Colère des agriculteurs européens : le double langage des gouvernements nationaux, la légèreté des partis eurosceptiques 

L’Europe défend une politique de verdissement de l’agriculture. Mais, à l’échelle nationale, les gouvernements prennent des décisions qui mettent parfois les agriculteurs face à des injonctions paradoxales. Dans cette note, Sylvain Kahn, européaniste, professeur à Sciences Po et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, et Zoltan Kahn, agriculteur, coprésident-fondateur de Terres du Pays d’Othe, décortiquent ces incohérences qui sont au cœur de la mobilisation actuelle.

La politique agricole commune se fait à l’échelle européenne depuis 1962 par la Commission, le Parlement et les États membres – tous ensemble. Cette politique agricole européenne (PAC) est très robuste. Elle a été mise en place pour assurer l’autosuffisance alimentaire des Européens. Cela a tellement bien marché que l’Europe est devenue une puissance agricole exportatrice mondiale. La PAC finance par ailleurs une partie du revenu des agriculteurs, avec certes une grande hétérogénéité : en France, un agriculteur sur cinq vit en dessous du Smic. 

L’Europe défend désormais une politique de verdissement de l’agriculture. Mais à l’échelle nationale, les gouvernements prennent des décisions dans d’autres domaines – l’énergie ou la fiscalité, par exemple – qui mettent parfois les agriculteurs face à des injonctions paradoxales. C’est là le moteur de leur mobilisation actuelle : les agriculteurs sont pris entre deux feux.

Politiques agricoles : l’injonction paradoxale faite aux agriculteurs 

La PAC a mis pendant près de quarante ans l’accent sur l’agriculture intensive, soutenue par l’utilisation sans nuances de la chimie. Il s’agissait de produire de grandes quantités et de promouvoir – remettons-nous dans le contexte des années 1960 – une variété alimentaire alors nouvelle.

Désormais, la PAC souhaite se verdir. Ainsi encourage-t-elle, notamment par ses financements, à la fois la diversification des cultures produites par chaque agriculteur et la limitation du recours à certains pesticides. Pour réussir cette conversion, les agriculteurs ont besoin, entre autres, de semences, de soutien technique et de débouchés industriels et commerciaux pour leurs nouvelles productions. 

Or, il se trouve que les politiques publiques susceptibles de répondre à ces besoins sont de la compétence des administrations nationales : recherche, enseignement, transfert technique, développement et fonctionnement des filières, industrie, commerce, alimentation mais aussi politiques sociales par le soutien au pouvoir d’achat, les aides, la fiscalité. Dans le cas de la France, par exemple, les gouvernements n’orientent toujours pas vers ces besoins leurs politiques fiscale, de recherche, de transfert technique, de développement des filières, de commercialisation des produits agricoles. 

Ainsi, en France, la recherche agronomique, qui est un des fleurons de la recherche scientifique française, ne fait pas de la mise au point de nouvelles semences adaptées une priorité, et les agriculteurs qui se convertissent à l’agriculture biologique et à la diversification de leurs cultures ne peuvent s’approvisionner en semences correspondant à ces nouvelles pratiques. En France toujours, la fiscalité ne soutient ni la production agricole biologique, ni la consommation des produits issus de l’agriculture biologique. 

C’est pourquoi on peut en conclure que, depuis une génération, les autorités françaises soutiennent à Bruxelles une politique publique européenne agricole orientée vers la transition écologique, tandis que depuis Paris elles ne soutiennent ni n’accompagnent les agriculteurs français qui décident de se lancer dans la conversion à l’agriculture biologique.

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Accompagner les agriculteurs, inciter les consommateurs 

Changer de modèle suppose que les agriculteurs soient accompagnés dans cette transition écologique par l’ensemble du système agricole et alimentaire, et sur la totalité de la chaîne, du champ jusqu’aux points de vente. Cette situation s’apparente à un double langage des pouvoirs publics ; il soumet ceux des agriculteurs français qui jouent le jeu du verdissement à une injonction paradoxale, tandis qu’ils découragent ceux des agriculteurs qui hésitent à franchir le pas de la conversion. Ce double langage des autorités françaises s’explique pour partie par la résistance au changement des instances agricoles et de la corporation agricole nationales.  

La résistance à ce changement peut bien entendu se comprendre humainement. Mais il n’est dans l’intérêt ni des Français ni des Européens de ne pas prendre ce tournant, ou de le prendre avec lenteur et parcimonie. Il en va de l’intérêt général. Il en est bien entendu ainsi pour des raisons de santé publique – cela est désormais démontré et consensuel. 

Mais c’est aussi le cas si l’on considère que la France et l’Europe utilisent leur agriculture comme pilier de leur commerce extérieur. Dans le cas français, cette réussite politique et économique va de pair avec un autre objectif, assez singulier, mais pas isolé : la conservation d’un modèle agricole classique, fait de petites et moyennes exploitations familiales. Objectivement, cette particularité ne pourra survivre que si l’agriculture française (et européenne là où elle se manifeste) se spécialise dans les produits réputés pour leur qualités gustatives et sanitaires. Or le consommateur n’est pas accompagné dans l’accessibilité économique à ce type de produits. Ainsi, sous la pression des instances agricoles nationales, les pouvoirs publics organisent une tension entre une aspiration à la consommation d’une production haut de gamme et un marché intérieur de l’alimentation orienté vers le bas coût.  

Dans cette configuration, à l’échelle mondiale qui est celle du marché agricole, même les exploitations céréalicoles beauceronnes de 200 hectares sont « petites ». Depuis la naissance de la PAC en 1962, leur seule façon d’être compétitive a donc été l’intensification à outrance des cultures ; l’intensification repose sur une élévation très significative de la productivité à l’hectare – et donc sur l’emploi intensif des intrants chimiques, sur la monoculture, sur le labour, et sur le renoncement tant à l’assolement qu’à la jachère. Autant de pratiques culturales qui ne sont pas compatibles avec la transition agroécologique. Si l’on veut que l’agriculture française, avec sa singularité anthropologique et foncière, s’engage dans cette transition, ce ne pourra être qu’en misant sur la qualité des produits et leur diversification. Cela ne peut se faire qu’en produisant plus cher. 

Si l’on considère l’ensemble du paysage continental, l’agriculture européenne doit aujourd’hui jouer sur trois tableaux différents. Elle doit d’abord fournir une production de masse, afin d’exporter de grandes quantités de matières premières agricoles brutes ou relativement peu transformées, sur un marché mondial très concurrentiel. En schématisant, ce type de spécialisation est fort bien porté par les (relativement, à l’échelle européenne) très grandes exploitations de céréales ou de pommes de terre ou d’élevage de poulets en batterie de certains pays de l’est et du centre de l’Union européenne. L’agriculture européenne doit également fournir des denrées destinées à une industrie agro-alimentaire obsédée par les prix bas. L’agriculture européenne doit enfin fournir un ensemble de produits de niche fabriqués en relativement petites quantités pour des marchés spécifiques « haut de gamme », c’est-à-dire répondant à l’exigence de plus en plus partagée dans toutes les couches de la société européenne d’une alimentation saine et gustative.

Il y a là une vraie appétence. Les familles ne veulent pas exposer leurs enfants au risque de cancers induits par les intrants et les pesticides. Ce marché est aujourd’hui local, mais demain, dans dix à trente ans, cette demande sera mondiale, car l’aspiration à manger sainement est universelle dès lors que l’on peut manger à sa faim.

On peut prendre l’exemple du vin : si les consommateurs chinois en importent déjà en très grandes quantités aujourd’hui, on peut parier que demain ils vont de plus en plus se tourner, comme les Français, vers du vin de qualité, en biodynamie et sans sulfites. 

Simplement, en Europe, tous les foyers n’ont pas les moyens de cette aspiration d’autant plus légitime que les Français et les Européens y sont incités par les politiques de santé publique et les politiques de protection du consommateur. Comme chacun sait, l’Union européenne est mondialement connue et reconnue pour son sérieux et ses standards élevés dans ces deux domaines. 

On retrouve ici, par un autre angle, les pratiques paradoxales et contradictoires des gouvernements nationaux. Au vu de l’importance des enjeux, on peut qualifier cette contradiction d’inconséquence.

Quelques exemples d’inconséquence

Les gouvernements nationaux font des choix pertinents en maintenant la PAC et en décidant, au niveau européen, de la verdir. Ils devraient désormais également mettre leurs politiques nationales en adéquation avec leurs décisions européennes. 

On peut citer l’exemple du gouvernement français actuel et de la filière bio. Afin de soutenir cette dernière, il avait été envisagé de distribuer aux ménages les moins favorisés des chèques alimentaires valables sur des produits issus de l’agriculture biologique. Ce projet a été enterré. 

De même, du temps de la majorité précédente et de Stéphane Le Foll, un certain nombre d’agriculteurs ont dû renoncer au bio ou arrêter leur activité parce que l’administration française retenait abusivement puis versait avec un très grand retard les subventions qui leur revenaient au titre de la PAC, qui finance la conversion à l’agriculture biologique. 

Autre cas pratique : la loi EGALIM, française, a introduit l’obligation pour les cantines de passer à 50% des menus en bio. Pourquoi, dans les faits, n’y a-t-il pas d’accompagnement des autorités pour y parvenir ? Alors que cet objectif de bon sens fait l’objet d’une demande citoyenne et d’un affichage politique, les familles, les acteurs locaux, les communes et les producteurs doivent se débrouiller pour effectuer cette transition sans soutien de la collectivité nationale.

Le mouvement de colère des agriculteurs aux Pays-Bas, en Allemagne et en France est le symptôme d’une autre de ces incohérences. Ceux-ci revendiquent le maintien de l’exemption de taxes sur le gazole non routier, utilisé pour leurs machines agricoles. C’est logique : l’effort fourni par les agriculteurs à la transition énergétique est pour l’instant focalisé sur la transition vers une agriculture avec le moins d’intrants possible, c’est-à-dire avec le moins de chimie possible, c’est-à-dire avec le moins de pétrole possible. Or pour limiter les herbicides, il faut davantage travailler mécaniquement le sol, donc avec des tracteurs. En mettant en même temps la pression sur les agriculteurs avec la sortie des pesticides et sur l’augmentation du prix du gasoil, les gouvernements les mettent dans une situation extrêmement difficile et, à nouveau, sans les accompagner dans la mise en place de solutions alternatives. On pourrait peut-être attendre un peu avant d’inciter les agriculteurs à faire rouler leurs tracteurs et leurs moissonneuses avec des batteries électriques – qui soit dit en passant ne sont pas faciles à trouver sur le marché du machinisme agricole. Le gouvernement français permet d’acheter sa voiture électrique en leasing à 100 euros par mois et, dans le même temps, il multiplie par deux le coût de l’énergie des machines agricoles, alors même que le moindre recours aux pesticides contraint à davantage de travaux du sol. C’est proprement absurde.

Le changement de modèle sera systémique et global, ou ne sera pas. Face à ces inconséquences nationales, il serait peut-être souhaitable de confier à l’Union européenne plus de leviers, y compris le soutien aux consommateurs, pour contraindre les gouvernements nationaux à avoir des plans nationaux d’accompagnement du verdissement de l’agriculture qu’ils décident ensemble à Bruxelles. 

Cela  éviterait aux agriculteurs de se retrouver pris en étau entre des injonctions contradictoires.

À l’échelle européenne, harmoniser PAC et politique commerciale extérieure

Concernant la PAC, le déploiement de Farm to Fork est encore à venir – « De la ferme à la fourchette », c’est le nom donné au volet agricole du Pacte vert, en soutien au verdissement de la PAC. Il a été décidé et adopté, et sa mise en œuvre est prévue pour les prochaines années. 

La réponse à la colère des agriculteurs n’est pas dans la suspension du verdissement de la PAC et du Pacte vert. Il convient de continuer de creuser le sillon de la politique en cours. La PAC est très structurante et structurée. Il faudrait donc élargir son périmètre, pour permettre de soutenir la consommation de bio, toute la chaîne de valeur du bio et pas seulement la production.

À l’échelle de l’Europe, la PAC n’a qu’une contradiction, mais elle est notable. Dans le cadre de ses accords de commerce avec le reste du monde, l’Union européenne autorise l’importation de certains produits agricoles qui sont cultivés avec des exigences environnementales ou sanitaires moins élevées, et avec des substances qui sont interdites aux producteurs européens. Cela introduit une forme de concurrence déloyale pour les agriculteurs européens qui acceptent de jouer le jeu du verdissement. Là aussi, cela concourt à donner l’impression qu’on marche sur la tête.

Il faut donc soit aider les consommateurs à choisir la qualité, soit mettre des obstacles à l’importation de ces produits moins qualitatifs et meilleur marché.

Il s’agirait de le faire avec détermination, mais aussi avec prudence et en étant conséquent : si l’Union européenne revenait à davantage d’obstacles aux importations agricoles, ses exportations, dont on a rappelé qu’elles étaient très importantes, seraient elles-mêmes potentiellement sujettes à un relèvement des barrières. Il faut se faire respecter, mais ne pas se tirer une balle dans le pied. 

Ne surtout pas renoncer au verdissement de l’agriculture

Malgré la crise actuelle, il ne faut donc surtout pas renoncer au verdissement de l’agriculture. Ce qui fera demain la force de l’Europe et de ses agriculteurs sera précisément leur capacité à rester à l’avant-garde d’une production agricole et alimentaire saine et durable, qui va dans le sens de la transition énergétique, de la préservation de la biodiversité, de la lutte pour une meilleure santé et du respect du droit des consommateurs à la qualité.

Espérons que les gouvernements nationaux ne répondent pas à cette crise avec démagogie et court-termisme. Le cap fixé depuis vingt ans est ambitieux et nécessaire et, pour notre bien-être collectif, il faut le maintenir : il en va de l’indépendance alimentaire, de la santé des populations et d’une relation harmonieuse entre l’humanité et la nature. Il s’agit donc pour les gouvernements nationaux d’accompagner nationalement la politique qu’ils ont décidée à l’échelle européenne, en soutenant les agriculteurs et en ne cédant pas au corporatisme des instances agricoles qui les organisent et les représentent. 

Certains lobbys agricoles, dont le syndicat majoritaire, ont résisté le plus longtemps possible à la transition agroécologique, y compris en cherchant à lui substituer le concept « fumeux » d’agriculture raisonnée. Les chambres d’agriculture, censées favoriser la diffusion des nouvelles techniques et le transfert technologique, portent également une lourde responsabilité dans cette résistance au changement, à laquelle aspire pourtant la société européenne dans son ensemble. 

Ces corporatismes reçoivent l’onction démagogique des États, qui se défaussent en accusant l’Europe d’être responsable des conséquences de leurs propres refus d’accompagner la transition par des politiques publiques nationales adaptées. 

En conclusion, il est tout à fait intéressant que cette crise surgisse à cinq mois des élections européennes. Elle dit à quel point il serait conséquent et cohérent, tant pour les agriculteurs que pour les habitants et les citoyens, de prendre encore plus de décisions en Européens : la politique agricole commune gagnerait à muer carrément en politique alimentaire européenne. Les partis eurosceptiques croient pouvoir se nourrir de la colère des agriculteurs. Bien au contraire, la colère des agriculteurs européens révèle à la fois comment les gouvernements tiennent un double langage et alimentent les corporatismes, et comment les eurosceptiques tiennent des propos démagogiques et hors sol. Les électeurs ont cinq mois pour y réfléchir et se faire leur opinion.

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