Et si les élections européennes n’étaient pas que des élections nationales ?

Les élections européennes passent pour ne représenter, pour les Français, qu’un moyen d’exprimer leurs griefs envers le gouvernement. Pourtant, Jean-Daniel Lévy, directeur délégué d’Harris Interactive France, montre que ce prisme national n’est pas seul à entrer en ligne de compte et que leurs motivations de vote sont également articulées autour des enjeux européens.

Une petite musique se fait (à nouveau) entendre. Il s’agit de celle laissant entendre que les Français se désintéresseraient des objets du scrutin européen pour se saisir de leur bulletin de vote uniquement au regard de nos gouvernants. Et si, dans le cadre de ce type de scrutin, les Français étaient eux aussi adeptes du « en même temps » ?

Une participation électorale fluctuante au regard des enjeux perçus

Aucune élection ne s’inscrit pleinement dans la logique de la précédente. La conjoncture, l’offre politique ainsi que le contexte font vaciller quelques éléments tangibles identifiés lors des scrutins antérieurs. Pour autant, plusieurs éléments des élections européennes nous semblent structurants.

Il est de coutume de parler de certaines élections comme n’étant pas suffisamment importantes pour que les Français répondent directement à la « question ». À nos yeux, il n’en est rien. À titre d’exemple, les référendums – souvent présentés comme une question de confiance posée par les gouvernants – offrent la possibilité aux citoyens de se positionner au regard de l’enjeu perçu. Ils peuvent, déjà, le faire en participant ou pas au scrutin. En y participant nettement lorsqu’il est question de la constitution de la Ve République (en 1958 et 1962), de l’Algérie (en 1961 et 1962), de la participation et la réforme du Sénat (1969) ou encore des grands traités européens (Traités de Maastricht de 1992 et constitutionnel de 2005). Pour l’ensemble de ces consultations, la participation a été supérieure à 69%. Lorsque les enjeux apparaissent moindres ou flous, la participation se trouve être soit plus faible (60% en 1972 alors que les Français devaient donner leur approbation à l’entrée de la Grande-Bretagne, du Danemark, de l’Irlande et de la Norvège aux Communautés européennes), soit famélique comme en 1988 (36,9%, sur la Nouvelle-Calédonie) ou en 2000 (30,2%, sur le passage au quinquennat).

Les dernières élections européennes ont donné à voir un enjeu un peu plus important que lors des consultations précédentes – notamment avec la croissance de la thématique de l’écologie en fin de campagne –, entraînant un sursaut de mobilisation (50,1% contre 42,4% cinq ans plus tôt), sursaut surtout du fait des jeunes. On rappellera utilement que la participation aux élections européennes de 2019 a été plus importante qu’aux législatives de 2022 (47,5%).

Une réponse à la question posée… et aux enjeux identifiés du scrutin

Ils répondent également à la question… à leur manière. Sachant que, dans le cadre de nos études, nous voyons bien le souhait de se positionner par rapport aux enjeux perçus. Si l’on revient aux dernières séquences électorales, nous identifions bien que l’enjeu européen transparaissait dans les motivations de vote des électeurs. En 2009, alors même que la confiance en Nicolas Sarkozy était basse et baissait1À titre illustratif rappelons que, dans le baromètre Kantar pour Le Figaro Magazine, la confiance dans le chef de l’État s’établissait à 32% en ayant baissé de 17 points depuis le mois de janvier (49%). dans un contexte conjugué – post-chute de Lehman Brothers – de croissance du chômage et de baisse de l’activité économique, la liste de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) tangentait les 30% (27,9%), soit le meilleur score d’une liste de la majorité présidentielle depuis l’instauration de ce scrutin en 1979. Après une présidence française de l’Union européenne (PFUE) qui fut appréciée du point de vue de l’opinion244% des Français estimaient qu’elle avait plutôt été un succès, 18% un échec et 38% ne se prononçaient pas, selon une unquête OpinionWay pour Métro., l’expression des électeurs ne se réduisait pas à un vote pour ou contre Nicolas Sarkozy. Entrait en ligne de mire des électeurs le souhait – quel que soit le regard porté sur le président de la République – de renforcer, dans la lignée de la PFUE, le poids de la France incarnée par la liste soutenue par l’exécutif.

Les dernières élections européennes ont également confirmé cette grille de lecture. Si l’on isole les électeurs en fonction de l’attitude à l’égard de l’Europe, observons que sur 100 électeurs « pro-européens », 39% ont voté pour la liste conduite par Nathalie Loiseau ; sur 100 votants opposés à l’Union européenne (UE), 38% pour celle de Jordan Bardella3Rappellons que la première a réuni 22,42% des suffrages et le second 23,34%.. La liste conduite par Yannick Jadot, quant à elle, semblait doublement claire dans son approche : non seulement son propos l’apparaissait (« mettre de l’écologie au niveau européen là où cela est possible »), mais également son porteur était considéré sincère (les électeurs qui l’avaient identifié le voyaient comme un candidat volontairement engagé au niveau européen, ayant tenu des propos par le passé en tant que député européen et n’étant pas candidat dans le cadre de ce scrutin parce qu’il aurait été un déchu de la vie politique nationale mais bien parce qu’il apparaissait comme étant résolument tourné vers ce niveau…). Au regard de ces résultats, observons que d’autres acteurs (ceux ayant souhaité par exemple redéfinir les contours de la gauche) n’ont recueilli les suffrages de ce qui apparaissait à l’époque comme le plancher de leur cœur électoral (La France insoumise d’un côté, Parti socialiste/Place publique de l’autre). Même les citoyens de droite rencontraient quelques difficultés à pouvoir identifier le mandat qu’ils confieraient aux députés européens Les Républicains. Seuls 56% des sympathisants de cette formation politique ont, par exemple, voté pour la liste conduite par François-Xavier Bellamy.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Des motivations de vote prioritairement articulées autour des enjeux européens

Les motivations de vote peuvent être appréhendées soit en analysant de manière séparée les thèmes4Aux dernières élections européennes, 39% des électeurs évoquaient le pouvoir d’achat, 38% l’environnement et le développement durable, 37% l’immigration, 32% la place de la France en Europe, 31% les impôts, la fiscalité., l’attitude à l’égard de l’exécutif542% des électeurs s’étant exprimés indiquaient qu’ils avaient voté pour exprimer leur insatisfaction à l’égard d’Emmanuel Macron et du gouvernement, 16% leur soutien et 42% que leur vote n’avait aucun rapport avec un jugement sur l’action de l’exécutif (53% des répondants étaient sur la même position cinq ans plus tôt)., le positionnement dual (plutôt en fonction d’enjeux nationaux ou plutôt en fonction d’enjeux européens6En 2014, 53% des Français déclaraient qu’ils avaient voté d’abord en fonction d’enjeux européens, 47% d’enjeux nationaux.), voire la caractérisation du vote7Lors du dernier scrutin, 47% des électeurs évoquaient un « vote d’adhésion », 27% un « vote utile » (n’étant pas pleinement convaincus par la liste pour laquelle ils avaient voté), 10% un vote par défaut, 5% un vote d’opposition et 11% un vote de protestation., soit en regardant l’expression spontanée des personnes interrogées. Le dernier scrutin nous renseigne utilement : alors que nous ne proposons aucune réponse (la question était : « quelles sont toutes les raisons pour lesquelles vous avez voté pour [nom de la liste] ? »), la verbalisation par les interviewés est éclairante. Comme on peut le voir ci-dessous, les références à l’Europe sont légion et celles à l’exécutif, dans l’ensemble, ténues. Les graphiques ci-dessous présentent par nuage de mots les réponses par électorat.

Les références à Emmanuel Macron sont quasiment absentes chez les électeurs PS/PP comme EE-LV, un peu présentes chez les électeurs de la France insoumise et des Républicains, plus mentionnées chez ceux d’En Marche et structurantes, même si loin d’être majoritaires, pour les électeurs du Rassemblement national (RN).

Dans le détail, les électeurs de la liste conduite par Manon Aubry mettaient en avant de manière singulière la dimension programmatique ainsi que leur attachement à la France insoumise, ceux de la liste Raphaël Glucksmann les idées, la gauche et… le Parti socialiste, les écologistes clairement l’écologie et la planète. Au « centre », pour les électeurs de la liste conduite par Nathalie Loiseau c’est le soutien au président de la République et l’opposition au RN, pour ceux de la liste François-Xavier Bellamy l’attachement à la droite, aux Républicains et aux idées portées. Enfin, les électeurs de la liste conduite par Jordan Bardella, l’immigration, la France et… le changement.

Dans la situation que nous connaissons actuellement, observons que seuls 22% des électeurs favorables à l’UE8« Favorable à la construction européenne et à l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui ». déclarent voter pour la liste conduite par Valérie Hayer alors que 15% de cette même population optent pour celle de Raphaël Glucksmann.

Dans un même élan, observons que 59% des électeurs opposés à l’UE affirment qu’ils voteront pour la liste conduite par Jordan Bardella. Tout ceci se déroule dans un contexte où les thématiques ressemblent étrangement à celles que l’on peut identifier au niveau national, le pouvoir d’achat constituant (pour un Français sur deux) la première motivation de vote. Celle-ci apparaît-elle décorrélée des enjeux européens ? Pas vraiment. On le sait, lorsque l’euro a été déployé, les Français estimaient – en majorité – que cette nouvelle monnaie était génératrice d’inflation (notamment des produits alimentaires). L’articulation Europe/pouvoir d’achat est ici complémentaire : il s’agit d’un enjeu aussi bien national qu’européen.

La lecture « basique » des données d’opinion peut donner à voir un vote empreint, en premier lieu, de regard à l’égard de l’exécutif. Dans la dernière vague d’enquête que nous avons menée, 15% des Français indiquaient vouloir exprimer leur soutien à Emmanuel Macron et au gouvernement, 45% leur insatisfaction et 39% indiquant que leur vote n’a rien à voir avec l’exécutif. Ce que l’on sait – et si l’on comprend bien les enseignements des scrutins précédents –, c’est que certes cette dimension existe mais qu’elle s’inscrit dans un registre complémentaire. Il s’agit en premier lieu de décider du mandat fixé aux députés européens. À titre illustratif, observons que le jour du scrutin de 2019, 17% des électeurs mentionnaient spontanément l’Europe/les thématiques européennes, contre 12% Emmanuel Macron (dans le détail, nous pouvons même voir pour une personne sur six ayant parlé du président une référence concomitante à l’Europe). Ne négligeons pas la part d’électeurs évoquant le programme (6%) ou les convictions (4%).

En outre, des thèmes connexes étaient souvent évoqués (immigration 4%, frontières ou encore islamisme). Si, par la même occasion, les électeurs ont la possibilité d’émettre un message national complémentaire à celui européen, pourquoi s’en priveraient-ils ?

  • 1
    À titre illustratif rappelons que, dans le baromètre Kantar pour Le Figaro Magazine, la confiance dans le chef de l’État s’établissait à 32% en ayant baissé de 17 points depuis le mois de janvier (49%).
  • 2
    44% des Français estimaient qu’elle avait plutôt été un succès, 18% un échec et 38% ne se prononçaient pas, selon une unquête OpinionWay pour Métro.
  • 3
    Rappellons que la première a réuni 22,42% des suffrages et le second 23,34%.
  • 4
    Aux dernières élections européennes, 39% des électeurs évoquaient le pouvoir d’achat, 38% l’environnement et le développement durable, 37% l’immigration, 32% la place de la France en Europe, 31% les impôts, la fiscalité.
  • 5
    42% des électeurs s’étant exprimés indiquaient qu’ils avaient voté pour exprimer leur insatisfaction à l’égard d’Emmanuel Macron et du gouvernement, 16% leur soutien et 42% que leur vote n’avait aucun rapport avec un jugement sur l’action de l’exécutif (53% des répondants étaient sur la même position cinq ans plus tôt).
  • 6
    En 2014, 53% des Français déclaraient qu’ils avaient voté d’abord en fonction d’enjeux européens, 47% d’enjeux nationaux.
  • 7
    Lors du dernier scrutin, 47% des électeurs évoquaient un « vote d’adhésion », 27% un « vote utile » (n’étant pas pleinement convaincus par la liste pour laquelle ils avaient voté), 10% un vote par défaut, 5% un vote d’opposition et 11% un vote de protestation.
  • 8
    « Favorable à la construction européenne et à l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui ».

Du même auteur

Sur le même thème