Enjeux environnementaux : l’importance des ressentis

Le dérèglement climatique marque chaque jour davantage l’actualité de son empreinte, entre la récente tenue de la COP29, le mouvement des agriculteurs portant autant sur les problèmes de marchés que sur les crises climatiques à répétition et les différents épisodes de catastrophes en Espagne et en France. Si, pendant longtemps, les enjeux environnementaux étaient principalement étudiés du point de vue des sciences de la vie et de la terre, les dimensions humaines et sociales qui y sont liées sont de plus en plus mises en avant, et avec elles l’essor de la notion de ressenti. Mathilde Mus, docteure en sciences cognitives (ENS Paris) et consultante scientifique indépendante, analyse cette évolution et montre en quoi la prise en compte des ressentis dans l’action publique est primordiale.

L’intégration croissante du ressenti dans les sciences environnementales

Pendant longtemps, les enjeux environnementaux ont été principalement étudiés du point de vue des sciences de la vie et de la terre comme la géologie, la climatologie et la biologie. Depuis plusieurs décennies cependant, les dimensions humaines et sociales liées aux problématiques environnementales ont été de plus en plus mises en avant, et avec elles l’essor de la notion de ressenti. On parle désormais de « systèmes socio-écologiques » pour redéfinir les écosystèmes en considérant l’ensemble des acteurs impliqués, intégrant ainsi l’humain – et donc ses représentations et ses ressentis – comme une composante majeure et active de l’environnement.

De nombreuses disciplines des sciences sociales s’intéressent au ressenti des individus par rapport à l’environnement, comme la sociologie environnementale, l’anthropologie écologique ou encore la psychologie environnementale. La traditionnelle démarcation entre sciences naturelles d’une part et sciences sociales d’autre part s’estompe pour créer un vaste champ d’études interdisciplinaire autour des enjeux environnementaux.

Nous utiliserons dans cette note une définition des ressentis envers l’environnement qui englobe les différentes perceptions, émotions et opinions1Aurélie Arnaud, Ressentis et vécus d’individus : de la définition à la collecte de données dédiées, HAL, 2020. des citoyens à l’égard des enjeux environnementaux2Je tiens à remercier chaleureusement Juliette Clavière, Thierry Germain, Mélusine Boon-Falleur et Constant Bonnard pour leur relecture attentive, et pour leurs retours qui ont permis d’enrichir cette note..

Une large gamme de ressentis : du déni climatique à l’éco-anxiété

Au niveau international, alors que les enquêtes menées par Ipsos et EDF dans le cadre de l’Observatoire international climat et opinions publiques (Obs’COP) montraient une certaine stabilité de la préoccupation à l’égard du changement climatique dans le monde depuis plusieurs années, une diminution de l’inquiétude a été constatée dans l’enquête réalisée en 2024, et ce, notamment en France (Figure 1). À l’échelle continentale, il est important de noter des différences importantes dans les taux de préoccupation, qui sont deux fois plus élevés en Amérique du Sud qu’en Europe et en Amérique du Nord.

Figure 1

Source : Obs’COP 2024, enquête Ipsos pour EDF, novembre 2024. Répartition en sous-groupes des réponses à la question « Dans quelle mesure le changement climatique vous préoccupe-t-il ou non ? », initialement évaluée de 0 à 10. Base : 23 500 personnes interrogées dans 30 pays, dont 1000 personnes en France.

Quant au déni climatique, l’enquête réalisée en 2024 révèle que 10% des personnes interrogées au niveau mondial (ainsi qu’en France) ne croient pas en la réalité du changement climatique, et 28% pensent qu’un changement climatique a bien lieu mais qu’il n’est pas d’origine humaine (23% en France). Ainsi, au moins un tiers des individus présentent une forme de climato-scepticisme, en France comme dans le reste du monde. Concernant les différentes émotions ressenties par les personnes interrogées quand elles pensent au changement climatique (mesurées uniquement dans l’enquête de 2023), une large gamme de ressentis est mise en lumière : 30% des personnes interrogées déclarent ressentir de l’angoisse, 33% de la peur, 63% de l’inquiétude, 16% du doute, 7% de l’indifférence et 6% de la sérénité. Là encore les disparités régionales sont importantes : par exemple, 19% des personnes interrogées en Europe déclarent ressentir de l’angoisse, contre 47% en Asie.

Les émotions, les croyances et les valeurs identifiées par rapport au changement climatique peuvent également s’agréger pour former des familles de ressentis au sein d’une population. C’est ce qu’a permis de mettre en évidence une enquête récente menée par Parlons Climat et Destin commun, qui a regroupé la population française au sein de six familles de ressentis entretenus par les individus par rapport aux enjeux climatiques :

  • les « militants désabusés » sont des personnes engagées, souhaitant des changements radicaux, qui se situent très à gauche politiquement. Ils sont plus en colère que les autres groupes quant à la dégradation de l’environnement, dont la protection est leur première priorité ;
  • les « stabilisateurs » sont des personnes empathiques, engagées sur le plan social, qui sont plus âgées que la moyenne. La protection du climat est une priorité importante pour ce groupe, notamment pour protéger les générations futures ;
  • les « libéraux optimistes » sont conscients des enjeux climatiques mais pensent que le système économique et les modes de vie ne doivent pas nécessairement être transformés. Ils croient davantage à une résolution du problème par les progrès technologiques ;
  • les « attentistes » se sentent désengagés des enjeux collectifs et se sont éloignés de la politique. Ils ressentent autant d’inquiétude que les autres groupes envers la crise climatique, mais sont réticents à modifier radicalement leurs modes de vie ;
  • les « laissés pour compte » se sentent invisibles dans la société, sont pessimistes quant à l’avenir de la France et sont très méfiants envers la classe politique et les médias. Ils ressentent autant d’inquiétude que les autres groupes envers la crise climatique, mais leur première priorité est le pouvoir d’achat ;
  • les « identitaires » ressentent le monde comme de plus en plus dangereux, souhaitent restaurer l’ordre et l’autorité, et se situent très à droite politiquement. Ils ressentent autant d’inquiétude que les autres groupes envers la crise climatique, mais leurs priorités sont l’immigration et le sentiment d’insécurité.

La question des ressentis envers l’environnement est souvent abordée sous l’angle climatique, mais d’autres problématiques comme la préservation de la nature et de la biodiversité sont tout aussi importantes et présentent des ressentis spécifiques qu’il convient d’identifier. En ce sens, une gamme de ressentis envers l’environnement fréquemment étudiée par les chercheurs est celle du sentiment de connexion qu’entretiennent les individus avec la nature. L’échelle la plus utilisée pour mesurer ce ressenti, le CNS (« Connectedness to Nature Scale »), comprend 14 items évalués de 1 à 5, dont par exemple « Je me sens souvent en union avec la nature qui m’entoure », « Je me sens souvent en lien de parenté avec les animaux et les plantes » ou, au contraire, « Lorsque je pense à ma place sur Terre, je me considère comme faisant partie de l’espèce supérieure3Oscar Navarro, Pablo Olivos et Ghozlane Fleury-Bahi, « « Connectedness to Nature Scale »: Validity and Reliability in the French Context », Front. Psychol., 12 décembre 2017. ». Tout comme pour les ressentis envers le dérèglement climatique, le sentiment de connexion à la nature est très variable entre individus. De manière intéressante, plus le sentiment de connexion à la nature des individus est fort, plus leur niveau de bien-être rapporté est important, et plus ils sont enclins à adopter des comportements éco-responsables4F. Stephan Mayer, Cynthia MacPherson Frantz, « The connectedness to nature scale: A measure of individuals’ feeling in community with nature », The Journal of Environmental Psychology, vol. 24, n°4, 2004, pp. 503-515..

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De nombreux facteurs à l’origine des ressentis

Nous avons vu que les ressentis envers l’environnement et les menaces qui pèsent sur lui sont très divers au sein d’une société et entre différentes sociétés, mais quels sont les facteurs qui expliquent ces variations ?

Premièrement, le fait d’habiter dans une région vulnérable aux risques climatiques et d’avoir fait l’expérience d’événements météorologiques extrêmes (canicules, sécheresses, inondations) est associé à un taux de préoccupation plus important envers le dérèglement climatique et à un plus fort sentiment d’adhésion envers les politiques environnementales visant à l’atténuer5Rachelle K. Gould, Trisha R. Shrum et al., « Experience with extreme weather events increases willingness-to-pay for climate mitigation policy », Glob. Environ. Change, vol. 85, 2024 ; Aaron Ray, Llewelyn Hughes et al., « Extreme weather exposure and support for climate change adaptation », Glob. Environ. Change, n°46, 2017, pp. 104-113..

Deuxièmement, certaines données sociodémographiques sont corrélées aux préoccupations environnementales : a) les jeunes se déclarent souvent plus angoissés par rapport au changement climatique que les seniors, b) les femmes se déclarent légèrement plus préoccupées que les hommes à l’égard des problématiques environnementales6Gregory B. Lewis, Risa Palm et Bo Feng, « Cross-national variation in determinants of climate change concern », Environ. Polit., vol. 28, 2019, pp. 793-821.. Néanmoins, les variables sociodémographiques classiques (âge, genre, niveau d’éducation, niveau de revenus) expliquent beaucoup moins de variation dans les ressentis et attitudes envers l’environnement que d’autres types de variables, comme les représentations, les croyances et les valeurs7Magnus Bergquist et al., « Meta-analyses of fifteen determinants of public opinion about climate change taxes and laws », Nat. Clim. Change, n°12, 2022, pp. 235-240 ; Matthew J. Hornsey et al., « Meta-analyses of the determinants and outcomes of belief in climate change », Nat. Clim. Change, n°6, 2016, pp. 622-626.. L’idéologie politique, notamment, est un important prédicteur des perceptions et ressentis envers l’environnement8Aaron M. McCright, Riley E. Dunlap et Sandra T. Marquart-Pyatt, « Political ideology and views about climate change in the European Union », Environ. Polit., n°25, 2016, pp. 338-358 ; Shannon M. Cruz, « The relationships of political ideology and party affiliation with environmental concern: A meta-analysis », J. Environ. Psychol., vol. 53, 2017, pp. 81-91., même s’il convient de souligner que son effet est plus fort aux États-Unis que dans d’autres pays9Wouter Poortingaa, Lorraine Whitmarsh et al., « Climate change perceptions and their individual-level determinants: A cross-European analysis », Glob. Environ. Change, vol. 55, 2019 pp. 25-35.. Également, le fait de considérer que l’environnement et tous les êtres vivants qui y habitent ont un droit à être protégés pour eux-mêmes, en dehors des bénéfices rendus aux humains, est souvent corrélé à un plus grand désir d’agir envers le changement climatique et la crise de la biodiversité10Judith I.M. De Groot et Linda Steg, « Value Orientations and Environmental Beliefs in Five Countries: Validity of an Instrument to Measure Egoistic, Altruistic and Biospheric Value Orientations », J. Cross-Cult. Psychol., vol. 38, n°3, 2007, pp. 318-332 ; Mathilde Mus, Ana Hadjes et al., « What are the psychological drivers of conservation policy support? A systematic scoping review of quantitative evidence », PsyArXiv, 2024..

Quant au niveau de connaissance envers le dérèglement climatique, les résultats des études sont mitigés et dépendent de la manière dont les connaissances sont mesurées. Lorsque les connaissances sont mesurées de manière objective (plutôt que par une auto-évaluation) et portent sur les causes du changement climatique (plutôt que sur ses caractéristiques physico-chimiques), la relation entre niveau de connaissance et perception des risques environnementaux est souvent positive11Alana Cornforth, « Does Knowledge about Climate Change Predict Concern? Concern for Climate Change and the Knowledge-Deficit Theory », Open Access Te Herenga Waka-Victoria University of Wellington (thèse), 2011 ; Sander van der Linden, « Determinants and Measurement of Climate Change Risk Perception, Worry, and Concern », Rochester, New York, Social Science Research Network, 2017 ; Jing Shi et al., « Knowledge as a driver of public perceptions about climate change reassessed », Nat. Clim. Change, vol. 6, n°8, 2016, pp. 759-762..

Il est important de noter que la majorité des études faisant le lien entre ressentis environnementaux et d’autres variables le font de manière corrélationnelle. Ce sont donc des associations et non des relations de cause à effet qui sont mises en évidence dans la plupart des études. Néanmoins, de plus en plus d’études expérimentales se développent dans la recherche scientifique pour pouvoir déterminer quels facteurs sont spécifiquement responsables des différences de ressentis12Hulda Karlsson et al., « A causal link between mental imagery and affect-laden perception of climate change related risks », Sci. Rep., vol. 13, 2023 ; Mathilde Mus et al., « Energy subsidies versus cash transfers: the causal effect of misperceptions on public support for countermeasures during the energy crisis », Energy Res. Soc. Sci., vol. 118, 2024 ; Mathilde Mus et al., « Designing an acceptable and fair carbon tax: The role of mental accounting », PLOS Clim., vol. 2, 2023., afin de mieux guider l’action publique.

Les ressentis sont-ils biaisés ?

Puisque les ressentis dépendent de nombreux facteurs qui peuvent varier entre individus mais aussi selon le contexte où se trouve un même individu, faut-il se méfier des ressentis exprimés ? Les ressentis peuvent-ils être biaisés dans une direction ou dans une autre ? Deux mécanismes socio-cognitifs sont intéressants à appréhender par rapport à cette question.

Le premier est l’effet de supériorité à la moyenne (better-than-average effect), qui conduit la plupart des individus à se sentir plus performants que les autres dans de nombreux domaines13Ethan Zell et al., « The better-than-average effect in comparative self-evaluation: A comprehensive review and meta-analysis », Psychol. Bull., vol. 146, 2020, pp. 118-149., comme la conduite, par exemple. En lien avec les enjeux environnementaux, nous pouvons avoir tendance à nous sentir plus écoresponsables que la moyenne et ainsi sous-estimer notre empreinte carbone réelle14Aurore Grandin, Adrien Pauron, Elise Huillery et Coralie Chevallier, « Correcting misperceptions about personal carbon emissions: the role of carbon footprint feedback and social comparison », OSF, 22 mai 2023.. Une évaluation objective des actions pro-environnementales – au niveau individuel et collectif – par des calculateurs d’empreinte carbone peut alors s’avérer nécessaire pour contrer cet effet de supériorité à la moyenne pouvant influencer les ressentis que nous avons sur notre impact environnemental.

Le second mécanisme est lié au fait que l’espèce humaine repose sur de nombreuses interactions sociales, créant d’importantes pressions sur notre psychologie où les dimensions individuelles et collectives s’influencent mutuellement, la plupart du temps inconsciemment. Les ressentis d’une personne sont donc fortement conditionnés par les ressentis d’autres personnes avec qui elle est en relation, au sein de différents groupes sociaux. Par exemple, des chercheurs ont montré que les attitudes d’une personne envers les OGM sont fortement corrélées à celles de leurs parents et de leurs amis proches15Stephan Brosig et Miroslava Bavorova, « Association of attitudes towards genetically modified food among young adults and their referent persons », PLOS ONE, vol. 14, 2019.. Ainsi, lorsque l’on recueille l’expression d’un ressenti individuel, il est important de se poser la question des différentes influences sociales qui peuvent en partie conditionner le ressenti exprimé, dans le domaine environnemental comme dans d’autres. 

L’impact des ressentis

Au-delà de l’objectif d’une meilleure compréhension et mesure des ressentis du point de vue scientifique, pourquoi est-il important de prendre en compte les ressentis dans l’action publique ?

Tout d’abord, les ressentis des citoyens envers les problématiques environnementales impactent leur bien-être et leur santé mentale. L’éco-anxiété, définie comme « une détresse mentale et émotionnelle qu’un individu peut ressentir en réponse à la menace du changement climatique et aux problèmes environnementaux mondiaux » par l’Observatoire de l’éco-anxiété, est un exemple iconique de ce lien entre ressenti environnemental et impact psychologique. Il a été montré que les individus éco-anxieux présentent des troubles du sommeil, un isolement social et un stress intense quand la crise climatique est évoquée, troubles qui impactent leur vie quotidienne16Hélène Jalin et al., « Appréhender l’éco-anxiété : une approche clinique et phénoménologique », Psychol. Fr., vol. 69, 2024, pp. 35-47 ; Lucile Schmid, « Tous éco-anxieux ? », dans La France sous haute tension : colères, anxiétés et ressentis, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2024.. Les recherches en neurosciences ont également permis d’établir que les corrélats neuraux de l’éco-anxiété sont similaires à ceux observés dans les troubles anxieux généralisés17Joshua M. Carlson, John Foley et Lin Fang, « Climate change on the brain: Neural correlates of climate anxiety », J. Anxiety Disord., vol. 103, 2024.. Au-delà de l’éco-anxiété, d’autres nombreux affects négatifs liés aux crises environnementales impactent le bien-être des citoyens. C’est le cas de la solastalgie, qui peut être définie comme un état de souffrance lié à la perturbation de son environnement proche (comme le fait de ne pas reconnaître le cycle des saisons autour de son lieu de vie, par exemple)18Glenn Albrecht et al., « Solastalgia: The Distress Caused by Environmental Change », Australas Psychiatry, vol. 15, 2007.. Au contraire, certains ressentis envers l’environnement améliorent le bien-être individuel, tel le sentiment de connexion à la nature19F. Stephan Mayer, Cynthia MacPherson Frantz, « The connectedness to nature scale: A measure of individuals’ feeling in community with nature », The Journal of Environmental Psychology, vol. 24, n°4, 2004, pp. 503-515., sentiment qui pourrait être accru par une plus grande végétalisation des espaces urbains par exemple.

Les ressentis envers les enjeux environnementaux jouent également un rôle dans le fait d’adopter ou non des comportements écoresponsables. Une revue récente de la littérature scientifique a montré que les ressentis affectifs des individus envers le changement climatique – comme le sentiment d’inquiétude ou de responsabilité individuelle – prédisent fortement les comportements de réduction d’empreinte carbone (par exemple utiliser les transports en commun et réduire sa consommation d’électricité)20Tobias Brosch, « Affect and emotions as drivers of climate change perception and action: a review », Curr. Opin. Behav. Sci., vol. 42, 2021, pp. 15-21.. Cette même revue montre qu’ils prédisent aussi les comportements d’adaptation au dérèglement climatique, comme le fait de se renseigner sur les risques environnementaux et de prendre une assurance. Il est donc nécessaire de prendre en compte les ressentis des citoyens dans la conception et la mise en œuvre de politiques publiques visant à encourager l’adoption de comportements écoresponsables.

Les perceptions et les émotions ressenties envers les enjeux environnementaux sont également fortement reliées au soutien qu’expriment les citoyens envers les politiques environnementales (par exemple la taxation carbone ou les réglementations), soutien qui conditionne leur mise en place dans les pays démocratiques. Plusieurs études ont montré que les sentiments de culpabilité et d’inquiétude face aux problèmes environnementaux sont associés à un plus grand soutien envers les politiques environnementales21Nicholas Smith et Anthony Leiserowitz, « The Role of Emotion in Global Warming Policy Support and Opposition », Risk. Anal., vol. 34, 2014, pp. 937-948 ; Benedict Hignell, Zaid Saleemi et Elia Valentini, « The role of emotions on policy support and environmental engagement », PsyArXiv, 2022.. C’est aussi le cas des sentiments d’espoir, notamment via la perception qu’il est encore possible d’agir sur le changement climatique, et de manière efficace22Nicholas Smith et Anthony Leiserowitz, « The Role of Emotion in Global Warming Policy Support and Opposition », Risk. Anal., vol. 34, 2014, pp. 937-948.. Deux autres types de ressentis dont les chercheurs ont démontré l’impact significatif sur le soutien envers les politiques climatiques sont le sentiment de justice perçue envers la mesure considérée (notamment la perception de son impact sur les différentes classes sociales) et le sentiment de confiance envers l’entité politique qui met en œuvre la mesure23Magnus Bergquist et al., « Meta-analyses of fifteen determinants of public opinion about climate change taxes and laws », Nat. Clim. Change, n°12, 2022, pp. 235-240 ; Emma Ejelöv et Andreas Nilsson, « Individual Factors Influencing Acceptability for Environmental Policies: A Review and Research Agenda », Sustainability, vol. 12, 2020..

En dernier lieu, même si les ressentis sont par essence individuels, ces derniers peuvent s’agréger pour former des dynamiques collectives dont l’impact peut être important. Dans le contexte environnemental, des dynamiques collectives fondées sur les ressentis peuvent par exemple conduire à la formation de collectifs militants (tel qu’Extinction Rebellion), l’organisation de manifestations publiques (comme le mouvement des « gilets jaunes » contre l’augmentation de la taxe carbone, ou la mobilisation contre le projet d’A69 en Occitanie), ou encore la mise en place d’associations de soutien pour les victimes de catastrophes naturelles (comme Partagence).

Quels moyens d’action pour prendre en compte les ressentis dans l’action publique ?

Nous avons vu que les ressentis peuvent impacter la santé mentale, les comportements écoresponsables, le soutien apporté aux politiques environnementales et les dynamiques collectives, nécessitant leur identification et intégration active dans l’action publique. Mais avec quels outils, quels moyens d’action ?

Les approches de démocratie participative peuvent permettre de faire émerger les ressentis des citoyens envers les enjeux environnementaux et de coconstruire avec eux des mesures pro-environnementales qui répondent à leurs attentes et leurs besoins. Des conventions citoyennes, nationales ou locales, peuvent être mises en place afin de permettre l’échange de points de vue, de ressentis et de propositions de mesures. À l’échelle de la métropole de Lyon par exemple, une Convention métropolitaine sur le climat a été lancée en septembre 2024, avec un panel diversifié d’une centaine de citoyens. Des budgets participatifs peuvent également permettre de financer des projets éco-responsables que les citoyens jugent prioritaires parmi plusieurs propositions, comme le fait régulièrement la Ville de Paris. Enfin, des consultations citoyennes directes peuvent être mises en place pour recueillir l’opinion et le ressenti des citoyens sur des mesures environnementales précises, afin d’acter ou non leur implémentation. En février 2024 par exemple, les habitants parisiens ont été invités à voter « pour ou contre la création d’un tarif spécifique pour le stationnement des voitures individuelles lourdes, encombrantes, polluantes ». Suite à ce vote, la création d’un tarif spécifique pour le stationnement des SUV a été mise en place en octobre 2024.

Un autre moyen d’action concerne la communication (médiatique, gouvernementale) autour des questions environnementales, ainsi que les programmes d’éducation, qui pourraient être repensés afin de promouvoir les ressentis qui favorisent à la fois le bien-être et l’adoption de comportements éco-responsables. Il s’agirait notamment de ne plus uniquement centrer la communication et la formation autour des causes et des effets du dérèglement climatique, susceptible d’augmenter les sentiments d’anxiété et d’impuissance24Joshua M. Carlson et al., « Paying attention to climate change: Positive images of climate change solutions capture attention », J. Environ. Psychol., 2020., mais aussi de stimuler le désir et la capacité d’agir en communiquant davantage sur les différents éco-gestes qui peuvent être mis en place au quotidien, sur l’efficacité de mesures environnementales déjà mises en œuvre ou à venir, ainsi que sur des exemples d’initiatives individuelles ou collectives qui ont eu un impact positif25S. Salama et K. Aboukoura, « Role of Emotions in Climate Change Communication », dans W. Leal Filho et al. (dir.), Handb. Clim. Change Commun, vol. 1 Theory Clim Change Commun, Springer International Publishing, 2018, pp. 137-150 ; Irene Lorenzoni, Sophie Nicholson-Cole et Lorraine Whitmarsh, « Barriers perceived to engaging with climate change among the UK public and their policy implications », Glob. Environ. Change, vol. 17, 2007, pp. 445-459..

Conclusion

La notion de ressenti s’est intégrée de façon croissante dans les études environnementales par le biais de nombreuses disciplines des sciences sociales. Les ressentis envers les enjeux environnementaux sont très variables, allant du déni climatique à l’éco-anxiété. Ces ressentis dépendent de nombreux facteurs comme la vulnérabilité aux risques climatiques, la valeur accordée à l’environnement et l’idéologie politique, mais aussi de certains mécanismes socio-cognitifs comme l’effet de supériorité à la moyenne. Étant donné leur impact sur le bien-être des citoyens, l’adoption de comportements écoresponsables et le soutien apporté aux politiques environnementales, la prise en compte des ressentis dans l’action publique s’avère primordiale. Le recours aux approches de démocratie participative et le cadrage de la communication et de la formation autour d’informations qui augmentent le désir et la capacité d’agir pour l’environnement sont deux exemples de moyens d’action mobilisables afin de mieux intégrer et promouvoir les ressentis dans l’action publique.

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  • 2
    Je tiens à remercier chaleureusement Juliette Clavière, Thierry Germain, Mélusine Boon-Falleur et Constant Bonnard pour leur relecture attentive, et pour leurs retours qui ont permis d’enrichir cette note.
  • 3
    Oscar Navarro, Pablo Olivos et Ghozlane Fleury-Bahi, « « Connectedness to Nature Scale »: Validity and Reliability in the French Context », Front. Psychol., 12 décembre 2017.
  • 4
    F. Stephan Mayer, Cynthia MacPherson Frantz, « The connectedness to nature scale: A measure of individuals’ feeling in community with nature », The Journal of Environmental Psychology, vol. 24, n°4, 2004, pp. 503-515.
  • 5
    Rachelle K. Gould, Trisha R. Shrum et al., « Experience with extreme weather events increases willingness-to-pay for climate mitigation policy », Glob. Environ. Change, vol. 85, 2024 ; Aaron Ray, Llewelyn Hughes et al., « Extreme weather exposure and support for climate change adaptation », Glob. Environ. Change, n°46, 2017, pp. 104-113.
  • 6
    Gregory B. Lewis, Risa Palm et Bo Feng, « Cross-national variation in determinants of climate change concern », Environ. Polit., vol. 28, 2019, pp. 793-821.
  • 7
    Magnus Bergquist et al., « Meta-analyses of fifteen determinants of public opinion about climate change taxes and laws », Nat. Clim. Change, n°12, 2022, pp. 235-240 ; Matthew J. Hornsey et al., « Meta-analyses of the determinants and outcomes of belief in climate change », Nat. Clim. Change, n°6, 2016, pp. 622-626.
  • 8
    Aaron M. McCright, Riley E. Dunlap et Sandra T. Marquart-Pyatt, « Political ideology and views about climate change in the European Union », Environ. Polit., n°25, 2016, pp. 338-358 ; Shannon M. Cruz, « The relationships of political ideology and party affiliation with environmental concern: A meta-analysis », J. Environ. Psychol., vol. 53, 2017, pp. 81-91.
  • 9
    Wouter Poortingaa, Lorraine Whitmarsh et al., « Climate change perceptions and their individual-level determinants: A cross-European analysis », Glob. Environ. Change, vol. 55, 2019 pp. 25-35.
  • 10
    Judith I.M. De Groot et Linda Steg, « Value Orientations and Environmental Beliefs in Five Countries: Validity of an Instrument to Measure Egoistic, Altruistic and Biospheric Value Orientations », J. Cross-Cult. Psychol., vol. 38, n°3, 2007, pp. 318-332 ; Mathilde Mus, Ana Hadjes et al., « What are the psychological drivers of conservation policy support? A systematic scoping review of quantitative evidence », PsyArXiv, 2024.
  • 11
    Alana Cornforth, « Does Knowledge about Climate Change Predict Concern? Concern for Climate Change and the Knowledge-Deficit Theory », Open Access Te Herenga Waka-Victoria University of Wellington (thèse), 2011 ; Sander van der Linden, « Determinants and Measurement of Climate Change Risk Perception, Worry, and Concern », Rochester, New York, Social Science Research Network, 2017 ; Jing Shi et al., « Knowledge as a driver of public perceptions about climate change reassessed », Nat. Clim. Change, vol. 6, n°8, 2016, pp. 759-762.
  • 12
    Hulda Karlsson et al., « A causal link between mental imagery and affect-laden perception of climate change related risks », Sci. Rep., vol. 13, 2023 ; Mathilde Mus et al., « Energy subsidies versus cash transfers: the causal effect of misperceptions on public support for countermeasures during the energy crisis », Energy Res. Soc. Sci., vol. 118, 2024 ; Mathilde Mus et al., « Designing an acceptable and fair carbon tax: The role of mental accounting », PLOS Clim., vol. 2, 2023.
  • 13
    Ethan Zell et al., « The better-than-average effect in comparative self-evaluation: A comprehensive review and meta-analysis », Psychol. Bull., vol. 146, 2020, pp. 118-149.
  • 14
    Aurore Grandin, Adrien Pauron, Elise Huillery et Coralie Chevallier, « Correcting misperceptions about personal carbon emissions: the role of carbon footprint feedback and social comparison », OSF, 22 mai 2023.
  • 15
    Stephan Brosig et Miroslava Bavorova, « Association of attitudes towards genetically modified food among young adults and their referent persons », PLOS ONE, vol. 14, 2019.
  • 16
    Hélène Jalin et al., « Appréhender l’éco-anxiété : une approche clinique et phénoménologique », Psychol. Fr., vol. 69, 2024, pp. 35-47 ; Lucile Schmid, « Tous éco-anxieux ? », dans La France sous haute tension : colères, anxiétés et ressentis, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2024.
  • 17
    Joshua M. Carlson, John Foley et Lin Fang, « Climate change on the brain: Neural correlates of climate anxiety », J. Anxiety Disord., vol. 103, 2024.
  • 18
    Glenn Albrecht et al., « Solastalgia: The Distress Caused by Environmental Change », Australas Psychiatry, vol. 15, 2007.
  • 19
    F. Stephan Mayer, Cynthia MacPherson Frantz, « The connectedness to nature scale: A measure of individuals’ feeling in community with nature », The Journal of Environmental Psychology, vol. 24, n°4, 2004, pp. 503-515.
  • 20
    Tobias Brosch, « Affect and emotions as drivers of climate change perception and action: a review », Curr. Opin. Behav. Sci., vol. 42, 2021, pp. 15-21.
  • 21
    Nicholas Smith et Anthony Leiserowitz, « The Role of Emotion in Global Warming Policy Support and Opposition », Risk. Anal., vol. 34, 2014, pp. 937-948 ; Benedict Hignell, Zaid Saleemi et Elia Valentini, « The role of emotions on policy support and environmental engagement », PsyArXiv, 2022.
  • 22
    Nicholas Smith et Anthony Leiserowitz, « The Role of Emotion in Global Warming Policy Support and Opposition », Risk. Anal., vol. 34, 2014, pp. 937-948.
  • 23
    Magnus Bergquist et al., « Meta-analyses of fifteen determinants of public opinion about climate change taxes and laws », Nat. Clim. Change, n°12, 2022, pp. 235-240 ; Emma Ejelöv et Andreas Nilsson, « Individual Factors Influencing Acceptability for Environmental Policies: A Review and Research Agenda », Sustainability, vol. 12, 2020.
  • 24
    Joshua M. Carlson et al., « Paying attention to climate change: Positive images of climate change solutions capture attention », J. Environ. Psychol., 2020.
  • 25
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