La dédiabolisation de Marine Le Pen est-elle effective ? Qui sont les Français qui ont désormais une bonne opinion d’elle ? Dans cette nouvelle note de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, Antoine Bristielle, son directeur, analyse le comportement des « switchers », ces électeurs qui jugent plus favorablement Marine Le Pen à l’issue de la campagne présidentielle de 2022, et montre l’impact que cette dédiabolisation peut avoir dans les urnes.
Depuis de nombreux mois maintenant, les différentes enquêtes d’opinion dressent le même constat : Marine Le Pen, et même plus globalement le Rassemblement national, sont de plus en plus « dédiabolisés1Clément Guillou, « Le Rassemblement national et Marine Le Pen accélèrent leur normalisation dans un climat favorable au populisme », Le Monde, 7 décembre 2023. ».
Par ce terme de dédiabolisation, il faut entendre deux choses. D’une part, les traits d’image négatifs, les « stigmates », autrefois accolés au Rassemblement national (RN) sont en forte diminution. On le constate largement sur le graphique 1. La part de Français jugeant que le Rassemblement national est un parti d’extrême droite est passée de 78% en 2015 à 66% aujourd’hui, la part de ceux trouvant que le RN est un parti dangereux pour la démocratie est passée de 60% à 52% sur la même période et – enfin – seulement 50% des Français jugent que le RN est un parti xénophobe, alors qu’ils étaient encore 61% à le penser en 2015.
Graphique 1. Évolution des traits d’image négatifs associés au Rassemblement national2Baromètre Fractures françaises, Ipsos pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès 2015-2023.
D’autre part, les traits d’image positifs du Rassemblement national sont en forte augmentation (graphique 2). La part de Français jugeant que le RN est un parti proche de leurs préoccupations a augmenté de 8 points, passant de 32% en 2015 à 40% aujourd’hui. La dynamique est similaire concernant la capacité prêtée au Rassemblement national de gouverner le pays, passant de 31% en 2015 à 44% aujourd’hui. Enfin, si en 2020 seulement 27% des Français trouvaient que la société prônée par le RN était globalement celle dans laquelle ils souhaitaient vivre, cette impression est désormais partagée par 36% de nos concitoyens.
Graphique 2. Évolution des traits d’image positifs associés au Rassemblement national3Ibid.
Dans cette note, nous ne cherchons pas à revenir sur les causes de la dédiabolisation du Rassemblement national, ni même à comparer l’image du Rassemblement national avec d’autres partis politiques. Nous cherchons plutôt à déterminer si cette dédiabolisation, cette amélioration de l’image du RN est de nature à créer des effets politiques. Pour le dire autrement, doit-on craindre que cette dédiabolisation du Rassemblement national se corrèle à un raz-de-marée bleu marine lors des prochaines échéances électorales ?
Ce lien entre l’image d’un parti ou d’un candidat et son succès électoral est en effet loin d’être automatique. Prenons l’exemple de Fabien Roussel, dont 46% des Français ont une bonne opinion. Il est d’ailleurs cinquième, dans le classement des personnalités politiques préférées des Français4Ifop pour Fiducial, Paris Match et Sud Radio, Le tableau de bord des personnalités politiques, 6 décembre 2023.. À côté de cela, la liste du Parti communiste culmine à 3% d’intentions de vote pour les prochaines élections européennes5Elabe pour BFMTV et La Tribune dimanche, Les Français et les élections européennes 2024, 13 janvier 2024.. Autre exemple : pendant longtemps, Europe Écologie-Les Verts (EE-LV) a été le parti politique bénéficiant de la meilleure image auprès des Français6Ibid., sans que cela entraîne des résultats à la mesure de ces chiffres, notamment au moment des différentes élections présidentielles.
Pour répondre à cette question, nous pouvons revenir à la précédente élection présidentielle. Les données panélisées – permettant de suivre le comportement d’un électeur au fil du temps – collectées à l’époque par l’institut Ipsos pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès avaient montré une amélioration substantielle de l’image de Marine Le Pen entre octobre 2021 et mars 2022 sur un point en particulier : la croyance dans le fait qu’elle avait « l’étoffe d’une présidente », chiffre passant ainsi de 30% à 39%. C’est sur le comportement électoral de ces 9% de Français ayant dédiabolisé Marine Le Pen au fil de la campagne que nous nous focalisons dans les lignes suivantes. Ces données panélisées sont d’une aide précieuse pour répondre à notre question, puisqu’elles permettent de suivre un électeur dans le temps et de voir comment son comportement individuel évolue au fil d’une campagne.
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Abonnez-vousLes nouveaux profils de la dédiabolisation
Dans cette partie, nous cherchons à déterminer les caractéristiques sociales et politiques des 9% d’électeurs qui ont dédiabolisé Marine Le Pen au cours de la campagne de 2022. Nous comparons le profil de ces « switchers », ces nouveaux profils de la dédiabolisation, avec « les fidèles de la dédiabolisation », c’est-à-dire ceux qui avaient une bonne image de la candidate du RN au début de la campagne de 2022 et qui en avaient toujours une bonne à la fin7Enquête électorale, Ipsos pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès, 2021-2022..
Graphique 3. Structure selon l’âge des profils qui, historiquement, dédiabolisaient Marine Le Pen vs des nouveaux profils qui la dédiabolisent
Lecture : 28% des individus qui historiquement ne diabolisaient pas Marine Le Pen ont entre 35 et 49 ans.
Comme on le voit sur le graphique 3, le profil en termes d’âge des fidèles de la dédiabolisation diffère assez largement des nouveaux profils qui dédiabolisent Marine Le Pen : ces derniers sont bien plus âgés. Alors qu’historiquement, c’était au cœur de la vie active que Marine Le Pen rassemblait (28% de 35-49 ans et 21% de 50-59 ans), les nouveaux profils qui dédiabolisent le RN sont plus âgés : ils sont 19% à avoir entre 60 et 69 ans et 25% à avoir 70 ans et plus.
Cette dynamique du RN au sein d’un électorat plus âgé se retrouve également lorsque l’on s’intéresse aux catégories socio-professionnelles (graphique 4). Alors qu’historiquement, les profils qui dédiabolisaient Marine Le Pen étaient des retraités à 27%, ce chiffre monte à 35% au sein des nouveaux profils qui la dédiabolisent. Une autre dynamique est également remarquable : la capacité de Marine Le Pen à améliorer son profil en dehors de son socle électoral habituel composé de classes populaires. Les nouveaux profils qui la dédiabolisent proviennent davantage des professions intermédiaires qu’auparavant (17% contre 15%) et également des cadres supérieurs (8% contre 6%).
Graphique 4. Structure selon la catégorie socioprofessionnelle des profils qui, historiquement, dédiabolisaient Marine Le Pen vs des nouveaux profils qui la dédiabolisent
Lecture : 15% des individus qui historiquement ne diabolisaient pas Marine Le Pen ont une profession intermédiaire.
Si Marine Le Pen réussit à moins inquiéter un électorat plus aisé, cela est également le cas en termes de niveau de diplôme (graphique 5).
Graphique 5. Structure selon le plus haut niveau de diplôme, des profils qui, historiquement, dédiabolisaient Marine Le Pen vs des nouveaux profils qui la dédiabolisent
Lecture : 27 % des individus qui historiquement ne diabolisaient pas Marine Le Pen ont au maximum leur bac.
Alors qu’historiquement Marine Le Pen inquiétait beaucoup moins chez les Français ayant un niveau d’éducation assez faible (25 % de CAP, BEP et 27 % de Bac), c’est désormais au sein des catégories de la population ayant un niveau d’éducation plus élevé qu’elle réussit à moins inquiéter (17 % de Bac +3/4, et 12 % de Bac +5 et plus).
Graphique 6. Structure selon la proximité à un parti politique, des profils qui, historiquement, dédiabolisaient Marine Le Pen vs des nouveaux profils qui la dédiabolisent
Lecture : 48 % des individus qui historiquement ne diabolisaient pas Marine Le Pen se disent proches du Rassemblement national.
Enfin, regardons le profil politique de ceux qui, historiquement, dédiabolisaient Marine Le Pen, par rapport au profil des nouveaux électeurs qui la dédiabolisent (graphique 5). Alors qu’historiquement, la dédiabolisation était très fortement corrélée à une proximité assumée avec le Rassemblement national (49%), c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Ainsi, 12% des Français qui ne diabolisent plus Marine Le Pen se disent proches de Renaissance, 17% de Reconquête et 22% des Républicains. La capacité de Marine Le Pen à dépasser son socle électoral et à rassurer, notamment dans le reste de la droite et du centre droit, est un élément marquant dont il faut mesurer toute la portée.
L’influence de la dédiabolisation du RN sur le vote
Dans cette partie, nous cherchons à déterminer l’effet de la dédiabolisation de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Pour ce faire, nous avons séparé notre échantillon en trois catégories :
- les Français qui diabolisaient la candidate du Rassemblement national au début et à la fin de la campagne ;
- les Français qui ne diabolisaient Marine Le Pen ni au début ni à la fin de la campagne ;
- et enfin les Français qui diabolisaient Marine Le Pen au début de la campagne mais qui ne la diabolisaient plus à la fin. Ce sont ces « switchers » qui nous intéressent tout particulièrement.
Graphique 7. Vote au premier tour de la présidentielle de 2022 en fonction de la dédiabolisation de Marine Le Pen
Lecture : 44 % des électeurs qui diabolisaient Marine Le Pen au début et à la fin de la campagne ont voté Emmanuel Macron.
Comme on le constate sur le graphique 3, l’image prêtée à la candidate du Rassemblement national est un puissant déterminant du vote. Chez les électeurs qui l’ont toujours diabolisée, seulement 3% ont voté pour elle au premier tour de la présidentielle. Au contraire, ceux qui ne la diabolisaient pas, ni au début ni à la fin de la campagne, ont finalement voté pour elle à 66%. Enfin chez les « switchers », c’est-à-dire ceux qui avaient une mauvaise vision d’elle au début de la campagne mais une bonne à la fin, 31% se sont reportés sur sa candidature, un chiffre 8 points plus élevés que sa moyenne nationale.
Mais les effets de la dédiabolisation sont encore plus visibles au second tour de la présidentielle (graphique 7).
Graphique 8. Vote au second tour de la présidentielle de 2022 en fonction de la dédiabolisation de Marine Le Pen
Lecture : 65 % des électeurs qui ont dédiabolisé Marine Le Pen au fil de la campagne ont voté pour elle au second tour.
Au second tour de la présidentielle, les effets de la diabolisation et de la dédiabolisation de Marine Le Pen sont fortement cristallisés. Ceux qui la diabolisaient au début comme à la fin de la campagne ont voté Emmanuel Macron à 89%. À l’exact opposé, ceux qui ne la diabolisaient ni au début et ni à la fin de la campagne ont voté pour elle à 90%. Enfin, concernant nos fameux « switchers », ceux qui avaient une image négative de Marine Le Pen au début de la campagne mais une image positive à la fin de la campagne, ils ont voté pour elle à 65%, un chiffre 24 points supérieur à sa moyenne nationale.
Or, de manière plus spectaculaire encore, ces « switchers » n’avaient voté pour Marine Le Pen qu’à 37% au second tour de la présidentielle de 2017, quand ils la « diabolisaient » encore. L’amélioration des traits d’image de Marine Le Pen se corrèle donc bien à une augmentation du vote en sa faveur, et surtout dans une perspective de second tour.
Ce sont là des résultats extrêmement importants que nous mettons en lumière : quand la diabolisation de Marine Le Pen est un frein immense au vote en sa faveur, l’amélioration de son image se corrèle de manière tout à fait spectaculaire à un vote massif pour elle. Dans ces conditions, la nette amélioration des traits d’image de Marine Le Pen et du RN depuis 2022 a de quoi inquiéter lorsque l’on se projette vers les prochaines échéances électorales.
Les facteurs qui influent sur le choix électoral final
Ainsi, entre le début et la fin de la campagne de 2022, 9% du corps électoral a dédiabolisé Marine Le Pen. S’ils ont – comme nous venons de le dire – largement voté pour elle au second tour, ce n’est néanmoins pas le cas de la totalité de ces « switchers » : si l’on prend en compte cette fois-ci l’abstention et le vote blanc, 50% des « switchers » ont voté Marine Le Pen au second tour, 27% ont voté Emmanuel Macron et 23% se sont abstenus ou ont voté blanc.
Dans cette partie, nous cherchons à comprendre quels sont les facteurs qui ont déterminé le vote de ces « switchers ». Pour ce faire, nous ne pouvons pas nous baser sur de simples statistiques descriptives mais nous utilisons une procédure statistique plus complexe appelée régression logistique multinomiale. Cette procédure permet d’effectuer un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs » : lorsque l’on prend deux « switchers » tout à fait identiques en termes d’âge, de niveau de diplôme, de catégorie socio-professionnelle, de sexe…, quels sont les facteurs qui vont faire qu’un va voter Emmanuel Macron et l’autre va voter Marine Le Pen ?
Nous avons ainsi testé une pluralité de variables :
- l’opinion sur les questions migratoires ;
- la volonté d’avoir un État fort et protecteur ;
- le degré de populisme ;
- la satisfaction de sa vie menée ;
- le sentiment vis-à-vis de l’Union européenne ;
- l’aspect stratégique du vote, soit l’impression que Marine Le Pen peut gagner l’élection ;
- ainsi que toutes les variables sociologiques évoquées dans le paragraphe précédent.
Nos résultats sont particulièrement évocateurs. Aucune variable sociologique n’a d’influence sur le vote final de ceux qui ont dédiabolisé Marine Le Pen, de même pour la satisfaction de la vie menée. Le degré de populisme n’a également aucune influence et la volonté d’avoir un État « qui protège » n’a qu’une influence marginale. Au final, ce sont trois éléments qui ont expliqué le vote de ceux qui ont dédiabolisé Marine Le Pen au cours de la campagne.
L’opinion sur l’immigration
Toutes choses égales par ailleurs, le fait de trouver qu’il y a trop d’immigrés en France augmente de 30% la probabilité de voter pour Marine Le Pen.
L’opinion sur l’Europe
Toutes choses égales par ailleurs également, le fait d’avoir une bonne opinion de l’Union européenne augmente de 22% la probabilité de voter Emmanuel Macron, toujours chez ces citoyens ayant dédiabolisé Marine Le Pen au fil de la campagne.
Le vote stratégique
Enfin, il ne faut pas négliger l’aspect stratégique dans le vote. Toutes choses égales par ailleurs encore, chez ces Français ayant dédiabolisé Marine Le Pen, le fait de croire qu’elle allait remporter l’élection augmente de 180% la probabilité de voter pour elle.
Conclusion
Que retenir de cette étude ?
En premier lieu, nous devons regarder la situation avec pragmatisme et inquiétude : la dédiabolisation de Marine Le Pen touche de nouveaux profils, plus âgés, plus instruits et provenant de la droite classique, voire du centre droit. Cette dédiabolisation produit également des effets majeurs dans l’isoloir. Plus encore, c’est bien chez ceux qui considèrent que la candidate du Rassemblement national a de fortes chances de remporter l’élection que le vote en sa faveur est le plus important. On peut donc craindre un effet boule de neige : plus Marine Le Pen se rapprochera de l’Élysée dans les sondages, plus ceux qui la dédiabolisent seront tentés de voter pour elle.
En second lieu, lorsque la digue de la diabolisation a sauté, il existe d’autres pare-feu entre Marine Le Pen et le pouvoir. D’une part, même si les questions européennes ne sont pas jugées prioritaires aux yeux des Français, l’attachement à l’Union européenne est toujours un frein majeur au vote pour l’extrême droite. D’autre part, les attitudes favorables à l’immigration préviennent toujours d’un vote vers l’extrême droite, même chez ceux qui ont une meilleure image de ce parti. L’Europe et l’immigration sont donc des enjeux particulièrement clivants pour des électeurs tentés par le vote pour le Rassemblement national. Dans ces conditions, il appartient aux autre partis politiques de se positionner sur deux dimensions. Tout d’abord, il s’agit de rappeler aux électeurs que, même sous ses aspects plus policés, le discours et le positionnement du Rassemblement national restent toujours profondément eurosceptiques. Ensuite, même si l’immigration est un sujet qui inquiète une grande partie des électeurs, rappeler à quel point le positionnement du FN/RN sur les questions migratoires s’est construit sur de la xénophobie pure et simple est également un moyen efficace de prévenir le vote pour ce parti d’extrême droite.
- 1Clément Guillou, « Le Rassemblement national et Marine Le Pen accélèrent leur normalisation dans un climat favorable au populisme », Le Monde, 7 décembre 2023.
- 2Baromètre Fractures françaises, Ipsos pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès 2015-2023.
- 3Ibid.
- 4Ifop pour Fiducial, Paris Match et Sud Radio, Le tableau de bord des personnalités politiques, 6 décembre 2023.
- 5Elabe pour BFMTV et La Tribune dimanche, Les Français et les élections européennes 2024, 13 janvier 2024.
- 6Ibid.
- 7Enquête électorale, Ipsos pour Le Monde et la Fondation Jean-Jaurès, 2021-2022.