Jean Jaurès en « Rhône-Alpes ». Présence et mémoires

À travers une véritable enquête sur la venue de Jean Jaurès au cœur d’un territoire, Catherine Moulin le suit pas à pas et nous le fait découvrir dans Jean Jaurès en « Rhône-Alpes ». Présence et mémoires (Arbre bleu éditions), un ouvrage préfacé par Gilles Candar et postfacé par Gérard Lindeperg, vice-président de la Fondation et ancien député de la Loire. Lors d’un entretien conduit par l’historien Benoît Kermoal, l’auteure revient sur l’action politique globale de Jaurès, à toutes les échelles, évoquant sa mémoire de la fin du XIXe siècle à l’hommage national à Samuel Paty accompagné de la lecture d’un de ses textes emblématiques.

Jaurès en Rhône-Alpes : l’entretien en podcast

Retrouvez la synthèse de l’échange :

Catherine Moulin nous emmène avec Jaurès en Rhône-Alpes, dans sa trentaine de déplacements effectués entre 1893 et 1914. Pourquoi cette région ? La raison première est la popularité du dernier discours de Jaurès, qui se déroule en juillet 1914 dans le quartier lyonnais de Vaise. Ce fameux discours fait date, puisque c’est son dernier, mais aussi en raison de son thème saillant pour la postérité, à savoir la lutte contre la guerre qui vient. En outre, on compte dans la région Rhône-Alpes de nombreux quartiers ouvriers, de nombreuses zones industrielles en plein développement dans une France encore majoritairement rurale. Cette approche « au ras du sol », cette analyse « par le bas » permet en sus un déplacement de l’étude du socialisme au local, ici illustré par les divers déplacements de Jaurès lors de meetings ou de réunions publiques. Ces interventions discursives de Jaurès rencontrent beaucoup de succès dans ce bassin ouvrier, d’autant plus lorsqu’il se déplace dans des petites villes où l’on voit rarement des hommes politiques aussi importants que le natif du Tarn. Il faut toutefois préciser que parmi sa trentaine de déplacements dans la région, plus d’un tiers se concentre uniquement dans la ville de Lyon. Ce travail repose sur une analyse d’archives conséquentes : discours de Jaurès, presse, archives de la police, archives municipales, etc.

Jean Jaurès n’a aucun lien particulier avec cette région, ce qui rend l’analyse de ses déplacements d’autant plus représentative sinon emblématique de ce qui caractérise le Jaurès orateur. Catherine Moulin nous offre une périodisation très intéressante de ses déplacements. De 1893 à 1898, c’est avant tout en député de Carmaux qu’il vient pour donner son soutien aux grévistes, notamment dans la Loire. Il apporte un appui qui se veut moral, mais aussi politique en raison de l’importance grandissante qu’il prend dans le jeu politique français. Entre 1898 et 1901, c’est avant tout un Jaurès dreyfusard qui met toute sa verve au service d’un combat républicain et humaniste face aux réactionnaires, mais également pour mettre la classe ouvrière devant la réalité de ce qui se passe avec le capitaine déchu de ses fonctions, alors que d’autres socialistes comme Jules Guesde condamnent toute immixtion dans un débat « bourgeois ». Après 1901, c’est avant tout un Jaurès parangon de l’unité socialiste et ouvrière qui intervient lors de meetings.

Comme on le comprend alors avec cette périodisation, c’est un Jaurès différent qui peut apparaître selon les contextes nationaux et politiques. Aussi, il sera tout autant invité par d’authentiques républicains, plus attachés à la Carmagnole qu’à l’Internationale, que par des fédérations socialistes, au demeurant concurrentes, qu’elles soient guesdistes, allémanistes ou indépendantes. Jaurès ne s’immisce jamais dans les débats locaux, en réalité il profite de ces déplacements pour évoquer les enjeux saillants du moment. Aussi en 1904 lorsqu’il tient un discours lors de l’inauguration de la bourse du travail de Saint-Étienne, il consacre une grande partie de son intervention au conflit russo-japonais. Certains thèmes reviennent régulièrement, d’autant plus lors de la troisième période repérée par l’auteure, comme ceux de l’unité socialiste ou de l’organisation du prolétariat.

Ce livre consacre également l’étude de l’organisation matérielle des meetings de Jean Jaurès, l’auteure opèrant une sorte d’anthropologie historique, inédite, des interventions du socialiste. On y trouve également une restitution de la matérialité du déplacement jaurésien, notamment à travers l’importance du train.

La réception des discours de Jaurès, quant à elle, nous en apprend beaucoup sur la façon dont l’auditoire, mais également la presse, les appréhendait. Le talent rhétorique de Jaurès jouait pour beaucoup dans le succès de ses interventions, et c’est pourquoi s’y retrouvaient parfois des opposants venus simplement écouter le verbe du tribun. La presse, quant à elle, restitue certes une partie des discours, mais se focalise aussi énormément, à une époque où les photographies étaient quasiment absentes des journaux, sur une description physique très précise de l’homme du Tarn. Toutefois, l’auteure va au-delà de l’étude de la réception directe de Jaurès, en proposant par la suite une analyse des mémoires jaurésiennes dans la région Rhône-Alpes, une analyse de ce que Vincent Duclert nomme la « vie posthume de Jaurès ». On retrouve ainsi, quelques temps après sa mort en 1914, des bustes de Jaurès dans les mairies, des rues Jean Jaurès ou encore des effigies dans l’espace public, visibles de tous. On honore ainsi différents Jaurès : le socialiste, le défenseur du peuple ouvrier, le républicain…

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