À mesure que les années passent, tout semble indiquer que la société dans laquelle nous vivons est de plus en plus divisée, qu’elle se polarise en une multitude de groupes. À coup sûr, une telle situation est profondément problématique tant les divisions profondes remettent en cause la possibilité d’imaginer un destin commun pour les citoyens de notre pays.
Plus encore, lorsque nous dépassons ce constat d’une absence de cohésion et que nous essayons de déterminer les traits qui rassemblent les Français, nous faisons l’analyse à première vue que nous nous fédérons sur des traits négatifs. Sans entrer dans les poncifs culturalistes du « gaulois réfractaire », nous constatons néanmoins que nous nous rassemblons largement autour d’un triptyque de déclinisme, de défiance institutionnelle et de défiance interpersonnelle.
Sur le premier point, en effet, on peut largement constater l’inquiétude que nous partageons collectivement face au devenir de notre pays qui peut se transformer en une nostalgie d’un passé prospère. Ainsi, huit Français sur dix déclarent que la France est en déclin et ils sont quasiment autant (74 %) à affirmer s’inspirer de plus en plus des valeurs du passé.
Ce constat décliniste se mêle, par ailleurs, à une forte défiance de nos concitoyens envers nos principales institutions politiques, défiance qui augmente à mesure que l’institution semble plus éloignée du quotidien. En outre, le phénomène de défiance se matérialise également dans notre rapport aux autres, en particulier ceux que nous ne connaissons pas ou que nous rencontrons pour la première fois. Ainsi, si 94 % des Français déclarent avoir confiance dans les membres de leur famille, ils sont à peine moins nombreux (78 %) à être d’accord avec l’idée que « l’on est jamais trop prudent quand on a affaire aux autres ». Mais en dehors de ce constat de notre société, il est néanmoins possible d’en dresser un plus optimiste. En effet, lorsque l’on croise les données de plusieurs enquêtes de référence dans notre pays, dont le Baromètre de la confiance politique, l’enquête « Fractures françaises » et « l’Enquête électorale française », nous constatons que les Français se rassemblent largement sur quatre points : un rapport particulier à la justice sociale, une volonté d’action dans le domaine environnemental, une très grande valorisation de la démocratie et la volonté d’avoir une laïcité pleine et entière.
De la justice sociale pour les Français
Les Français se rassemblent autour d’une conception particulière de la justice sociale, basée sur le concept d’équité plus que sur celui d’égalité stricte.
Ainsi, 76 % de nos concitoyens pensent que le gouvernement devrait prendre davantage de mesures pour réduire les inégalités de revenus. Une proportion quasiment similaire de Français (71 %) considèrent également que pour qu’une société soit juste, il faut que les différences de niveau de vie entre les gens soient faibles1« Baromètre de la confiance politique 2021 », Cevipof, Fondation Jean-Jaurès..
Il est, par ailleurs, frappant de constater comment cette position fait consensus, que ce soit en termes générationnels, mais également en fonction de la catégorie socio-professionnelle occupée (voir graphique 1). Même au sein des professions libérales et des cadres, catégorie pouvant être la plus impactée par une politique redistributive plus ambitieuse, ce sont deux tiers de cette catégorie qui soutiennent des politiques de réduction des inégalités.
Graphiques 1. Pourcentage de Français d’accord avec le fait que « le gouvernement devrait prendre davantage de mesures pour réduire les inégalités de revenus », en fonction de l’âge et de la catégorie socio-professionnelle
Pour autant, 73 % de nos compatriotes sont d’accord pour dire que « beaucoup de personnes parviennent à obtenir des aides sociales auxquelles elles n’ont pas contribué ».
Si cela peut, de prime abord, paraître paradoxal et incompatible avec une conception forte de l’égalité et de la redistribution, cela ne l’est pourtant pas. Les Français se caractérisent ainsi par une conception de la justice sociale largement fondée sur une articulation du mérite et de l’égalité. Si le besoin de réduction des inégalités est pointé du doigt, celui-ci doit s’articuler avec des garde-fous empêchant une utilisation abusive des aides et des mécanismes redistributifs. D’ailleurs, cette inquiétude, particulièrement vive au sein des classes populaires, de se retrouver pris en étau entre des « profiteurs du haut » et des « profiteurs du bas » mériterait d’être davantage prise en compte2Gilles Ivaldi et Oscar Mazzoleni, « Economic populism and producerism: european right-wing populist parties in a transatlantic perspective », Populism, vol. 2, n° 1, 2019, pp. 1-28..
Articuler démocratie représentative et démocratie participative
Contrairement à une idée se répandant de plus en plus, les Français se caractérisent toujours par un très fort attachement à la démocratie. 84 % de nos concitoyens jugent ainsi que le fait d’avoir un système politique démocratique est une bonne chose. De la même manière, huit Français sur dix considèrent qu’il est utile de voter aux élections parce que c’est de cette manière que l’on peut faire évoluer les choses. Pour autant, cet attachement de principe à la démocratie se combine à une vision assez critique de son fonctionnement à l’heure actuelle et notamment à une critique de la déconnexion entre les élites politiques et le reste de la population. Ce positionnement « populiste », au sens scientifique du terme3Cas Mudde, « The populist zeitgeist », Government and Opposition, vol. 39, n° 4, 2004, pp. 541-563., est partagé par une large partie de nos concitoyens : 78 % d’entre eux estimant que « les hommes et les femmes politiques agissent principalement dans leurs intérêts personnels » et 80 % jugeant également que « les responsables politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme nous ».
Cet attachement à la démocratie couplée à une forte défiance envers les élites politiques se traduit automatiquement par une plus grande demande de participation directe, mais surtout de contrôle de la part de la population sur l’action des représentants élus. Plus concrètement, deux types de mesures semblent être jugées particulièrement pertinentes par la population française. D’une part, le référendum d’initiative citoyenne est largement plébiscité par nos concitoyens, que ce soit pour soumettre à référendum une proposition de loi (77 %) ou pour soumettre un élu à la révocation des électeurs (67 %)4« Les Français et le référendum d’initiative citoyenne », Ifop pour Valeurs actuelles, janvier 2019..
D’autre part, ce besoin de contrôle se traduit également par les positions prises concernant le type d’échelons le plus légitime pour prendre des décisions politiques. Trois Français sur quatre pensent ainsi que plus de décisions politiques devraient être prises dans les régions, les départements et les communes et moins à Paris52022. Le risque populiste en France, vague 4, Fondapol, juin 2021.. Bien plus qu’un amour des collectivités locales, ce chiffre particulièrement élevé traduit très bien le besoin de proximité et donc de contrôle sur les élus : si ces derniers sont physiquement proches de nous, nous aurons donc davantage de possibilités de les contrôler.
Agir pour l’environnement, vite et fort
Le succès des marches climat, les scores d’Europe Écologie-Les Verts aux dernières européennes, tout comme le plébiscite de la Convention citoyenne pour le climat constituent des signaux assez clairs de l’importance prise par les enjeux environnementaux au sein de la société française.
La préoccupation environnementale, mais plus encore la volonté des Français de voir le gouvernement agir en profondeur pour répondre à cet enjeu civilisationnel est quelque chose d’extrêmement marquant. Ainsi, 77 % de nos concitoyens sont d’accord avec l’idée que « le gouvernement doit prendre des mesures fortes pour contrer l’urgence environnementale, même si cela doit demander de modifier son mode de vie ». Par ailleurs, si la jeune génération des 18-24 ans est la plus encline à soutenir une action importante de l’État, force est également de constater que même au sein des générations plus anciennes cet enjeu est largement consensuel. Ainsi, plus de 81 % des soixante-dix ans et plus sont d’accord avec cette position.
Graphique 2. Pourcentage de Français d’accord avec le fait que « le gouvernement devrait prendre des mesures fortes pour contrer l’urgence environnementale, même si cela doit demander de modifier son mode de vie », en fonction de l’âge
Cependant, la volonté d’intervention étatique ne signifie pas pour autant une appétence pour un système décroissant, mais se conçoit davantage par une redéfinition des échelles et des lieux de production. Ainsi, l’incapacité d’associer croissance économique et protection de l’environnement est largement rejetée : 72 % des Français considèrent ainsi que l’on peut continuer à développer notre économie tout en préservant l’environnement pour les générations futures. La marge d’action en matière environnementale se situe ainsi davantage dans une volonté de produire et de consommer des produits locaux. Le fait de « fabriquer sur notre territoire des produits même s’ils sont plus chers à la consommation » est plébiscité par 85 % des Français.
Laïcité, point
Enfin, un dernier thème fait consensus au sein de la société française : l’attachement à une laïcité pleine et entière. Largement discutée notamment depuis les attentats de janvier 2015, ce principe de séparation de la société civile et de la sphère religieuse semble pourtant faire extrêmement consensus dans notre pays : une grande majorité de Français adhère aux grandes lois actuelles en matière de laïcité.
Si des débats perdurent quant à l’application concrète de la laïcité, il n’en demeure pas moins que les Français sont particulièrement attachés à cette valeur cardinale.
Conclusion : les idées de gauche ne sont pas mortes
À l’heure où de nombreux discours se focalisent sur une supposée « droitisation » de la société française6Eugénie Bastié, « “On assiste à une droitisation de la jeunesse européenne” », Le Figaro, 6 mai 2021., il est nécessaire de bien considérer que les thèmes de prédilection de la gauche française, à savoir la lutte contre les inégalités, la défense de la laïcité, la préservation de l’environnement et l’attachement à une forme pleine et entière de la démocratie, font consensus au sein de l’opinion publique.
Pour autant, à l’heure où nous parlons et à moins d’un an de la présidentielle, les différentes formations de gauche sont bien silencieuses sur tous ces thèmes, préférant rebondir sur les thématiques culturelles et sécuritaires impulsées par les formations de droite et d’extrême droite. En cela, les partis de gauche font le pari que ces questions culturelles et sécuritaires sont finalement les seules à préoccuper les Français et qu’il ne faudrait pas apparaître déconnecté de la société en faisant campagne sur d’autres thématiques.
Pourtant, il est nécessaire de rappeler que :
- les enjeux développés dans la note – en particulier la question environnementale – préoccupent bel et bien les Français ;
- les formations de gauche seront toujours moins crédibles sur les enjeux sécuritaires que les formations de droite et d’extrême droite. Il est donc bien plus habile pour un parti de gauche de faire campagne sur les thématiques où il est jugé meilleur que les autres, pas là où il est jugé moins bon ;
- l’idée que l’offre politique ne devrait faire que répondre à une demande de la société est fausse. Les partis politiques peuvent modifier l’agenda politique et les préoccupations des citoyens lorsqu’ils innovent et font campagne sur les thématiques qu’ils choisissent par eux-mêmes. Encore faut-il qu’ils prennent la peine de le faire.
- 1« Baromètre de la confiance politique 2021 », Cevipof, Fondation Jean-Jaurès.
- 2Gilles Ivaldi et Oscar Mazzoleni, « Economic populism and producerism: european right-wing populist parties in a transatlantic perspective », Populism, vol. 2, n° 1, 2019, pp. 1-28.
- 3Cas Mudde, « The populist zeitgeist », Government and Opposition, vol. 39, n° 4, 2004, pp. 541-563.
- 4« Les Français et le référendum d’initiative citoyenne », Ifop pour Valeurs actuelles, janvier 2019.
- 52022. Le risque populiste en France, vague 4, Fondapol, juin 2021.
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