie par l’expatriation d’un nombre important de Hongrois. En juin 2017, l’OCDE estimait ainsi à un million le nombre de Hongrois partis à l’étranger entre 2006 et 2015. Malgré la forte reprise survenue en Hongrie à l’issue de la crise financière, en 2013 et plus encore en 2014, les économies de l’Europe centrale et orientale restent prisonnières d’un modèle salarial à bas coût. Cette situation maintient la région dans un rôle de subordination et de dépendance dans la division internationale du travail. Elle explique que de nombreux Hongrois, essentiellement les jeunes diplômés, continuent de faire le choix de l’émigration. Par ailleurs, sur le plan démographique, et depuis 1982-1983, le solde entre les naissances et les décès ne cesse d’être négatif. Malgré la naturalisation d’un million de magyarophones étrangers entre 2010 et 2017, la Hongrie totalise, selon Eurostat, 9,8 millions d’habitants en 2019 contre 10 millions en 2008 et 10,7 millions en 1980. En somme, la Hongrie vieillit et se vide d’une partie de ses forces vives. Elle se prive donc d’un électorat potentiellement plus progressiste. En outre, ce stress démographique n’est pas étranger à l’écho que rencontre dans la population la politique anti-migratoire menée par Viktor Orbán.

Le gouvernement hongrois préfère, pour sa part, insister sur la croissance régulière que connaît le pays, tirée par les exportations. Celle-ci était de 4,3% en 2017 et de 5,1% en 2018 selon le FMI. Les revenus des ménages sont, par ailleurs, en expansion. Selon l’Office hongrois de statistiques, ils ont progressé de plus de 6% en 2016, de 13% en 2017 et encore de 12% en 2018. Cette hausse soutenue s’explique en raison de mesures d’augmentation du salaire minimum brut qui est passé d’environ 350 euros en 2016 à environ 450 euros en 2018 puis à près de 490 euros en janvier 2020 (161 000 forints). Le salaire moyen a dépassé les 240 000 forints nets en 2019 (environ 800 euros). En Hongrie, les revenus ont donc sensiblement augmenté. La pénurie de main-d’œuvre a favorisé ces hausses et permis des gains de pouvoir d’achat. Pour autant, les salaires hongrois restent parmi les plus bas d’Europe centrale. Ces hausses n’ont ainsi pas fondamentalement remis en cause les avantages concurrentiels dont bénéficie l’économie hongroise. Le gouvernement trouve ainsi matière à donner satisfaction à sa population sans faire fuir les investisseurs étrangers.

À une autre échelle, Viktor Orbán a mené une politique visant à mettre un terme à la prédation de certaines entreprises étrangères. Les exemples les plus révélateurs concernent d’ailleurs des entreprises françaises. Veolia et Suez, qui avaient pris en charge la gestion du service d’eau des villes de Budapest et de Pécs, ainsi que Chèque-Déjeuner et Sodexo, qui dominaient en situation de quasi-monopole le marché des titres-repas froids et chauds. Toutes ont été chassées du marché. En entrant en conflit avec certaines grandes multinationales, Viktor Orbán a trouvé un réel soutien au sein d’une partie de la population hongroise.

Un débit de tabac installé dans le passage souterrain pour piétons de Kálvin tér (Budapest), habillé de la livrée officielle rendue obligatoire après la nationalisation de la distribution (présence des trois couleurs nationales, indication de l’âge minimum pour accéder au commerce, vitres occultées)

Photographie : 8 septembre 2014, Wikipedia.

Ce soutien a de plus été renforcé par un clientélisme assumé qu’il est possible d’illustrer. À l’été 2013, la nationalisation de la distribution du tabac est votée. Le nombre de points de vente est passé de 42 000 à 5400, suscitant une augmentation de la marge bénéficiaire. Et si le gouvernement a annoncé que les débits de tabac seraient attribués à des petits entrepreneurs, à des familles défavorisées ou à des personnes à mobilité réduite, les bénéficiaires ont très souvent été des parents, des entrepreneurs, voire des élus proches du pouvoir en place. La manne que constituent les fonds européens, qui cofinancent l’investissement public à plus de 90%, est elle aussi mise à profit. En 2009, le gendre du futur Premier ministre, István Tiborcz, âgé de vingt-trois ans seulement à l’époque, prend part à la constitution d’une entreprise de lampadaires LED baptisée Elios. Depuis cette date, l’entreprise a installé, sur fonds européens et sans réels appels d’offres, des luminaires dans trente-quatre municipalités du pays, presque toutes contrôlées par le Fidesz, suscitant une enquête de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF). Dans le village de Viktor Orbán, Felcsút, une petite ligne ferroviaire touristique de six kilomètres, reliant le village voisin d’Alcsútdoboz, mise en service en 2016, a ainsi été financée grâce à près de deux millions d’euros de fonds européens. Dans une enquête fouillée, le New York Times a révélé en novembre 2019 de quelle manière certaines personnalités proches du pouvoir étaient parvenues à détourner les fonds versés au titre de la politique agricole commune. Au même moment, une enquête de la commission du contrôle budgétaire du Parlement européen débouchait sur une sanction d’un montant de 1,5 milliard d’euros contre la Hongrie en raison de sa gestion irrégulière des fonds européens sur la période 2014-2020.

L’écueil politique

Mais le principal écueil à une rapide alternance, bien davantage que les conditions socio-économiques du pays, c’est l’absence d’opposition politique solide et organisée. Ce sont d’abord les spécificités du mode du scrutin qui expliquent ce résultat. Si la loi électorale adoptée en décembre 2011 a conservé un système mixte alliant scrutin majoritaire uninominal et représentation proportionnelle, elle a toutefois supprimé le deuxième tour des élections législatives et réduit le nombre de sièges de 386 à 199. Le pouvoir a ainsi procédé à un nouveau découpage des circonscriptions, tout en permettant à sa clientèle constituée par les « Hongrois d’outre-frontières » de prendre part au scrutin. Les élections législatives hongroises pour l’élection de son Parlement monocaméral combinent désormais un système uninominal à un tour dans 106 circonscriptions électorales avec un système proportionnel plurinominal de liste destiné à pourvoir, dans une circonscription nationale unique, les 93 sièges supplémentaires. À l’occasion des élections législatives d’avril 2018, le Fidesz-KDNP a ainsi pu conserver d’extrême justesse la majorité qualifiée des deux tiers avec 133 sièges sur 199.

La seule opposition à peu près crédible qui a demeuré a donc été celle du parti d’extrême droite Jobbik. Entré au Parlement en 2010 avec 47 députés sur 386 à l’époque, il avait encore progressé au détriment du Fidesz lors des élections législatives d’avril 2014 en obtenant environ 20% des voix et 23 sièges de députés sur 199. L’avertissement a été pris au sérieux et c’est donc aussi à la lumière de ce contexte politique qu’il faut lire la politique anti-migratoire que Viktor Orbán a inaugurée en 2015 et dont le symbole reste la construction de la barrière sur la frontière méridionale du pays (avec la Serbie).

À ces obstacles institutionnels s’ajoute par ailleurs la difficile union des partis d’opposition. Certes, cinq partis, de la gauche au centre-droit, avaient réussi à s’entendre lors des législatives de 2014 et s’étaient réunis dans une coalition baptisée « Unité » (Összefogás) rassemblant le Parti socialiste hongrois (MSZP), Ensemble (Együtt), la Coalition démocratique de Ferenc Gyurcsány (Demokratikus Koalíció, DK), le Parti du dialogue pour la Hongrie de Gergely Karácsony (Párbeszéd Magyarországért Párt, PM) et le Parti libéral hongrois (Magyar Liberális Párt, MLP). Ils n’avaient pourtant réussi à conquérir que 38 sièges sur 199. En 2018, cette alliance n’a pas été reconduite. Pourtant, à Budapest, elle aurait permis de priver Viktor Orbán de sa super-majorité au Parlement. Les difficultés de l’opposition à conclure une alliance efficace sont réelles. Fin décembre 2016, László Botka, le maire de la quatrième ville de Hongrie, Szeged, avait été choisi par la direction du Parti socialiste hongrois (MSZP) pour mener la campagne des élections législatives. En janvier 2017, il débutait des négociations avec les autres partis de gauche (la Coalition démocratique, Ensemble et le Parti du dialogue pour la Hongrie). Après avoir mené une campagne de plusieurs mois marquée par un inventaire critique du bilan de la gauche au gouvernement entre 2004 et 2010, il renonce finalement en octobre 2017, en raison de son échec à fédérer et notamment à trouver un accord sur le cas de l’ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsány, président de la Coalition démocratique.

Affiche « Ensemble, ils vont ouvrir la barrière frontalière » 

À l’occasion des élections législatives de 2018, cette affiche est largement placardée dans le pays. Sous le titre « Ensemble, ils vont ouvrir la barrière frontalière », on peut voir le milliardaire américain George Soros en compagnie des principaux opposants de Viktor Orbán : Bernadett Szél, co-présidente du parti d’inspiration libérale et écologiste LMP (Lehet más a politika – La politique peut être différente) ; Ferenc Gyurcsány, président du parti DK (Demokratikus Koalíció – Coalition démocratique) ; Gábor Vona, ancien président du parti d’extrême droite Jobbik ; Gergely Karácsony, co-président du Parti du dialogue pour la Hongrie (PM, Párbeszéd Magyarországért Párt), désormais maire de Budapest.

Au lendemain des législatives de 2018, le principal parti d’opposition à Viktor Orbán restait donc toujours le Jobbik, deuxième force politique représentée au Parlement avec 26 sièges contre 20 pour le Parti socialiste associé au Parti du dialogue pour la Hongrie, 9 pour la Coalition démocratique, 8 pour La politique peut être différente, et 1 pour Ensemble. Le parti d’extrême droite a pourtant lui-même été bousculé au point de chercher à se démarquer d’un Premier ministre ayant ouvertement cherché à conquérir son électorat en faisant siennes ses thématiques. Il a, en réaction, très nettement gauchisé son discours, sans rencontrer beaucoup de succès. Les dernières élections européennes et municipales de mai et d’octobre 2019 ont, en effet, vu son recul et la poursuite du déclin du Parti socialiste au profit de deux jeunes formations politiques, respectivement du centre-gauche et du centre-droit ; à savoir la Coalition démocratique de Ferenc Gyurcsány fondée en 2011, et le Mouvement Momentum (Momentum Mozgalom), créé en 2017.

Lors des élections européennes de mai 2019, le Fidesz a remporté un nouveau succès en recueillant plus de 52% des voix et en envoyant 13 eurodéputés – soit un élu supplémentaire par rapport au scrutin de 2014 – sur les 21 dont dispose la Hongrie au Parlement de Strasbourg. Malgré de fortes tensions, le Fidesz est toujours membre du Parti populaire européen (PPE) qui peut ainsi compter sur l’appui de ces élus. Cela explique en partie l’incapacité de l’Union européenne à sanctionner la Hongrie. Certes, il faut bien distinguer le Fidesz du PIS polonais (« Droit et Justice »), pour sa part non-membre du PPE mais du groupe des Conservateurs et réformistes européens. Pour autant, il est difficile aujourd’hui de dissocier complètement ces deux partis au pouvoir, en Pologne et en Hongrie. Une convergence idéologique relative leur permet en effet de nouer des partenariats ponctuels (bien que souvent circonstanciels). L’invocation d’un passé commun n’est d’ailleurs pas le moindre des arguments mis en avant. Rappelons qu’en 1848 des Polonais ont participé au Printemps des peuples hongrois contre les Autrichiens et les Russes ; qu’en 1920, les Hongrois ont assisté militairement les Polonais contre les Bolcheviques ; qu’en 1940, enfin, le gouvernement et une partie de l’armée polonaise, fuyant l’offensive allemande, se sont réfugiés en Hongrie. Les partenaires européens de la Hongrie ne peuvent ainsi que composer avec Viktor Orbán. Certains observateurs ont pu considérer que ses succès électoraux allaient le conduire à la modération. Quelques signes ont pu le laisser penser : après avoir fermement refusé la proposition française d’organiser des consultations citoyennes sur l’avenir de l’Europe, la Hongrie a finalement accepté, bonne dernière, la tenue de ces réunions. Dans le même registre, après avoir résolument pris la tête des pays refusant la réforme de la directive sur les travailleurs détachés, la Hongrie a finalement accepté un compromis en octobre 2017.

Il est pourtant difficile de voir une évolution notable en ce sens. Une des premières mesures adoptée après la victoire du Fidesz lors des élections législatives de 2018 a été le paquet législatif « Stop Soros ». Elle a par ailleurs conforté Orbán dans sa politique économique. Ainsi, le 12 décembre 2018, le gouvernement a fait adopter une profonde modification de la législation sur le temps de travail. La « loi esclavagiste », adoptée pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre, permet désormais à tout employeur d’exiger d’un salarié jusqu’à quatre cents heures supplémentaires par an – l’équivalent de deux mois de travail –, avec un délai de paiement porté à trois ans. En outre, la contre-performance de Viktor Orbán lors des élections municipales d’octobre 2019 a suscité un net raidissement et le retour du pouvoir à une forme de surenchère, contre la communauté rom, les forces politiques de l’opposition ou encore la politique migratoire européenne. L’issue du scrutin municipal d’octobre 2019 n’a d’ailleurs que modérément conforté l’opposition. Le Fidesz – qui contrôlait vingt des vingt-trois plus grandes villes du pays – en conserve encore treize, abandonnant toutefois Budapest – une ville traditionnellement progressiste – à Gergely Karácsony. La victoire relative de l’opposition, qui s’explique par la large union qu’elle est enfin parvenue à établir, pourrait bien n’être que conjoncturelle. Sur un plus long terme, le succès de la stratégie du front commun demande ainsi à être confirmé.

En guise de conclusion : en quoi consiste la Hongrie de Viktor Orbán ?

Aux yeux des observateurs extérieurs, la victoire de Viktor Orbán en 2010 et son maintien au pouvoir depuis cette date apparaissent comme le cruel et puissant révélateur de l’incapacité de la république démocratique et surtout du régime libéral de marché qui la sous-tend à créer un ordre économique et social plus juste en Hongrie. Pour les partisans du Fidesz en revanche, la consécration des thématiques identitaires, nationalistes, anti-communistes et conservatrices constitue bien l’aboutissement réussi du processus engagé au début des années 1990. Pour autant, Viktor Orbán n’a pas mené une politique drastiquement différente de ses prédécesseurs. Il n’a pas, loin de là, et contrairement à la Pologne, restauré ou consolidé l’État-providence et a plutôt contribué à son démantèlement. Après avoir renforcé l’emprise du parti majoritaire sur le pays et ses institutions, il a surtout travaillé – par une législation ad hoc – à la constitution d’une étroite clientèle politique recrutée parmi la classe moyenne supérieure à laquelle il a offert les fruits de la croissance retrouvée (petits entrepreneurs, professions libérales, artisans et commerçants…). Il lui oppose d’une part les classes supérieures de l’élite mondialisée – qu’elle soit libérale ou gauchisante, intellectuelle ou économique – et, d’autre part, les classes inférieures prolétarisées (chômeurs, pauvres, ruraux) et/ou marginalisées (minorités tziganes). L’invocation, par Viktor Orbán, de la notion d’illibéralisme lors de l’université d’été de Tusnádfürdő (Băile Tuşnad) en pays sicule (Transylvanie), le 26 juillet 2014, est donc le résultat d’une forte polarisation politique à droite, non plus dans une stratégie de conquête mais bien de conservation du pouvoir. Le flou sémantique autour de ce concept, qui sous-entend une redéfinition des normes démocratiques communément admises plutôt que leur éradication, convient en effet très bien pour qualifier la zone grise dans laquelle les dirigeants du Fidesz entendent cantonner la société hongroise. Soucieux d’annihiler toute compétition politique et d’agréger un large électorat, notamment à droite, ils trouvent dans l’homogénéité de la population hongroise le terrain propice au développement d’un unanimisme qui commande la limitation de l’expression de toute forme de pluralisme.

Le tableau brossé ici peut-il tout de même être nuancé ? Sans aucun doute. Viktor Orbán est d’abord un responsable politique pragmatique, voire opportuniste. Le double discours n’est pas rare, selon qu’il est tenu à Budapest ou à Bruxelles. Dépendante des fonds structurels européens qui alimentent pour une bonne part la croissance du pays, la Hongrie de Viktor Orbán est attachée à l’Union européenne. Sixième bénéficiaire pour la période 2014-2020, avec plus de 25 milliards d’euros, soit plus de 3% de son PIB, la Hongrie est bénéficiaire nette. Il ne faut pas être dupe des discours grandiloquents qui ont le plus souvent une vocation interne. De la sorte, malgré le renforcement de la législation vis-à-vis des migrants, le gouvernement hongrois – débouté en septembre 2017 de son recours contre la relocalisation des migrants par la Cour de justice de l’Union européenne – a bien accueilli sur son sol, en toute discrétion, les mille trois cents réfugiés que l’Union européenne lui demandait d’héberger. La Hongrie s’est par ailleurs conformée à l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 14 mai 2020 qui a assimilé l’enfermement des demandeurs d’asile dans les zones de transit hongroises à de la rétention. Le gouvernement hongrois a en conséquence évacué puis fermé ces zones installées le long de la frontière serbe où étaient enfermés, parfois depuis plusieurs années, de nombreux migrants. Dans le contexte de la crise ukrainienne, la Hongrie a systématiquement voté les sanctions européennes et a, elle aussi, expulsé des diplomates russes après l’affaire Skripal. Viktor Orbán sait par ailleurs que l’opinion publique hongroise reste majoritairement europhile. Enfin, la société civile n’est pas complètement atone. Malgré l’absence criante d’alternative politique sérieuse, des manifestations viennent ponctuellement exprimer l’exaspération d’une frange croissante de la population vis-à-vis du régime. La mobilisation en faveur de la CEU (Université centrale d’Europe) a été importante et les manifestations à l’occasion de la réélection de Viktor Orbán ont rassemblé environ cent mille personnes dans la soirée du 14 avril 2018 à Budapest. En décembre 2018 et janvier 2019, des manifestations importantes ont réuni de nombreux Hongrois hostiles à la « loi esclavagiste ». Ces mobilisations restent néanmoins à ce stade insuffisantes pour changer la donne politique.

Finalement, l’évolution politique de la Hongrie serait-elle révélatrice d’une fracture Est-Ouest indépassable ? Il faut d’abord bien prendre garde à ne pas essentialiser ce clivage. Le rapport à une histoire difficile, la contestation des référents démocratiques traditionnellement admis, la progression de l’audience des radicalismes d’extrême droite, du populisme ou de la xénophobie ne sont pas propres à la Hongrie ou même à l’Europe centrale et orientale. Cette dynamique est partagée, aussi bien en Europe occidentale qu’en Amérique du Nord comme du Sud. Il est néanmoins peu contestable qu’un malentendu spécifique existe. Les pays fondateurs de l’Union européenne ont initié un projet civilisationnel dont le souci premier était le dépassement du nationalisme. Les pays d’Europe centrale et orientale, quant à eux, s’ils n’ont certes pas été immunisés par le nationalisme pendant la période communiste (notamment en Roumanie), ont d’abord vu dans le projet politique européen un projet transactionnel leur permettant justement de renouer plus étroitement avec leur souveraineté et d’assurer ainsi leur prospérité dans une plus grande indépendance. Le dépassement de l’horizon de l’intégration atlantiste et européenne conjugué aux profondes désillusions à l’égard des années de transitions a constitué, pour Viktor Orbán et le Fidesz, un puissant carburant qui ne semble pas, à ce jour, en voie d’épuisement.

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