2024 : le choix de l’UE face à l’impérialisme colonial de Poutine

La candidature de l’Ukraine à l’adhésion à l’UE est désormais actée. Si la décision des Vingt-Sept offre une perspective politique fondamentale aux Ukrainiens, Sylvain Kahn, européaniste, professeur à Sciences Po et chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, rappelle ici qu’elle n’enlève rien à l’urgence qu’il y a pour l’Europe de renforcer son soutien militaire à Kiev.

Le 15 décembre 2023, l’Europe a continué à tenir tête à la Russie et à soutenir l’Ukraine : cette dernière sera le prochain membre de l’Union européenne, c’est confirmé. Pour autant, pas de trêve pour les Ukrainiens : ils luttent toujours avec abnégation contre l’État russe qui occupe l’est de leur pays et pilonne leurs villes. La détermination des Ukrainiens à résister à l’armée russe et à reconquérir les 20% de leur territoire conquis et occupés par celle-ci est immense. L’ingéniosité et les capacités des forces armées ukrainiennes forcent l’admiration des observateurs et des professionnels. Mais les ressources humaines de l’Ukraine sont celles d’un pays de 40 millions d’habitants, et le mental de cette nation en armes peut-il ne pas s’éroder dans une longue guerre d’usure, si létale ? 

Dans cette guerre d’attrition entre l’Ukraine et la Russie, si la Russie a de plus en plus de difficultés à engager un armement moderne, elle peut encore continuer à mobiliser des stocks très nombreux, même vieux. De même, malgré ses pertes très significatives, la Russie conserve un avantage démographique, car l’État rétribue très généreusement l’enrôlement militaire de ses citoyens. 

La contre-offensive de l’Ukraine du printemps 2023 a certes buté sur une défense en lignes très épaisses installées par l’armée russe durant l’hiver 2022-23 : elle n’a pu ni percer, ni déplacer le front. 

Toutefois, ce relatif échec a été favorisé par le manque de munitions et de matériel, c’est-à-dire par le relatif manque de ressources et de moyens dégagés par les Européens à destination des forces armées ukrainiennes. Cette limite n’est pas sans écho avec le décrochage relatif de l’UE dans les domaines des industries de pointe, de la recherche-développement et de la prise de risque. L’Europe est le seul « pays » sans OGM du monde industrialisé émergé et émergent. Elle n’a inventé ni internet, ni les Gafam, ni leurs équivalents chinois, ni OpenIA. Les industriels européens ont laissé tomber les panneaux solaires et, jusqu’à très récemment, les batteries et les véhicules électriques. Les vaccins anti-Covid-19 n’ont pas été développés par des entreprises européennes – et dans les années 2010, Sanofi avait fait le choix de ne pas investir dans BioNTech, préférant conforter ses produits pharmaceutiques historiques. 

L’aversion au risque de l’UE trouve dans le soutien à l’Ukraine une résonance : les Européens ont fini par se décider à livrer des chars, dont les fameux Léopard allemands – mais ils ont mis du temps. Ils ont fini par décider de livrer des avions de chasse, mais là aussi après une longue réflexion, une longue délibération et un temps de préparation matériel et logistique incompressible qui repousse à 2024 la concrétisation de cette décision. La robustesse et l’audace dont les Européens ont fait preuve en 2020 face au Covid-19 et en 2022 aux côtés de l’Ukraine méritent pourtant d’être rejouées en 2024 : il revient aux Européens d’oser libérer leurs avions de chasse dans le ciel ukrainien.

Cette question de l’intensité de l’engagement européen aux côtés des Ukrainiens est présente depuis le début de celui-ci. On en donnera pour témoignages la visite du président Volodymyr Zelensky en Europe de février 2023, la première depuis le début de l’invasion, et le discours du Haut-Représentant de l’UE Josep Borrell à la conférence de Münich une semaine plus tard. Dans l’hémicycle du Parlement européen à Bruxelles qui lui réserve une standing ovation le 10 février, Zelensky énonçait notamment que « Nous [les Ukrainiens] avons besoin de canons d’artillerie, d’obus, de chars modernes, de missiles à longue portée, d’une aviation moderne. Je suis reconnaissant à tous ceux qui fournissent une telle assistance armée. Nous devons renforcer la dynamique de notre coopération, nous devons agir plus vite que l’agresseur ». Le 19 février, dans son discours à la conférence annuelle sur la sécurité de Münich, Borrell déclarait en écho que « Volodimir Zelensky et les Ukrainiens reçoivent beaucoup d’applaudissements et pas assez de munitions. C’est le paradoxe. il faudrait qu’ils soient moins applaudis et mieux approvisionnés en armes ».

Les Européens ont pris très rapidement, en février 2022, la décision de soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine agressée. Pour autant, fin décembre 2023, ils n’ont pas encore fait de ce soutien la première de leur politique publique. Ils n’ont pas pris la décision de tendre vers une économie de guerre, c’est-à-dire une économie dans laquelle l’effort productif serait prioritairement orienté vers la victoire militaire de l’Ukraine. Et ce alors même qu’ils contribuent d’ores et déjà à financer la reconstruction de l’Ukraine au fur et à mesure des destructions infligées par les bombardements russes sur les villes, les réseaux critiques et les civils d’Ukraine. Au moment où le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement décidait le 15 décembre 2023 d’ouvrir les négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie, la classe politique européenne – et les électeurs – sont appelés à se déterminer sur la nécessité de faire du soutien à la défense de l’Ukraine leur priorité de l’année 2024. Experts et professionnels les alertent1Par exemple : Pierre Haroche, Ronja Kempin et collectif, « En Ukraine, l’Europe vit son “moment Démosthène” », Le Monde, 13 décembre 2023 ; Collectif, « Sans un passage à une économie de guerre des pays occidentaux, la stratégie de Moscou risque d’être payante », Le Monde, 14 décembre 2023.. Ce serait un choix conséquent au vu de l’investissement déjà entrepris depuis deux ans, et considérant que le projet impérialiste et colonial de l’État russe concurrence dangereusement, par la violence, la construction européenne d’un territoire supranational, interdépendant, pacifié et démocratique, qui s’étend par attraction et libre choix des sociétés. Laisser gagner la Russie revient à exposer l’Europe à une vulnérabilité permanente. 

La politique industrielle relancée depuis l’épidémie de Covid-19 et l’objectif d’autonomie européenne doivent inclure une coordination, une convergence et même une rationalisation de la base industrielle et technologique des industries de défense. Les Européens en sont loin. Il est vrai qu’ils se concurrencent entre eux sur les marchés à l’exportation d’armes, l’un des secteurs d’excellence des pays européens. « D’après l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), sur la période 2000-2020, les 27 États membres actuels de l’UE représentaient près d’un quart (24%) du total des exportations mondiales d’armes. (…) Parmi les 25 plus grands exportateurs d’armes entre 2016 et 2020, on retrouve huit pays de l’Union : la France (3e), l’Allemagne (4e), l’Espagne (7e), l’Italie (10e), les Pays-Bas (11e), la Suède (15e), la Tchéquie (23e) et le Portugal (25e)2Les Verts/ALE au Parlement européen, « Foire aux questions sur les exportations d’armes de l’Union européenne », Policypaper, 12 décembre 2021.. »  Fin 2023, ils ne s’étaient pas mis en capacité de produire le million d’obus promis aux Ukrainiens : seul un tiers a été livré. Le solde le sera, mais avec retard. Pourtant, les Européens pourraient approfondir cette facilité européenne pour la paix qu’ils utilisent déjà, et en faire une immense centrale d’achat et de groupement de matériel militaire et d’équipement des armées européennes. 

Face à la guerre d’Ukraine, depuis deux ans, les Européens, en paix entre eux sur le territoire de l’UE depuis trois générations, prennent parti. Ils se sont engagés sans ambiguïté. Ils ont réalisé combien ils sont devenus un ensemble différent et singulier. En 2024, défiés par la violence du projet géopolitique russe, choisiront-ils la vulnérabilité ou la robustesse ? 

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    Par exemple : Pierre Haroche, Ronja Kempin et collectif, « En Ukraine, l’Europe vit son “moment Démosthène” », Le Monde, 13 décembre 2023 ; Collectif, « Sans un passage à une économie de guerre des pays occidentaux, la stratégie de Moscou risque d’être payante », Le Monde, 14 décembre 2023.
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    Les Verts/ALE au Parlement européen, « Foire aux questions sur les exportations d’armes de l’Union européenne », Policypaper, 12 décembre 2021.

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