Le ressenti est une notion de plus en plus présente dans nos vies, utilisée notamment par les médias, les sondeurs mais aussi par les acteurs publics et académiques. Surtout, elle prend une place grandissante dans la prise de décision des électeurs. Au lendemain de la percée historique de l’extrême droite aux parlements européen et français, et dans le cadre du cycle de travaux initié par la Fondation sur le sujet, Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Insee, explique ici la difficulté à intégrer cette notion dans la mesure des statistiques officielles.
Les diverses formes de « ressenti »
Il semble tout d’abord que la référence à la température ressentie des bulletins météorologiques ne suffit pas à rendre compte des diverses formes de « ressenti ».
On sait en effet qu’à température donnée, la vitesse du vent va avoir un effet incontestable, objectif et mesurable sur la sensation de froid. Mais cette sensation va aussi dépendre de facteurs subjectifs et parfois individuels : à température et vent donnés, on ressentira plus le froid s’il est inhabituel dans la saison, ou à titre individuel, selon qu’on ait pris l’habitude de vivre sous d’autres latitudes, qu’on ait l’habitude de travailler ou pas à l’extérieur, qu’on vive dans des logements plus ou moins chauffés, qu’on ait plus ou moins dormi, qu’on se soit plus ou moins alimenté, qu’on souffre ou non d’une mauvaise irrigation des extrémités des membres etc. La température ressentie de la météo est définie à partir d’indices objectivables, elle est la même pour tous, mais d’autres facteurs subjectifs ou individuels interviennent aussi dans le ressenti.
Il en va de même pour la perception des phénomènes économiques et sociaux. Prenons l’exemple de l’inflation. Chaque mois, l’Insee publie l’indice des prix relatifs au panier moyen de biens et services pour l’ensemble des ménages français. Mais bien entendu chaque ménage consomme un panier de biens et services spécifique, et est de ce fait exposé à une hausse des prix qui a toutes chances de ne pas coïncider avec la moyenne. Ceci est objectivable et mesurable. Et il est possible d’y répondre en « sortant de la dictature de la moyenne », comme on le verra plus bas. Mais on voit bien que d’autres facteurs, subjectifs ceux-là, peuvent également avoir un effet sur la hausse des prix ressentie. Certains sont liés à des biais cognitifs : on est plus sensible aux hausses qu’aux baisses, on est plus sensible aux achats fréquents, à ceux dont les prix sont très visibles comme les totems des stations services, on est plus sensible à la hausse des prix si l’on est soumis à des contraintes de liquidités. D’autres sont liés à la compréhension même de ce qui est mesuré : même s’ils sont fondés et font l’objet de conventions internationales, les concepts ne correspondent pas forcément à l’intuition. Par exemple, la correction de l’effet qualité conduit à comptabiliser comme une baisse continuelle de prix l’amélioration régulière des performances des ordinateurs ou des smartphones, alors que les ménages y consacrent des budgets stables ou en hausse en acquérant des biens de plus en plus performants.
Il semble donc que, de même que la correction par la vitesse du vent n’épuisera pas le problème de la différence entre la température et le ressenti de froid, il sera le plus souvent vain de chercher à expliquer les différences entre les agrégats statistiques et leur ressenti par une cause unique.
Le ressenti dans un pays de « statuts »
Bien entendu, la multiplication des émetteurs d’information peut avoir tendance à nous conforter dans la confiance que nous accordons à notre propre ressenti plutôt qu’aux statistiques publiques. La multiplication des médias, l’exubérance des réseaux sociaux, les choix éditoriaux d’éclairer un sujet plutôt par un micro-trottoir ou une enquête d’opinion que par une parole d’expert, le déluge de données accessibles, voilà autant de potentialités pour stimuler le biais de confirmation et nous conforter dans nos impressions.
Ce phénomène existe partout. On peut se demander s’il n’est pas plus fort dans un pays « de statuts », où on a souvent l’impression que d’autres catégories sociales sont mieux traitées que la sienne, et où l’on peut être de ce fait plus réticent à accepter la portée de statistiques agrégées.
Les efforts déployés pour rendre compte du ressenti
La réflexion économique, l’analyse conjoncturelle, l’évaluation des politiques publiques ne peuvent faire l’impasse sur ce qui est ressenti par les ménages ou les entreprises, d’une part parce que cela va influer sur leur comportement et leurs décisions, et qu’il est donc économiquement rationnel de se préoccuper du ressenti en tant que déterminant de l’activité et, d’autre part, très fondamentalement, parce que l’objectif ultime de la politique économique n’est pas une statistique mais le bien-être des citoyens et électeurs.
Les statisticiens publics, ceux de l’Insee, des services statistiques ministériels, de la Banque de France, déploient énormément d’efforts pour rendre compte de ce qui est ressenti, comme du reste dans la plupart des pays, souvent avec des dispositifs qui ont fait l’objet d’une réflexion au niveau international. C’est une préoccupation constante pour la statistique publique d’avoir la confiance du public ; lorsque la perception s’écarte de la mesure objective, le statisticien se doit de s’interroger et de chercher à comprendre l’écart entre l’une et l’autre.
Historiquement, les premiers exemples ont probablement trait aux enquêtes de conjoncture. Depuis des décennies, l’Insee et la Banque de France demandent à des échantillons d’entreprises de donner leur sentiment sur l’évolution de leur activité, de leurs effectifs, de leurs prix, etc. Il s’agit de questions qualitatives qui sont converties par les statisticiens en soldes d’opinion publiés chaque mois. L’expérience montre que ces enquêtes ont un pouvoir prédictif assez fort sur les évolutions conjoncturelles à court terme, à horizon de quelques mois. Elles sont du reste largement mobilisées par l’Insee pour établir ses notes de conjoncture.
Au-delà de ces besoins avérés pour l’analyse conjoncturelle, beaucoup d’enquêtes visent à illustrer, par des questions sur le ressenti, des phénomènes dont on peut avoir une mesure objective. En voici plusieurs illustrations.
Il existe de longue date une enquête sur les conditions de vie des ménages. On y trouve notamment des questions sur treize types de privations (pouvez-vous partir en vacances, vous payer un accès à Internet, être en mesure de répondre à une dépense imprévue de 1000 euros, etc. ?). Ce questionnaire est harmonisé au niveau européen, tout comme la convention qu’est considéré « en situation de privation matérielle et sociale » un ménage qui déclare souffrir d’au moins cinq de ces treize privations. Cela permet de calculer la proportion des ménages dans cette situation, le « taux de pauvreté en conditions de vie » ; il complète la mesure normative et objectivable du taux de pauvreté monétaire, défini quant à lui comme la proportion des ménages dont le niveau de vie est en deçà de 60% du niveau de vie médian.
Pour beaucoup d’autres phénomènes, on dispose de données d’enquêtes en sus de statistiques fondées sur des données administratives. Les enquêtes sur les conditions de travail et les risques professionnels coexistent avec des statistiques sur les accidents du travail ou les maladies professionnelles. Les enquêtes de victimation coexistent avec les statistiques issues des registres de la police et de la gendarmerie ; outre que l’évolution du sentiment d’insécurité peut ne pas coïncider avec l’évolution des délits enregistrés, l’enquête assure une stabilité dans le questionnement d’une année à l’autre quand les statistiques administratives peuvent être perturbées par des phénomènes ponctuels (changements de nomenclature, de système d’information, de pratique dans les dépôts de plaintes, etc). Le chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) est calculé à partir des déclarations des personnes à l’enquête emploi, selon des protocoles d’enquête et des conventions stables et comparables d’un pays à l’autre, pour chercher à fournir une mesure aussi objective que possible du phénomène. En comparaison, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à France Travail est idiosyncratique et sensible, là encore, à des phénomènes administratifs ou réglementaires.
Plus récemment, à la suite des travaux de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, plus connue sous le nom Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, qui recommandait d’avoir davantage d’indicateurs, même qualitatifs, pour mesurer le bien-être, un module important a été ajouté dans l’enquête sur les conditions de vie évoquée supra pour mesurer le bien-être subjectif des personnes enquêtées1Joseph E. Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, 2008.. Il s’agit non seulement de donner une note à sa satisfaction dans la vie, sur une échelle de 0 à 10, mais de poser bien d’autres questions sur le sentiment d’aisance financière, l’état de santé, l’insertion sociale, etc.
Certaines questions, qui ont trait au ressenti sur la capacité physique à avoir certaines activités, sont exploitées pour calculer l’espérance de vie en bonne santé (plus précisément sans incapacité) qui est fondamentalement un indicateur ressenti.
Cette liste n’épuise pas les mesures du ressenti, bien d’autres exemples pourraient encore être cités.
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Abonnez-vousÉchapper à la « dictature de la moyenne »
La statistique publique a également consenti beaucoup d’efforts dans une autre direction, à savoir échapper « à la dictature de la moyenne ».
Les analyses sur l’inflation, qui se sont multipliées avec la recrudescence de la hausse des prix depuis 2021, en fournissent une première illustration. Grâce aux données d’enquêtes sur les budgets des familles, on peut connaître le panier de consommation des ménages selon leur niveau de revenu, leur âge, leur lieu de résidence, etc.). Il est alors tout à fait possible de calculer, à tout moment, l’inflation annuelle à laquelle sont exposées les différentes catégories de ménages. Il est même possible d’aller plus loin – et l’Insee l’a fait dans une note de conjoncture récente – en montrant quelle était la variabilité de l’inflation en fonction du panier de chaque ménage d’un échantillon. On observe alors que même dans une catégorie donnée (c’est-à-dire le premier décile de revenu, les retraités, les ménages ruraux, etc.), il n’y a jamais de panier type et l’inflation relative au panier individuel peut être très différente d’un ménage à l’autre. Pour aller encore plus loin dans la mesure individuelle du phénomène, l’Insee a développé un outil, accessible sur son site, où chacun peut indiquer son propre panier de consommation et estimer l’inflation qui lui est propre à partir des évolutions de prix relevées par l’Insee. Poussé à l’extrême, on pourrait en principe aller jusqu’à mesurer l’évolution locale des prix des produits effectivement consommés au niveau individuel. Il s’agirait alors d’une inflation individuelle parfaitement objective… mais qui n’épuiserait très vraisemblablement pas l’écart avec l’inflation ressentie, en raison des biais cognitifs déjà mentionnés.
La hausse des prix n’est bien entendu pas le seul indicateur où cette logique peut s’appliquer. C’est aussi le cas, par exemple, de l’espérance de vie, de l’évolution du revenu ou du patrimoine, pour lesquels les enquêtes permettent d’estimer la moyenne mais également la distribution de ces indicateurs.
On sait que ce qui influe sur le ressenti d’un individu en ce qui concerne notamment son sentiment d’aisance financière, ou au contraire de pauvreté, c’est moins son niveau absolu de revenu que sa positon relative dans la société dans laquelle il vit. Ceci est depuis longtemps pris en compte dans la définition même des indicateurs statistiques.
Le taux de pauvreté est défini – c’est la convention internationale précédemment mentionnée – comme la proportion d’individus vivant dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur à 60% du niveau de vie médian des ménages résidant en France. C’est donc fondamentalement un indicateur d’inégalités et pas un indicateur de niveau de pouvoir d’achat : si tout le monde voit son revenu doubler, le taux de pauvreté reste identique, car la proportion de personnes dont le pouvoir d’achat est éloigné du standard de la société reste le même.
Le paradoxe d’Easterlin
En matière de bien-être subjectif, le paradoxe d’Easterlin est bien connu : la proportion de gens heureux ne s’accroît pas tendanciellement dans le temps, au fur et à mesure que la richesse du pays et de ses habitants s’accroît. Le bien-être est ainsi mesuré par la réponse à la question : sur une échelle de 0 à 10, à combien estimez-vous votre satisfaction dans la vie ? Empiriquement, la moyenne des réponses est le plus souvent autour de 7, et c’est le cas pour la France.
Évidemment, à un instant donné, la satisfaction des personnes va dépendre de leur revenu (de façon croissante, mais concave : une augmentation de revenu a plus d’effet sur le bien-être en bas de la distribution des revenus qu’en haut), de l’état de santé, ou encore de l’intensité des liens sociaux. Dans une publication récente, l’Insee a exploité cette relation entre la satisfaction dans la vie et le revenu pour inférer de la croissance du PIB la croissance du PIB ressenti, qui est affaiblie si la croissance se double d’un accroissement des inégalités ; à l’aune du PIB ressenti par habitant, l’Europe se retrouve ainsi à faire jeu égal avec les États-Unis.
Tous ces efforts ne sont pas toujours couronnés d’un égal succès médiatique. La publication sur le PIB ressenti a reçu peu d’échos. Autre exemple, lors de la crise des « gilets jaunes », en 2019, une publication de l’Insee montrait que le bien-être dépendait peu du type de territoire où l’on vit. Deux ans plus tard, une étude plus approfondie a permis de conclure que, toutes choses égales d’ailleurs, ce n’était pas dans « la France périphérique » mais dans l’agglomération parisienne que la satisfaction dans la vie était la moins élevée. Cette publication a été également peu reprise, peut-être parce qu’elle ne flattait pas le biais de confirmation…
Un inégal succès médiatique
A contrario, une autre publication a eu un gros retentissement, qui visait à combler un écart important entre réalité et ressenti. J’avais été frappé par le résultat d’un sondage paru en pleine crise des « gilets jaunes », selon lequel 75% des Français s’estimaient perdants, pensant contribuer plus à la sphère publique qu’ils n’en tiraient profit. Ceci nous a conduits à mener des travaux pour estimer la redistribution élargie, en ajoutant aux simulations habituelles des effets redistributifs du système de prélèvements et transferts, l’estimation des effets redistributifs du financement et de l’accès aux services publics (santé, éducation, mais aussi des fonctions régaliennes comme la sécurité ou la justice). Avec un ratio de 57% de bénéficiaires nets du système redistributif, le résultat de ces travaux allait à l’encontre des idées reçues, la publication n’en a pas moins connu un gros succès, même si elle n’a pas suffi à elle seule à inverser les idées reçues.
L’exemple cardinal de l’évolution des revenus et du pouvoir d’achat
Au total, beaucoup d’efforts sont donc consentis pour mesurer ce qui est ressenti, pour expliquer pourquoi le ressenti peut s’écarter des indicateurs objectifs. Il est illustratif de les synthétiser sur l’exemple cardinal de l’évolution des revenus et du pouvoir d’achat :
1) on ne se contente pas de mesurer la température, on demande aux gens s’ils ont froid. Aux côtés de l’indicateur de taux de pauvreté monétaire existe un indicateur de pauvreté en conditions de vie, fondé sur des réponses à une enquête sur les privations ressenties. Grâce à l’accès, récent, aux données bancaires anonymisées, on peut aussi mesurer un indicateur de précarité financière, en suivant la proportion de clients de la Banque postale pouvant être à découvert, et en le comparant aux réponses données dans les enquêtes de conjoncture à des questions sur la capacité à boucler les fins de mois ;
2) on ne se contente pas de mesurer la température, on la corrige de la vitesse du vent. Quantité de sophistications sont introduites pour rapprocher ce qui est mesuré de ce qu’on éprouve. Ainsi, pour évaluer la dynamique du niveau de vie des ménages, on ne se contente pas de la mesure de la dynamique du pouvoir d’achat du revenu ; on la corrige par l’évolution de la démographie et de la composition des ménages, c’est ce qu’on appelle le niveau de vie « par unité de consommation », qui croît moins vite que le revenu par tête, car les ménages sont de plus en petits, ce qui réduit les économies d’échelle (il y en a notamment sur les dépenses de logement). Pour se rapprocher de ce qui est vécu en termes de contraintes de liquidités – par exemple pour ceux qui ont à rembourser un emprunt immobilier –, on mesure les dépenses « contraintes », et on peut disposer d’un revenu libre d’emploi après paiement de ces dépenses ;
3) on ne se contente pas de mesurer la température qui s’impose à tout le monde, on regarde comment réagissent les personnes au froid selon leurs caractéristiques personnelles. On réalise ainsi des comptes distribués, où on rend compte de l’évolution des revenus selon la position dans l’échelle des revenus, on analyse les différences d’inflation ressentie sur le panier de consommation propre à sa situation, etc. ;
4) on cherche enfin à examiner d’éventuels biais cognitifs. Si la plupart des Français ont l’impression de s’appauvrir depuis la crise financière de 2008-2009, alors que la statistique publique rend compte d’une évolution moyenne du pouvoir d’achat (par unité de consommation) stable ou en légère progression, quelles peuvent en être les raisons ?
- Peut-être que lorsqu’on garde le même pouvoir d’achat alors que le standard de biens et services accessibles s’accroît, on a l’impression de s’appauvrir, de décrocher par rapport à la norme sociale ;
- peut-être aussi avons-nous beaucoup de mal à ressentir que, lorsque nous consacrons le même budget à un bien (par exemple un smartphone) dont les performances s’améliorent, nous bénéficions de ce que l’économiste-statisticien comptabilise à bon droit comme une baisse de prix, accompagnée d’une hausse de volume de consommation.
Conclusion
Le ressenti, cela compte donc en économie et dans la statistique publique. De fait, les statisticiens se préoccupent beaucoup du ressenti, d’abord en cherchant à le mesurer – car, oui, le ressenti se mesure, et il se mesure par des méthodes rigoureuses et pas uniquement par des micro-trottoirs –, ensuite en cherchant à identifier les écarts entre ressenti et statistique dite objective, enfin en cherchant à comprendre les causes de ces écarts.
- 1Joseph E. Stiglitz, Amartya Sen, Jean-Paul Fitoussi, Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, 2008.