Le spécialiste de la vie politique italienne Marc Lazar, directeur du Centre d’histoire de Sciences Po, analyse les résultats des élections municipales du 19 juin 2016 qui ont vu la victoire du Mouvement 5 étoiles à Rome et à Turin.
Comment analysez-vous la victoire du Mouvement 5 étoiles à Rome et à Turin lors des élections municipales en Italie ? Quelles conséquences pour le Parti démocrate de Matteo Renzi ?
Je crois que ces élections municipales en Italie se sont d’abord caractérisées par un très fort taux d’abstention au premier tour mais surtout au second. Dans les villes de plus de 15 000 habitants, les électeurs, appelés à choisir entre deux candidats, sont restés chez eux pour beaucoup d’entre eux, ce qui montre une certaine désaffection à l’égard de l’offre politique.
Le deuxième enseignement est que le Parti démocrate de Matteo Renzi a manifestement subi une lourde défaite, éclatante à Rome et à Turin, mais aussi dans beaucoup de villes de province. Il a reculé et il a perdu beaucoup de villes intermédiaires.
Le centre-droit, que l’on disait dans un état lamentable, a résisté de manière un peu surprenante et, lorsqu’il est uni avec la Ligue du Nord d’un côté et les forces modérées de Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, de l’autre, il a obtenu des résultats plutôt bons. Reste que cette droite italienne est très divisée entre deux stratégies : l’une de radicalisation, suivie par la Ligue du Nord et très inspirée par le Front national en France et Marine Le Pen en particulier, et une autre aile beaucoup plus modérée. Ce dilemme stratégique devra être résolu à l’avenir par le centre-droit.
Et puis il y a évidemment le résultat du Mouvement 5 étoiles, qui a gagné quelques villes, dont des chefs-lieux de province (l’équivalent des départements en France), et qui a obtenu des résultats spectaculaires à Rome et à Turin. Et je crois que ça mérite de réfléchir sur ce résultat.
Il est lié à des circonstances locales différentes selon les endroits. Rome est une ville en perdition : il y a une grande dégradation de la ville, les transports fonctionnent très mal, le ramassage des déchets aussi. La mairie a été occupée récemment par un maire du Parti démocrate, Ignazio Marino, qui voulait changer beaucoup de choses, qui s’est montré incapable de le faire et qui a été évincé, exfiltré, par Matteo Renzi ; et puis il y a des scandales monumentaux qui ont éclaté, Mafia Capitale, qui touche aussi le Parti démocrate. Le résultat était prévisible. C’était prévisible d’autant plus que le centre-droit n’avait pas réussi à se mettre d’accord sur un candidat. Virginia Raggi, candidate du Mouvement 5 étoiles, l’emporte donc, et très largement. C’est cette proportion qui est inattendue.
Turin est un cas différent. On considère que la ville de Turin, qui était depuis vingt-trois ans aux mains du centre-gauche, était bien gérée par une figure symbolique, Piero Fassino, un des fondateurs du Parti démocrate et un ancien dirigeant communiste, un homme extraordinairement ouvert. Et la candidate du Mouvement 5 étoiles a gagné en faisant une campagne sur les jeunes, sur la précarité, en direction des périphéries et avec une politique d’accueil en direction des immigrés. Et donc on a deux cas différents : deux très grandes villes, l’une capitale du pays et l’autre capitale du Piémont.
Comment expliquer ce succès du Mouvement 5 étoiles ? Je crois qu’il y a beaucoup d’explications possibles. D’abord, le profil des candidates : des femmes dans un milieu très masculin, des jeunes de moins de 40 ans (37 ans pour Virginia Raggi, 32 ans pour Chiara Appendino) dans un pays gérontocratique, des femmes avec un haut niveau d’instruction, très bien formées scolairement (Virginia Raggi est avocate, Chiara Appendino a été formée à la prestigieuse université de Milan, la Bocconi, et est chef d’entreprise), elles ont une petite expérience politique (Chiara Appendino était conseillère communale depuis cinq ans)… Elles apparaissent comme neuve politiquement et répondent à l’aspiration d’honnêteté, de transparence, de changement, de nouveauté que réclament beaucoup d’électeurs italiens.
Le Mouvement 5 étoiles est un mouvement très composite, on le qualifie très souvent de « populiste ». Il est populiste au sens où il rejette toute la classe politique, tous les partis politiques. C’est très connu : Beppe Grillo, qui l’avait formé, avait employé une expression terrible : « vaffan… », qui est très vulgaire en italien. Il y a une dimension populiste de ce mouvement qui oppose le peuple aux élites, qui considère que le peuple est porteur de vérité, qui rejette la classe politique, l’ensemble des partis, l’establishment, mais aussi l’Europe et l’euro. Et en même temps, c’est un mouvement qui se veut démocratique, justement par l’intermédiaire des réseaux sociaux, qui attire beaucoup de jeunes, qui joue beaucoup de la transparence, de l’horizontalité, tout en étant dirigé par quelques personnes qui n’hésitent pas à exclure le moindre dissident.
Ces propositions sont très composites, très hétérogènes. C’est un mouvement qui pourrait être qualifié « de gauche » lorsqu’il réclame le revenu minimum de citoyenneté et des tas de mesures sociales, de gauche « post-moderne » lorsqu’il propose des mesures de protection de l’environnement, de la gestion publique de l’eau, qui a même une perspective de décroissance inspirée par le philosophe Serge Latouche. En revanche, sur l’immigration, il a une position vraiment très dure, et d’ailleurs Virginia Raggi a une position très ambiguë, très ambivalente, sur ce qu’elle appelle le « dépassement » des camps de Roms, de Romanichels, sans que l’on sache vraiment ce que ça veut dire. Les réactions sur les réseaux sociaux que j’ai observées immédiatement après son élection à Rome montrent que beaucoup de gens disent : « avec toi Virginia on sera débarrassé des immigrés et des pauvres dans le centre de Rome ». Inversement, son homologue à Turin a une politique d’ouverture. C’est un mouvement qui ratisse large, qui est présent sur tout le territoire, qui a un grand succès auprès des jeunes et qui va maintenant défier Matteo Renzi.
Matteo Renzi apparaissait en Italie comme le leader neuf, il a beaucoup joué de sa posture d’outsider, de nouveau, qui voulait faire la « rottamazione », c’est à dire la « mise à la casse » de la classe politique. Très provocateur, il faisait ce que j’appelle du « populismo-centrisme ». Au niveau de toute la gauche européenne, il y avait un immense intérêt pour Matteo Renzi comme une figure de référence. Il a fait une série de mesures, une série de réformes, beaucoup de réformes, dont la réforme du « Jobs act », du marché du travail, qui n’a pas provoqué les mêmes réactions qu’en France. Il a créé des emplois, et pourtant, un profond malaise social persiste en Italie. Il y a une situation de profonde inégalité, une situation de pauvreté qui ne s’est pas dissipée. Matteo Renzi paye cela.
Il paye aussi d’avoir fortement personnalisé son parti, le Parti démocrate. Il est en effet à la fois Président du conseil et secrétaire de son parti. Il s’en est peu occupé, ce qui fait que le parti est de moins en moins présent sur le territoire, de moins en moins lié à la société, parce qu’il a tout joué sur sa personne. C’est d’ailleurs le paradoxe du leader dans la démocratie de l’opinion : il est fort dans un premier temps, mais dès qu’il enregistre une défaite il est très affaibli, et c’est le cas aujourd’hui de Matteo Renzi.
Il a une échéance qui va arriver très vite : au mois d’octobre, il a convoqué un référendum pour confirmer la réforme constitutionnelle très ambitieuse qu’il a fait adopté par le Parlement, et qui vise à réduire le pouvoir du Sénat, à réduire le nombre de sénateurs (ils ne seront plus que 100), qui seront sans indemnités rémunératrices et auront un pouvoir très réduit. C’est une réforme très importante. Mais ce qu’il découvre à l’issue de ces élections municipales, il le pressentait mais c’est désormais certain, c’est qu’il y a une sorte de coalition qui est en train de se former avec un seul objectif : le battre. Par conséquent, nous avons des gens du Mouvement 5 étoiles, de la Ligue du Nord, de la droite, même de la gauche de la gauche qui ont voté – toutes les études électorales le montrent – à Turin comme à Rome pour le candidat du Mouvement 5 étoiles pour sanctionner le parti démocrate et sanctionner Matteo Renzi. Le référendum ne sera pas seulement sur la réforme constitutionnelle, il sera aussi sur Matteo Renzi. Il avait d’ailleurs dit dans un premier temps qu’il mettrait sa démission en jeu. Et puis il s’est rendu compte de son erreur, a fait un peu marche arrière depuis, mais la dynamique est partie et il continuera de dire que s’il perd, il abandonnera la présidence du conseil et retournera dans sa Florence chérie.
Reste que l’on a un enjeu très important et qui fait réfléchir sur la manière de réformer nos sociétés et de contrer des mouvements populistes comme l’est le Mouvement 5 étoiles. Pour finir, c’est ça maintenant la grande question : le Mouvement 5 étoiles a eu beaucoup de parlementaires en 2013, mais beaucoup d’entre eux ont été exclus parce qu’ils ne respectaient pas les consignes du directeur du mouvement. Il a conquis la ville de Parme, mais, à peine élu, le maire a été exclu. Il a obtenu la ville de Livourne lors d’une précédente élection municipale. Il est maintenant à la tête de Turin et de Rome, on va voir si ce mouvement, qui est si apte à critiquer les autres partis, est capable de gouverner véritablement ces villes, de mettre en pratique toutes ces bonnes dispositions qu’il prétend vouloir faire. C’est l’épreuve de vérité pour lui, et c’est peut-être le point de force de Matteo Renzi, qui est absolument convaincu que Virginia Raggi va se casser très rapidement la figure à Rome et, par conséquent, s’il gagne le référendum, il pourrait gagner les élections politiques de 2018.