La France du ressenti : enquête sur une notion au cœur de notre époque

Le ressenti est une notion de plus en plus présente dans nos vies, utilisée notamment par les médias, les sondeurs mais aussi par les acteurs publics et académiques. Surtout, elle prend une place grandissante dans la prise de décision des électeurs. Au lendemain de la percée historique de l’extrême droite aux parlements européen et français, Juliette Clavière et Thierry Germain inaugurent le cycle de travaux de la Fondation Jean-Jaurès autour du ressenti. Que recouvre cette notion, comment peut-on exactement la définir et comment en tirer le meilleur parti ?

Depuis plus de dix ans, les Français ont pris l’habitude d’entendre parler de températures ressenties dans les bulletins météo. Cette notion, établie au début du XXe siècle pour les expéditions polaires1Pierre Breteau, « Calculez la température ressentie avec notre convertisseur », Le Monde, 26 janvier 2023., s’est étendue aux États-Unis et Canada au cours des années 1970 et a traversé l’Atlantique au début du XXIe siècle.

Le principe de cette notion était de trouver le moyen de traduire au mieux le froid éprouvé, « ressenti » par les personnes soumises à des températures très basses dès lors qu’un paramètre comme le vent pouvait très fortement modifier leurs sensations, les relevés météorologiques se faisant sous abri. Ce ressenti pouvant in fine produire des effets réels très délétères, il était important, voire vital, de trouver une solution. De fait, la température ressentie – en tout cas pour les température hivernales – correspond finalement à une définition technique : température pondérée par rapport à la vitesse du vent, pour être au plus près du sensible : premier paradoxe ou première complexité de cette notion.

Devenue familière dans un domaine très quotidien, « le ressenti » s’est propagé dans de plus en plus de secteurs, pour certains assez éloignés des territoires du sensible. Ainsi en 2023, il était rapporté, par BFM Business, la création par des agents immobiliers de la notion de mètres carrés ressentis2Diane Lacaze, « Quand des agents immobiliers inventent la notion de « mètres carrés ressentis » », BFM Business, 31 janvier 2023.. En octobre 2023, Dominique Seux concluait ainsi, quelque peu dubitatif, son édito éco sur la conférence sociale organisée par le gouvernement et plus spécifiquement sur les chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) relatifs à l’augmentation annuelle des salaires (+ 5% en 2023) : « Il vaut mieux apparemment aujourd’hui avoir tort avec le ressenti que raison avec l’Insee »3Dominique Seux, « À quoi peut servir la conférence sociale », France Inter, 16 octobre 2023.. Enfin en décembre 2023, la marque Leclerc lançait une campagne de publicité jouant de la distinction entre prix réels et prix ressentis4« E.Leclerc – Prix réels, prix ressentis », Packshotmag, 8 décembre 2023..

De façon plus globale, l’appréciation sensible des données présentées comme objectives par leur mode de production (mesures scientifiques, statistiques…) semble prendre le pas sur leur réception ou lecture objective et rationnelle. Ce dissensus est à l’origine d’incompréhensions de plus en plus marquées, voire de réactions sociales de plus en plus inédites ou non anticipées par les décideurs, responsables politiques, publics, comme le mouvement des « gilets jaunes » ou l’hostilité qu’avait rencontrée le passage à 80 kilomètres/heure sur les routes départementales.

Certains domaines académiques comme la sociologie ou l’économie ont perçu cette problématique et les chercheurs ont commencé à tester des solutions. Ainsi, pour les données économiques et sociales, l’Insee cherche depuis des années à compléter les mesures « objectives » comme les données monétaires concernant le pouvoir d’achat par des enquêtes plus qualitatives qui visent à tenir compte du ressenti. Cette prise de conscience se retrouve également dans la création de l’Observatoire du bien-être au sein du Cepremap5Centre pour la recherche économique et ses applications..

En sociologie, et en particulier concernant la lutte contre la pauvreté, les travaux de Nicolas Duvoux sur le subjectivisme visent également à intégrer cette dimension comme en témoigne sa tribune dans Le Monde6Nicolas Duvoux, « En sociologie, le « ressenti » aide à identifier les inégalités les plus dures », Le Monde, 20 novembre 2023.. L’auteur a également développé sa conception de la subjectivité dans le champ social et de la pauvreté ressentie dans La France sous haute tension7Nicolas Duvoux, « Tensions économiques. Prendre la mesure des souffrances ressenties », dans Nicolas Duvoux, Marylise Léon, Johanna Rolland, Lucile Schmid, La France sous haute tension, La Tour-d’Aigues, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2024..

C’est évidemment également le cas dans le domaine de la sécurité, l’un des premiers grands terrains d’études de cette notion de ressenti avec les travaux de Sebastian Roché, la transposition en France de la « théorie du carreau cassé » et surtout tous les débats autour du « sentiment » d’insécurité8Sebastian Roche, « La théorie de la « vitre cassée » en France. Incivilités et désordres en public », Revue française de science politique, 50ᵉ année, n°3, 2000, pp. 387-412..

Alors, quel sens pouvons-nous donner à ce mouvement et que devons-nous faire du ressenti ?

L’importance et la complexité de ces questions tient au fait que le ressenti est l’objet d’une double évolution.

D’un côté, nous sommes passés d’une notion qui, avec la météo, était établie sur une base scientifique et collective à une notion qui devient le signe de la subjectivité de chaque individu, jusqu’à, avec Eugénie Bastié, pointer une « dictature des ressentis », réduits à des « jérémiades narcissiques »9Eugénie Bastié, La dictature des ressentis, Paris, Plon, 2023..

D’un autre côté, loin de n’être interprété que comme réalité décalée, le ressenti est de plus en plus considéré comme une réalité enrichie, qu’il s’agisse des travaux académiques – l’essai de Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie10Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie, Paris, Seuil, 2021. en étant un exemple emblématique –, voire des statistiques publiques et même des politiques publiques.

La Fondation Jean-Jaurès a choisi de travailler en profondeur sur ce phénomène et, pour commencer, de l’éclairer par une diversité de contributions. Ces contributions chercheront notamment à répondre aux questions suivantes : quelle(s) définition(s), quelle réalité et quelle place donner au ressenti ? Y a-t-il un ou des ressentis ? Le « ressenti » ment-il ? Comment prendre en compte cette dimension dans les champs académiques, économiques ou politiques, quels travaux en cours sur le sujet ?

Enfin, le ressenti est-il démocratique ? Y a-t-il une égalité dans l’expression du ressenti, dans sa prise en compte ? A priori, le ressenti semble être une sorte de dénominateur commun bien plus efficient que le savoir par exemple, mais en est-on si sûrs ?

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Premiers éléments 

Des premiers échanges, il ressort que définir le ressenti comme l’expression d’un individualisme poussé à ses dernières extrémités (les « jérémiades narcissiques » d’Eugénie Bastié11Eugénie Bastié, op. cit.) mène au mieux à une impasse, au pire à une incompréhension profonde de l’évolution de la société, qui résonne comme un déni d’affects et de préoccupations qu’il faut au contraire à présent savoir lire.

Ce déni, voire le rejet même de cette réalité, semble même contraire aux grandes demandes structurantes de l’opinion publique comme, par exemple, le renouveau démocratique via les différents processus de démocratie participative qui reposent sur la mobilisation de citoyens à travers leur expérience propre, et donc en partie de leur ressenti.

À ce titre, en affinant l’analyse, il semble possible d’appréhender d’ores et déjà deux grands niveaux de ressentis : une perception immédiate et une construction que l’on pourrait qualifier de sociale.

En effet, le ressenti peut en premier lieu être appréhendé de façon très basique comme une sensation immédiate, une traduction des émotions ou des affects dits primaires comme la peur, la colère…, et l’un des symptômes d’une société des émotions largement énoncée et commentée déjà.

Un second niveau rend compte d’un phénomène plus complet, qui intègre certes une dimension sensible, mais passée à travers un ou des prismes plus larges comme l’expérience ou le contexte. En effet, il ressort de certains travaux que le ressenti est à la fois l’expression d’un état et une perception basée pour de nombreuses réalités sur la comparaison.

Ainsi, Nicolas Duvoux parle de la différence à désormais appréhender entre l’état et le delta, entre la situation envisagée comme nette et objective (données statistiques, statuts, catégories héritées) et la situation telle que perçue par la personne selon des critères plus sensibles, en dynamique en quelque sorte (évolution des situations, rapport à l’avenir, position comparée…).

Dès lors, pour bien mesurer, restituer le ressenti, il semble indispensable d’établir des démarches alliant processus objectifs et méthodes plus subjectives, tout en ayant conscience qu’il s’agit de tentatives qui ne seront jamais parfaites en l’absence de ressentimètre…

Quelles en sont les causes ?

Le phénomène paraît multifactoriel, nourri par plusieurs évolutions parmi lesquelles on peut notamment citer :

  • l’individualisation grandissante de nos sociétés : les perceptions individuelles et immédiates (donc plus sensibles au ressenti) l’emportent aujourd’hui sur des perceptions anciennes davantage collectives et ancrées, inscrites dans le temps long (cultures d’entreprise, cadres familiaux, partis politiques, lectures religieuses et qui offraient finalement des cadres solides et partagés de perception et de protection pour les individus ; on peut évoquer ici la théorie de Pierre Rosanvallon sur les communautés d’expérience qui remplacent les anciennes communautés statutaires, et la notion d’individualisme de singularité traitée dans Les épreuves de la vie12Pierre Rosanvallon, op. cit.. Une individualisation que Vincent Cocquebert a pu résumer en une formule qui a rencontré un réel écho, « l’égocène », et qui s’accompagne d’une hyper valorisation des émotions dans de plus en plus de secteurs de nos vies13Vincent Cocquebert, Uniques au monde, Paris, Arkhé, 2023. ;
  • la « vie numérique » avec tout ce que ces nouveaux espaces et outils virtuels créent de (re)positionnements et de renouvellements profonds des usages et perceptions : on peut citer les travaux de Valérie Peugeot ou, à titre d’exemple, les propos d’Emmanuel Macron sur l’influence des jeux vidéo dans le rapport à certaines réalités (échelles de violence, permissivité)14« Nuits d’émeutes : Emmanuel Macron dénonce le rôle des jeux vidéos et des réseaux sociaux », BFMTV, 30 juin 2023.. Le ressenti virtuel intervient désormais comme un élément clé de lecture du réel, comme un « filtre » pour penser et agir dans la réalité, dans un mixte réel/virtuel qui devient clairement le cadre le plus classique de nos existences (phygitalisation) ;
  • l’omniprésence des sondages et enquêtes d’opinion, qui rythment nos vies depuis de longues années, renvoie au plus grand nombre la vision d’une société qui débat des grandes questions sur la base de leur avis d’abord (autrefois davantage équilibré avec ceux des responsables politiques, des savants, des experts et intellectuels…) Cette vague de sondages est finalement une façon de dire (implicitement et explicitement) que le ressenti des Français est au cœur de toute question et toute décision ;
  • la crise de la citoyenneté et la défiance qui s’est installée (complotisme) a profondément transformé le rapport au réel, installant une forme de relativisme ambiant qui fait que peu de réalités ou notions structurantes de nos sociétés peuvent aujourd’hui être considérées comme très majoritairement acceptées et validées. Un affaiblissement des cadres partagés qui se double d’une montée en puissance des questionnements et recompositions autour des identités (genre, classe, nation…), l’ensemble créant une forme de positionnement/repositionnement quasi permanent des individus dans de nouveaux collectifs en constante recomposition et souvent plus volatiles et éphémères que les anciens cadres (communautés de marques, groupes numériques, collectifs de mobilisation…). Le commun a reculé au profit des archipels ;
  • le ressenti peut être aussi une interrogation liée à la position dans l’espace, que ce soit en ce qui concerne les différentes « ambiances » urbaines (gentrification, partis pris d’aménagements, rapport au bruit, voisinages et cohabitations…), les caractéristiques d’habitat (le rapport au pavillon, à la propriété, les « déclassements par la pierre ») ou la position « sur la carte » (« France périphérique », relégations péri-urbaines, ambivalences de la ruralité…) ;
  • enfin (mais cette liste est loin d’être exhaustive, et bien des aspects apparaîtront ou se développement au fil des réflexions et travaux), les grandes transitions et les transformations structurelles en cours dans nos sociétés (crise climatique, faiblesses démocratiques, « sauts » technologiques à l’instar de l’intelligence artificielle, interrogations autour de la valeur du travail, montée des inégalités…) affectent très directement les perceptions des citoyens, installant des espaces et des moments de doute et de questionnement particulièrement vifs (éco-anxiété, sentiment de déclassement, replis identitaires, poussées de colère…) dans lesquels le ressenti prend clairement une place centrale, et grandissante.  

Bien sûr, il existe ce que l’on peut qualifier de contre-signaux qui doivent être pris en compte lorsqu’on évoque le ressenti. Ainsi le développement des datas, ou l’émergence de la datasphère15Stéphane Grumbach, L’empire des algorithmes, Paris, Armand Colin, 2022., ne fait-il pas apparaître un contre-mouvement avec une activité humaine qui serait de plus en plus soumise aux mesures jusque dans les domaines les plus intimes, substituant un nouvel empire des chiffres et des mesures, aux dangers potentiels tout aussi redoutables que ceux d’une société du tout émotionnel ?

C’est une contribution du directeur de l’Insee, Jean-Luc Tavernier, qui ouvre le champ de la réflexion en montrant comment, au cœur même du « temple de la mesure publique officielle », cette notion fait l’objet d’une réelle préoccupation et d’un souci de prise en compte.

Les notes du cycle de travaux

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