Si le récent essai du professeur de droit constitutionnel Bastien François, Retrouver Estelle Moufflarge, rappelle évidemment la très belle et touchante évocation de Dora Bruder par Modiano, François Backman, expert associé à la Fondation, souligne le travail minutieux et appliqué de reconstitution d’un univers, géographique et humain, consistant, non pas à retracer la vie d’Estelle Moufflarge, mais à la « retrouver », au sens du titre, c’est-à-dire à la représenter, certes de façon incomplète, floue, mais vivante et délestée de son funeste destin.
« Veilleur, où en est la nuit ? Veilleur, où en est la nuit ? »
Le veilleur répond : « Le matin vient et de nouveau la nuit.
Si vous voulez encore poser la question, revenez. »
Esaïe, 21, 11-12
L’histoire pourrait commencer comme ça : il était une fois un auguste professeur de science politique en la vénérable Sorbonne… Il y a une dizaine d’années, il tombe sur le nom d’une jeune fille déportée en 1943 qui habitait « sa » rue. La rue Caulaincourt dans le 18e arrondissement de Paris. Le professeur décide alors de partir à sa recherche. Après bien des péripéties, il en fait un livre publié chez Gallimard.
La jeune fille s’appelle Estelle Moufflarge ; le professeur, Bastien François.
Estelle, très tôt orpheline, est une anonyme, une ombre comme tant d’autres. Une gamine qui fera partie des 11 500 mineurs juifs déportés sous le régime de Vichy. Elle ne laisse rien, elle n’a pas eu le temps.
Dès lors, Retrouver Estelle Moufflarge peut se rapprocher de nombreux travaux de microstoria, l’histoire par le bas, celle du quotidien, celle des obscurs et des sans-grade oubliés depuis belle lurette, du Pinagot d’Alain Corbin au Joachim de Jacques-Olivier Boudon, pour ne prendre que des exemples français. Anonyme, Estelle est également « juive » ou désignée comme telle. Bien évidemment, on évoquera alors les ouvrages certes plus « familiaux » d’Ivan Jablonka et d’Annette Wieworka. Toujours dans ce registre « généalogique », on peut également évoquer certains travaux de Philippe Artières sur son arrière-grand-oncle jésuite assassiné à Rome dans les années 1920. Estelle est anonyme, Estelle est juive mais c’est avant tout une jeune fille. La Dora Bruder de Patrick Modiano, dont Estelle est une cousine éloignée, n’est pas loin, comme le film d’Alice Ekman, Mathilde et Rosette, raflées pour la première à Paris en février 1943 et pour les deux petites dernières – dix et cinq ans – à Lens en septembre 19421Cf. les références obligées : Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998 (l’histoire d’un sabotier de l’Orne) ; Jacques-Olivier Boudon, Le plancher de Joachim, Paris, Belin, 2017 (à partir de 4000 mots inscrits par un menuisier au dos des lattes d’un plancher, l’auteur retrace l’histoire d’un village des débuts de la IIIe République) ; Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Paris, Seuil, 2012 ; Annette Wieworka, Tombeaux : Autobiographie de ma famille, Paris, Seuil, 2022 ; Philippe Artières, Vie et mort de Paul Gény, Paris, Seuil, 2013, et Reconstitution. Jeux d’Histoire, Paris, Manuella Éditions, 2013. Voir également Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff, Nicolas Mariot et Claire Zalc, « Pour une microhistoire de la Shoah », Le Genre humain, n°52, 2012 ; Claire Zalc, Anton Perdoncin, « Lire l’histoire des persécutions au vingtième siècle au prisme des trajectoires de victimes », Annales de démographie historique, 2023/1, n°145, pp. 1-24 ; dans un autre registre, Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014 ; Patrick Modiano, Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997 ; Alice Ekman, Mathilde et Rosette, 2019, le film est disponible en ligne..
Il y a peut-être un peu de tout cela dans l’ouvrage de Bastien François. L’un des intérêts de cet essai réside dans le fait qu’il ne veut pas « raconter » Estelle Moufflarge mais qu’il veut la « retrouver » et non pas lui « inventer une vie ». Dès lors, pas de biographie boiteuse, d’extrapolation hasardeuse ou d’improbables conjectures, pas de fiction, pas de psychologie, pas de pathos. Aucune scène reconstituée, aucun dialogue inventé, aucun sentiment prêté. Tout au plus, parfois imagine-t-il… Mais comme il le dit, « imaginer n’est pas inventer ».
Ces quelques lignes retracent très rapidement l’itinéraire d’Estelle Moufflarge tel qu’évoqué par l’auteur pour ensuite s’intéresser un peu plus longuement à « une quête incongrue qui consiste à partir à la recherche de quelqu’un auquel aucun lien ne le rattache ». Pourquoi est-ce si incongru, serait-on tenté d’ajouter…
Estelle en dates
Un nom, des lieux et des dates. Patronyme et toponyme, jours, mois, années, le b-a-ba des débuts. Le père d’Estelle, Léon Muflarz, d’origine polonaise, est naturalisé en mai 1929 et devient « Moufflarge ». Transcription phonétique d’un fonctionnaire de guichet de mairie ou volonté d’intégration ? Identité imposée ou choisie ? Un peu des deux ? On ne sait pas trop. Classique mystère de l’état civil. Estelle est née peu avant, en octobre 1927 à Saint-Ouen, elle a deux frères plus âgés. Le cadet est également déporté pour faits de résistance. De retour de Sachsenhausen, il s’éteint à Paris à l’été 1945.
Tout au long du livre, Bastien François met Estelle en perspective, la replace dans son milieu familial et social. Il s’intéresse aux activités de son père – le monde des petits brocanteurs œuvrant sur la zone de Saint-Ouen jusqu’à Clignancourt, comme dirait la chanson –, au quotidien de sa famille élargie, à sa fratrie notamment, ou aux pratiques de la IIIe République puis à celles de l’État vichyste. Ainsi démonte-t-il, à partir du cas d’Estelle, les mécanismes visant à isoler les populations juives, au travers de la machine administrative ou via les habitudes et attitudes de fonctionnaires appliquant mesures et règlements. Tout comme Irène Nemirovsky qui, dans certaines de ses nouvelles, réussissait en quelques phrases à esquisser une menace diffuse, l’auteur parvient à placer la persécution à hauteur d’une jeune fille, au moyen de règlements, d’ordonnances et de documents émanant de divers fonds d’archives. Évitant de sombrer dans de longues et ennuyeuses démonstrations, cette méthode éclaire pertinemment le destin d’Estelle devenue en quelque sorte doublement martyre. Martyre-victime d’abord parce que percutée puis broyée par la machine génocidaire, martyre-témoin – au sens grec du terme cette fois-ci – car représentative de son époque.
L’auteur retrace ainsi son parcours scolaire. De son passage à l’école élémentaire, plus grand-chose ne subsiste. Tout au plus apprend-t-on qu’elle est « bonne élève ». Estelle entre ensuite au lycée de jeunes filles Jules Ferry, dans le 18e arrondissement, « miracle sociologique », car seules trois élèves de son école accèdent à ce qui était à l’époque la voie royale, surtout pour une gamine venant d’un milieu très populaire.
En cette rentrée de septembre 1940, Estelle est orpheline – son père meurt en 1936, sa mère trois ans plus tard – et arrive en classe de sixième. Sa tante et son oncle, gérant d’une petite boucherie de 16 mètres carrés, rue Simart, toujours dans le 18e arrondissement parisien, l’ont recueillie. Le trio réside au 89 rue Caulaincourt.
Novembre 1941, lycéenne de cinquième, elle est recensée comme « juive ». Sur sa fiche, Estelle devient « Esther ». Elle ne sera pas au lycée Jules Ferry pour effectuer sa rentrée en quatrième. Après un supposé séjour à Aubenas, l’auteur la retrouve en avril 1943, cette fois-ci dans un lycée de Versailles. Durant cette période, portait-elle l’étoile jaune, obligatoire, depuis juin 1942 ? On ne sait pas. Ses frères, eux, ne s’étaient pas fait recensés comme « juifs ».
Été 43, elle est en Savoie à Saint-Rémy de Maurienne où elle semble s’intéresser à un « beau blond ». Puis c’est le retour rue Caulaincourt et, le 19 octobre, après avoir été raflée avec sa tante, Estelle se retrouve au camp d’internement de Drancy. Elle arrive à Auschwitz-Birkenau trois jours plus tard.
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Abonnez-vousEstelle et Bastien : des lieux, des sons et des petites choses
Refusant de réduire Estelle à sa fin et à une simple chronologie, Bastien François tente de la retrouver au travers des mondes dans lequel elle évolue. Il esquisse – on l’a dit – le terreau familial et social sur lequel a pu grandir Estelle. Il compare, met en perspective. Méthodique, il compose et recompose avec acharnement, utilisant les recensements de population, les bottins téléphoniques, les annuaires du commerce, les documents fiscaux, les archives de la préfecture de police, celles de l’Assistance publique pour en savoir plus sur la mort du père d’Estelle, les dossiers d’aryanisation économique, les quelques lettres d’Estelle qu’il récupère aux fameuses archives ; tout est bon pour la retrouver. C’est pourquoi il s’intéresse à toutes celles et à tous ceux qui ont pu la croiser, à ses frères tout d’abord qui ont essayé de la protéger, à ses condisciples lycéennes, aux professeurs et aux proviseurs, au boucher qui un jour de mai 1941 vient aryaniser le commerce de son oncle, etc.
Mais il s’attache également au « sensible », visuel et sonore, d’Estelle, à toutes ces petites choses qui peuvent paraître superflues au premier abord mais qui donnent peut-être plus de « réel » et, dans tous les cas, encore plus d’intérêt à la quête.
Dans quelles topographies et géographies évolue-t-elle ? Où menaient ses pas ? Quelques questions auxquelles Bastien tente de répondre – brillamment – avec les moyens du bord. Bien évidemment, le Paris d’Estelle, ses quartiers, la rue Caulaincourt n’ont plus grand-chose de commun avec ceux d’aujourd’hui. Ils sont plus gris – Malraux et sa politique de ravalement ne sont pas encore passés par là –, tout est plus lent. Les vitrines et leurs reflets, les éclairages, les lumières et les bruits sont différents.
Que peut voir Estelle de sa fenêtre du 89 rue Caulaincourt lorsqu’elle est recueillie par son oncle et sa tante ? Bastien s’attelle à la question. Il retrouve non seulement le plan d’un appartement de l’immeuble similaire au sien mais il dresse également un tableau de « sa » rue, en dépouillant, avec la foi du charbonnier, tous types de documents, la plupart du temps arides… Ainsi imagine-t-il la rue d’Estelle avec ses commerces, les voisins, etc. Il n’est alors pas seulement question de dresser une photographie du milieu social d’un quartier, car retrouver Estelle, c’est également s’intéresser à son univers visuel ou à ses sonorités.
S’est-elle attardée dans la boucherie de son oncle dont l’auteur fait en quelque sorte l’inventaire tout en replaçant – encore et toujours – la petite échoppe dans le monde du commerce de l’époque et de l’aryanisation des entreprises juives, comparant la petite boucherie à une vingtaine d’autres, aryanisées également ? Une fois entrée en sixième, a-t-elle fait attention au papillon jaune « Jüdisches Geschäft – Entreprise juive » apposé quelques semaines plus tard sur la vitrine de son oncle, puis en mai 1941, à un autre papillon, rougeâtre cette fois-ci : « direction assurée par un commissaire-gérant aryen » ? Les couleurs d’Estelle…
Il prête également attention aux pas d’Estelle, aux itinéraires qu’elle aurait pris pour aller à la boucherie de son oncle ou au lycée, à ses temps de trajets, aux arbres qu’elle a pu voir. A la suite d’Estelle, Bastien déambule. Estelle, dans sa blouse beige, boutonnée dans le dos, son nom marqué au fil rouge – oui, l’auteur a retrouvé l’uniforme des lycéennes de Jules Ferry –, est-elle passée devant le Soldatenheim (foyer du soldat) de la Place Clichy ? Sûrement. A-t-elle prêté attention au cinéma Gaumont Palace qui, en mai 1941, projette en exclusivité Le Juif Süss de Veit Harlan, célèbre film nazi2Le film sort un mois plus tard dans une trentaine de salles parisiennes ; cf. Claude Singer, Le Juif Süss et la propagande nazie. L’Histoire confisquée, Paris, Les Belles Lettres, 2003. ? Peut-être. Beige et feldgrau, couleurs d’Estelle là encore.
Est-elle attentive aux va-et-vient du café Au Rêve croqué par Marcel Aymé au rez-de-chaussée de son immeuble ? Y a-t-elle croisé Céline qui le fréquentait lorsqu’il habitait au 4 rue Girardon, à quelques centaines de mètres ?
Qu’entend-t-elle ? L’auteur retrouve le discours, quelque peu pétainiste, que la proviseure du lycée tient à l’ensemble des élèves lors de la rentrée scolaire de 1940 : « je lis ces paroles et c’est Estelle qui les entend », note-t-il. Il va même chercher en Maurienne le témoignage d’une vieille dame et voir la ferme dans laquelle Estelle a passé les vacances de 1943 – repérage Google Earth… Les paysages que décrivait Estelle dans les lettres à son frère et dans lesquels elle évoluait ont bien changé. C’en est fini de la polyculture, la forêt a repris ses droits. Les arbres que contemple Bastien sont trop jeunes pour avoir été vus par Estelle. Ses paysages ont disparu. Il essaye pourtant de les recomposer mais, au loin, on entend l’autoroute… Géographie de la disparition.
Déception peut-être, mais obstination à mener la quête jusqu’au bout. Bastien est irréprochable d’un point de vue méthodologique.
Bastien aux archives : retrouver Estelle entre les papiers
L’un des principaux intérêts de ce livre est d’accompagner non pas seulement un universitaire à la tâche, mais un homme dans sa quête, dans la recherche d’une jeune fille dont le souvenir n’existe quasiment plus et qui s’évapore un peu plus chaque jour.
Cet arrière-plan, évoqué discrètement, fait découvrir un « Bastien-chercheur » qui emmène son lecteur avec lui dans les dépôts d’archives et ses rencontres. Il y a les lieux d’Estelle, il y a aussi les lieux de la quête de Bastien. Eux aussi ont leurs couleurs, leurs rythmes et leurs silences.
La « griserie de l’archive » dont l’auteur n’est pas dupe va être vite calmée par les mètres linéaires de documents qui dorment dans des cartons grisâtres et autres registres aux couvertures tout aussi grisâtres ou en vert-bleu Annonay qu’il manipule des années durant. « On ne retrouve jamais personne dans les archives », note-t-il, mais sans archives, pas ou plus d’Estelle.
C’est alors au lecteur de suivre Bastien dans sa quête lorsqu’il retrouve des membres de la famille d’Estelle qui lui parlent puis lui confient quelques documents, quelques lettres et des photos, notamment, lorsqu’il téléphone depuis son petit bureau de la Sorbonne à l’une de ses anciennes camarades de classe ou à une fonctionnaire acariâtre. Soit dit en passant, Bastien a de la chance, contrairement à Modiano pour qui les téléphones sonnent souvent dans le vide, lui trouve quelqu’un « au bout du fil ».
Derrière les quelques papiers familiaux, derrière les bribes de mémoire et de souvenirs, Bastien se confronte au vide et à l’absence. Mais opiniâtre, un rien teigneux peut-être, il ne s’avoue pas vaincu, il persévère, essayant encore et toujours de « retrouver ».
Le lecteur lui emboîte alors le pas au gré de ses pérégrinations archivistiques, équipé de pied en cap, avec son petit ordinateur, son crayon de papier et son appareil photo. Le professeur habitué à jongler avec les concepts sociologiques, paradigmes de science politique et autres théories de droit constitutionnel se fait bénédictin face à la paperasse. Se confrontant aux cartons d’archives, aux liasses de documents plus ou moins bien conservés, plus ou moins bien ficelés, aux feuillets qui se craquellent et à l’encre qui s’efface, aux pleins et déliés, aux typographies des années 1930 et 1940, aux papiers pelures griffés de marques de carbones de vieilles machines à écrire Torpedo, aux froides formules administratives, toujours les mêmes, aux tableaux et colonnes de chiffres, aux sigles et aux dates, dans lesquels il espère trouver quelque chose d’Estelle.
On imagine ses déambulations dans les salles d’inventaires, l’attente du carton ou du registre qui ne vient jamais assez vite. Le rythme de la recherche en archives ne concorde pas nécessairement avec celui de la quête… On visualiserait presque le guichet de l’appariteur trop souvent désert et, au loin, le bruit du distributeur de café à l’entrée d’une salle des Archives départementales. L’odeur de la poussière. On l’imagine dans les salles exiguës des Archives municipales, loin de Max Weber et consorts, se débattant avec les trombones et autres épingles plus ou moins rouillés.
Nous avons traqué, nous aussi, avec moins d’émotion, des obscurs, notamment des missionnaires catholiques, de la fin du 19e siècle – « chacun son truc ! » – depuis leur entrée au Petit Séminaire jusqu’à leur mort loin dans des régions dont les noms n’existent plus. C’était l’époque des grandes taches roses et coloniales des atlas. Mais à la différence d’Estelle, la mort et le martyre étaient pour eux une hypothèse de travail3Jusque dans les années 1920, la durée de vie d’un missionnaire dans certaines zones d’Afrique n’excédait pas trois ans. Cf. François Backman, « Les enfants de Cellule. La construction d’espaces et de temporalités de référence en lieu clos : un petit séminaire missionnaire auvergnat au XIXe siècle », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, 2005/1, n°7, pp. 173-197.. Et parfois nous avons « retrouvé » leurs noms plus d’un siècle après, au fin fond de l’Afrique de l’Ouest au détour d’une plaque quelque peu effacée, apposée dans une église de brousse… Cette anecdote pour dire que l’auteur rend bien cette atmosphère de « recherche » avec ses espoirs et ses déceptions.
Pour un peu, on lutterait avec lui pour gérer l’étrange sensation d’urgence et de fragilité qu’il y a à « la » chercher dans tous ces fatras de documents. Comme dans le poème de Philippe Soupault, Bastien « lance des flèches dans la nuit ». Urgence rime avec absence. Ainsi lorsqu’il part en Ardèche aux Archives départementales puis municipales de Privas et d’Aubenas, il ne trouvera rien. L’Ardèche, dont Xavier Vallat, le premier Commissaire général aux questions juives de mars 1941 à mai 1942, fut le député quasiment indéboulonnable dans l’entre-deux guerres, l’auteur notamment du second statut des juifs et de la loi du 22 juillet 1941 qui organise l’appropriation et la liquidation des biens juifs4Sur Xavier Vallat, que certains esprits moqueurs avait baptisé « bon pied, bon œil » après-guerre – il avait perdu une jambe lors de la Première Guerre mondiale puis ensuite son œil droit – , voir Laurent Joly, Xavier Vallat (1891-1972). Du nationalisme chrétien à l’antisémitisme d’État, Paris, Grasset, 2001, et, du même, Vichy dans la ‘Solution Finale’. Histoire du commissariat général aux Questions Juives (1941-1944), Paris, Grasset, 2006.… Même chose lorsqu’il espère trouver des bribes d’Estelle dans un lycée versaillais en se heurtant parfois à des fonctionnaires agacés, à de revêches conservatrices ou à certains services d’administration très administratifs.
On pourrait éprouver une sensation de lassitude, voire de désespérance, à le voir fouiller dans toute cette masse de documents ou lorsqu’il se fatigue les yeux sur des microfilms, la machine et l’écran ajoutant par ailleurs de la distance vis-à-vis d’Estelle. On partage ses déceptions quand un carton d’archives prometteur s’avère finalement vide de renseignements, tant il peut être parfois ennuyeux d’enfiler cartons et autres registres aux tranches plus ou moins fatiguées.
On s’associerait presque à sa crainte de rater quelque chose dans ses dépouillements, un infime indice qui le renseignerait un tant soit peu. Alors on revient avec lui dans tel ou tel dépôt de papiers pour vérifier, revoir et relire telle « source » sous un autre angle. Après divers allers-retours, on bifurque avec lui vers d’autres chemins, vers d’autres déambulations, vers d’autres matériaux archivistiques qui s’avèrent souvent être des impasses. Un peu comme dans une histoire sans fin, sauf qu’on connaît la fin.
Il y a aussi les questions que Bastien François se pose au début de sa quête, essayant de comprendre ce qui peut le pousser à « retracer » une petite inconnue. C’est le fameux « pourquoi ». Parce qu’Estelle a l’âge de sa fille au commencement de la quête ? Parce qu’il a fait la douloureuse expérience de la perte d’un frère cadet ? Parce que, tout simplement, pourrait-on dire… Puis il y a les petites et grandes questions que posent les archives et qui resteront toujours sans réponse. Pourquoi lorsqu’Estelle est en classe de cinquième A3, durant l’année scolaire 1941-1942, a-t-on inscrit « juive » dans le registre des élèves à côté de son nom alors que rien ne l’ordonnait/obligeait ? Qu’est-elle allée faire à Aubenas quand elle n’avait quasiment « plus rien où poser sa tête » ? Qu’est-elle devenue une fois arrivée à Auschwitz, a-t-elle été tatouée et intégrée dans un Kommando de travail ou bien a-t-elle été immédiatement éliminée ?
« Conserver le mystère quand je ne peux le percer », note Bastien François en ajoutant plus loin que « le sens de ce livre est aussi dans ce qu’il ne peut pas révéler ».
« Qui laisse une trace, laisse une plaie », écrivait Henri Michaux5In Face aux verrous, Paris, Gallimard, Poésie, 2006 [1954], p. 64..
L’auteur remercie Laurent Coccoluto et Alexandre Konan Dally pour avoir relu ces lignes.
- 1Cf. les références obligées : Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998 (l’histoire d’un sabotier de l’Orne) ; Jacques-Olivier Boudon, Le plancher de Joachim, Paris, Belin, 2017 (à partir de 4000 mots inscrits par un menuisier au dos des lattes d’un plancher, l’auteur retrace l’histoire d’un village des débuts de la IIIe République) ; Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Paris, Seuil, 2012 ; Annette Wieworka, Tombeaux : Autobiographie de ma famille, Paris, Seuil, 2022 ; Philippe Artières, Vie et mort de Paul Gény, Paris, Seuil, 2013, et Reconstitution. Jeux d’Histoire, Paris, Manuella Éditions, 2013. Voir également Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff, Nicolas Mariot et Claire Zalc, « Pour une microhistoire de la Shoah », Le Genre humain, n°52, 2012 ; Claire Zalc, Anton Perdoncin, « Lire l’histoire des persécutions au vingtième siècle au prisme des trajectoires de victimes », Annales de démographie historique, 2023/1, n°145, pp. 1-24 ; dans un autre registre, Hélène Dumas, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Seuil, 2014 ; Patrick Modiano, Dora Bruder, Paris, Gallimard, 1997 ; Alice Ekman, Mathilde et Rosette, 2019, le film est disponible en ligne.
- 2Le film sort un mois plus tard dans une trentaine de salles parisiennes ; cf. Claude Singer, Le Juif Süss et la propagande nazie. L’Histoire confisquée, Paris, Les Belles Lettres, 2003.
- 3Jusque dans les années 1920, la durée de vie d’un missionnaire dans certaines zones d’Afrique n’excédait pas trois ans. Cf. François Backman, « Les enfants de Cellule. La construction d’espaces et de temporalités de référence en lieu clos : un petit séminaire missionnaire auvergnat au XIXe siècle », Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, 2005/1, n°7, pp. 173-197.
- 4Sur Xavier Vallat, que certains esprits moqueurs avait baptisé « bon pied, bon œil » après-guerre – il avait perdu une jambe lors de la Première Guerre mondiale puis ensuite son œil droit – , voir Laurent Joly, Xavier Vallat (1891-1972). Du nationalisme chrétien à l’antisémitisme d’État, Paris, Grasset, 2001, et, du même, Vichy dans la ‘Solution Finale’. Histoire du commissariat général aux Questions Juives (1941-1944), Paris, Grasset, 2006.
- 5In Face aux verrous, Paris, Gallimard, Poésie, 2006 [1954], p. 64.