Les dynamiques d’intention de vote aux élections européennes de 2024

La liste du Rassemblement national (RN) mobilise un électorat de plus en plus large et solide, tandis que la majorité présidentielle est devancée de 13 points en ce début de campagne pour les élections européennes. Quel est l’état actuel des rapports de force ? La liste menée par Raphaël Glucksmann peut-elle bénéficier des déçus à la fois d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon ? Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, analyse les résultats de l’Enquête électorale française 2024 réalisée par Ipsos pour Le Monde, le Cevipof, la Fondation et l’Institut Montaigne.

Le 9 juin prochain se tiendront les élections européennes. En France, ces dernières occupent une place singulière dans le paysage politique actuel : le calendrier électoral les place de facto comme des élections de mi-mandat, après un début de second quinquennat d’Emmanuel Macron marqué par de fortes contestations – en témoignent les passes d’arme sur la loi immigration ou sur les retraites.

Plus encore, alors que le risque de voir le Rassemblement national (RN) arriver à l’Élysée semble plus réel que jamais, ces élections peuvent servir d’un tremplin idéal pour le parti d’extrême droite, s’il arrivait à convertir dans les urnes la dédiabolisation dont il bénéficie dans l’opinion.

Dans cette note, nous cherchons à dresser un état des lieux des rapports de force politiques à moins de trois mois de l’échéance électorale. Pour ce faire, nous nous basons sur les différentes vagues de l’Enquête électorale française d’Ipsos réalisée pour la Fondation Jean-Jaurès, Le Monde, le Cevipof et l’Institut Montaigne. Cette enquête panélisée – c’est-à-dire qui réinterroge les mêmes personnes à échéance régulière – d’une ampleur inégalée, réalisée sur un échantillon de 12 000 personnes, permet à la fois de suivre dans le temps les attitudes et les changements d’opinion ou de vote des sondés tout en offrant également la possibilité de focaliser l’analyse sur des sous-échantillons de la population plus robustes que dans des enquêtes classiques.

Européennes 2024 : vers une démocratie de la désillusion ?

Concentrons-nous tout d’abord sur la participation électorale et l’intérêt déclaré des personnes interrogées dans notre enquête pour ce scrutin (graphique 1).

Graphique 1. Niveau d’intérêt et intention de participer aux prochaines élections européennes

Lecture : Sur une échelle de 0 à 10, 12% des Français interrogés déclarent une intention de 9/10 concernant leur participation aux élections européennes, 9% déclarent un niveau d’intérêt de 9/10 pour ces mêmes élections.

Tout d’abord, l’intérêt pour les élections européennes reste assez faible, mais n’est pas complètement corrélé à l’intention d’aller voter : 18% des Français interrogés donnent une note de 10/10 en termes d’intérêt alors qu’ils sont 44% à être tout à fait certains d’aller voter. Comparons ces chiffres avec l’enquête électorale réalisée à la même période, avant les élections européennes de 2019. À l’époque, 74% des sondés se disaient intéressés par cette élection, et même 38% « tout à fait intéressés ». L’intérêt pour cette élection semble donc bien moindre qu’en 2019, mais cela ne se traduira pas automatiquement par une baisse de la participation électorale : à l’époque, en 2019, 42% des électeurs seulement étaient certains d’aller voter, un chiffre comparable à ce que l’on constate aujourd’hui. Les élections européennes marqueront-elles une nouvelle étape dans cette « démocratie de la désillusion », qui semble particulièrement bien caractériser l’esprit des électeurs français ?

Les intentions de vote

Le graphique suivant décrit les intentions de vote aux prochaines élections européennes chez les personnes certaines de se déplacer (soit 44% des personnes sondées dans notre enquête).

Graphique 2. Intention de vote aux prochaines élections européennes, chez les Français certains d’aller voter

À l’heure actuelle, la liste du Rassemblement national caracole en tête des intentions de vote avec plus de 31%, soit 13 points devant la liste Renaissance menée par Valérie Hayer. Rappelons qu’en 2019 à la même époque, le même Jordan Bardella était crédité de 19,5% des intentions de vote et la liste de la majorité gouvernementale de 23%. Le déclin du macronisme d’une part et la percée sans équivoque du Rassemblement national d’autre part sont bien les deux faits les plus marquants de ce début de campagne. Au sein du bloc de gauche, la liste Parti socialiste / Place publique menée par Raphaël Glucksmann semble tirer son épingle du jeu face à ses concurrents d’Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) ou de La France insoumise (LFI). C’est également un fait important qui pourrait laisser présager une restructuration du pôle social-démocrate à l’issue de ces élections.

Cela se constate d’ailleurs lorsque l’on s’intéresse à la structure des électorats pour ces élections européennes.

Tableau 1. Structure de l’électorat potentiel aux européennes,
en fonction du vote au premier tour de la présidentielle de 2022
Intentions de vote, européennes 2024
Vote, présidentielle 2022LFIEE-LVPSRenaissanceLRRNReconquête
J.-L. Mélenchon93%33%38%1%3%5%3%
Y. Jadot0%42%8%1%0%0%0%
A. Hidalgo1%3%12%0%0%0%0%
E. Macron2%13%30%91%33%6%5%
V. Pécresse1%1%1%3%46%3%1%
M. Le Pen0%1%1%1%6%63%12%
É. Zemmour0%0%0%0%7%14%75%
Blancs & nuls1%3%3%1%1%1%1%

Lecture : L’électorat potentiel de LFI aux européennes comprend à 93% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle de 2022.

Cette reconstruction d’un espace social-démocrate autour de la candidature de Raphaël Glucksmann est en partie visible lorsque l’on s’intéresse à la structure de son potentiel électorat comprenant, quasiment à parts égales, des électeurs ayant voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle (38%) et des électeurs ayant voté Emmanuel Macron (30%). À l’inverse, le « dépassement » du cadre électoral de 2022 est beaucoup plus compliqué dans le cas de LFI et de Renaissance : à 93% les électeurs de Manon Aubry sont des électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2022 et à 91% ceux de Valérie Hayer sont des électeurs d’Emmanuel Macron. Concernant le Rassemblement national, l’élargissement de sa base électorale est également largement visible : si 63% de l’électorat de Jordan Bardella sont des électeurs Le Pen de 2022, 14% sont des électeurs d’Éric Zemmour, 6% des électeurs d’Emmanuel Macron et 5% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon.

Le Rassemblement national est en train d’élargir sa base électorale, tout en conservant son socle électoral actuel : c’est un autre fait marquant de ce début de campagne.

Tableau 2. Évolution du vote des électeurs du premier tour de la présidentielle de 2022 pour les européennes de 2024
Vote, présidentielle 2022
Intention de vote, européennes 2024J.-L. MélenchonY. JadotA. HidalgoE. MacronV. PécresseM. Le PenÉ. Zemmour
LFI30%0%3%0%1%0%0%
EE-LV13%61%9%3%2%0%0%
PS27%20%78%13%2%1%0%
Renaissance2%2%1%62%11%1%1%
LR1%0%1%8%59%2%5%
RN8%1%0%5%16%86%41%
Reconquête1%0%0%1%1%3%45%
Blancs & nuls4%4%1%3%4%1%1%

Lecture : 30% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2022 envisagent de voter LFI aux européennes, 13% de voter EE-LV et 27% de voter PS.

En effet, le tableau ci-dessus nous présente cette fois-ci où sont partis les électeurs du premier tour de 2022, en particulier ceux certains d’aller voter aux européennes. Si Jordan Bardella réussit à élargir son socle électoral, il réussit en parallèle – et ce bien plus que n’importe quel autre parti – à conserver la base électorale du RN de 2022. Ainsi, 86% des électeurs ayant voté Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle et certains d’aller voter aux européennes déclarent à l’heure actuelle vouloir voter Bardella. Cette fidélité électorale est beaucoup moins marquée dans le cas de Renaissance (62%) et, plus encore, de LFI, où seulement 30% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2022 déclarent vouloir voter Manon Aubry.

Graphique 3. Certitude du choix de vote aux prochaines européennes, en fonction du vote déclaré

Fidélité des électeurs, élargissement du socle électoral, la candidature de Jordan Bardella se distingue par un troisième aspect : la sureté du choix des électeurs – 83% des électeurs de Jordan Bardella considèrent que leur choix est définitif. À nouveau, ce chiffre est bien supérieur à celui des autres candidats : seulement 50% des électeurs de Raphaël Glucksmann considèrent que leur choix est définitif.  

Enfin, considérons un dernier point dans cette partie : les intentions de vote pour les différentes listes en fonction de la probabilité d’aller voter. Les calculs menés dans cette note jusqu’à présent, tout comme les résultats transmis au grand public par les instituts de sondage, ne portent que sur les personnes certaines d’aller voter, c’est-à-dire celles déclarant une probabilité de 10/10 de se déplacer le jour du scrutin. Néanmoins, regarder les intentions de vote chez les électeurs qui ne sont pas certains de se déplacer présente un double intérêt. D’une part, cela montre comment les scores des différents candidats peuvent évoluer si d’autres électeurs se mobilisent d’ici la date butoir du 9 juin prochain. D’autre part, cela montre le poids symbolique dont bénéficient tel ou tel parti, même auprès d’électeurs ne souhaitant pas se déplacer.

Graphique 4. Intention de vote aux prochaines élections européennes,
en fonction de la certitude de se déplacer le jour du scrutin

Lecture : 51% des Français déclarant une intention de 1/10 de se déplacer le jour du scrutin voteraient Jordan Bardella s’ils se déplaçaient effectivement.

Une plus grande mobilisation de l’électorat n’aurait ainsi pas d’influence négative sur le vote Bardella. Plus encore, chez les Français a priori certains de ne pas se déplacer (ceux indiquant une note allant de 0 à 4), le vote Bardella atteindrait des scores impressionnants, dépassant même la barre des 40%. Ces chiffres montrent ainsi que, si des réserves de voix existent chez les abstentionnistes, elles se situent davantage du côté de l’extrême droite. Pour certains candidats, les réserves – comparées – de voix sont plus minces si la participation venait à s’accroître, c’est le cas notamment pour François-Xavier Bellamy, pour Valérie Hayer et pour Raphaël Glucksmann, pour qui les intentions de vote déclinent globalement lorsque la certitude d’aller voter baisse. Cela pourrait être un point d’inquiétude pour la campagne de Raphaël Glucksmann, tant il fait actuellement jeu égal avec Marie Toussaint et Manon Aubry chez les électeurs déclarant aujourd’hui une probabilité de 7/10 ou de 8/10 d’aller voter. Il est même dépassé par ses deux concurrentes de gauche chez les électeurs déclarant une probabilité de 6/10 d’aller voter.

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L’électorat par sous-catégorie

Le graphique 5 nous montre tout d’abord comment l’âge, ou la génération, est un facteur important du vote pour les différents candidats.

Graphique 5. Intentions de vote aux prochaines élections européennes, en fonction des catégories d’âge

Lecture : 23% des Français de 70 ans et plus certains d’aller voter déclarent vouloir voter Jordan Bardella le 9 juin.

Premier point marquant, Jordan Bardella est en tête dans toutes les catégories d’âge, hormis chez les plus de 70 ans. Si le candidat d’extrême droite réalise ses meilleurs scores au cœur de la vie active, sa capacité à « ratisser large », et notamment chez les jeunes générations, est un point extrêmement préoccupant. D’autres dynamiques sont également perceptibles : plus l’âge des répondants augmente, plus le vote pour Valérie Hayer augmente, un phénomène inverse à celui constaté pour Marie Toussaint et Manon Aubry. Les intentions de vote pour Raphaël Glucksmann sont plus équilibrées, même si elles ont tendance à légèrement augmenter avec l’âge.

Graphique 6. Intentions de vote aux prochaines élections européennes, en fonction du niveau de diplôme

Lecture : 48% des Français dont le diplôme le plus élevé est un CAP ou un BEP et qui sont certains d’aller voter déclarent vouloir voter Jordan Bardella le 9 juin.

De manière assez traditionnelle, le niveau de diplôme a une influence majeure sur le vote pour le Rassemblement national (graphique 6) : alors que Jordan Bardella culmine à 48% chez les CAP/BEP, il n’obtiendrait que 16% du vote des bac+5 et plus. Néanmoins, ce n’est que chez les plus diplômés qu’il n’est pas en première position, étant devancé par Valérie Hayer et Raphaël Glucksmann. On constate également un phénomène propre à la gauche : les intentions de vote pour Manon Aubry, Marie Toussaint et Raphaël Glucksmann augmentent globalement à mesure que le niveau de diplôme s’accroît. La difficulté des listes de gauche à recueillir des scores importants chez les moins diplômés est bien une préoccupation majeure.

Graphique 7. Intentions de vote aux prochaines élections européennes, en fonction du revenu mensuel net du foyer

Lecture : Chez les Français appartenant à un foyer dont le revenu mensuel net est inférieur à 750 euros, les intentions de vote pour Jordan Bardella atteignent 41%.

La dynamique en termes de niveaux de revenu est également extrêmement intéressante à analyser (graphique 7). Les intentions de vote pour Jordan Bardella déclinent à mesure que le niveau de revenu augmente, c’est à nouveau une dynamique classique. Mais il faut immédiatement contrebalancer ce point : le candidat du Rassemblement national reste extrêmement fort jusqu’à des niveaux de revenu particulièrement élevés : ce n’est que chez les électeurs dont le foyer possède un revenu mensuel net supérieur à 5 000 euros qu’il n’est plus en première position. Si la dynamique de Jordan Bardella est bien inverse à celle observée pour Valérie Hayer, ce n’est plus au sein des classes moyennes que le croisement des courbes se réalise, mais uniquement dans les strates les plus aisées de la population.

Conclusion

Plusieurs mois de campagne nous séparant encore des élections européennes, de nombreuses choses peuvent encore se passer et ce spécialement en présence d’un électorat marqué par une forte volatilité. Néanmoins, trois points sont déjà à souligner.

  1. Même si les prévisions de l’abstention ne sont actuellement pas catastrophiques, comparées aux précédentes élections européennes, 56% des Français ne sont toujours pas certains d’aller voter. En plus de cela, la population est particulièrement peu intéressée par le scrutin à venir. Cette conjonction entre de faibles niveaux de participation électorale et un faible intérêt pour le scrutin, même chez les électeurs certains de se déplacer, laisse craindre le passage de la France dans une véritable « démocratie de la désillusion ».
  2. À gauche, la dynamique de la campagne Glucksmann et la structure de son potentiel électorat synthétisant les déçus de Macron et les déçus de Mélenchon pourraient être à même de reconstruire une social-démocratie mal en point et d’engendrer de nouveaux rapports de force à gauche. Néanmoins, ces équilibres sont encore largement susceptibles de changer, tant une large partie de l’électorat de gauche ne considère pas à l’heure actuelle que son choix de vote est définitif.
  3. Enfin, les intentions de vote mesurées pour Jordan Bardella sont profondément inquiétantes à une multitude de niveaux. Le candidat du Rassemblement national réussit le tour de force de conserver le socle électoral du RN tout en l’élargissant encore davantage. C’est une conclusion similaire que l’on peut tirer de l’étude sociologique de son électorat : si les forces du RN sont conservées (notamment chez les actifs au milieu de la vie active), les faiblesses sont considérablement amoindries. Ce n’est plus désormais qu’au sein de quelques poches de la population – tout à fait restreintes par ailleurs – que le RN n’est pas en tête.

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