Après la victoire électorale du Cartel des gauches en mai 1924, le nouveau gouvernement sous la direction du radical Édouard Herriot est soutenu par les socialistes. Lors de son discours d’investiture, le nouveau chef du gouvernement insiste sur les mesures à prendre pour défendre et renforcer la laïcité. Dans cette note, Benoît Kermoal explique pourquoi ces nouvelles dispositions vont rencontrer l’hostilité d’une grande partie de la population, entraînant un échec cuisant pour le gouvernement l’année suivante. Face à l’adversité, la SFIO doit ensuite renforcer son corpus doctrinal pour mieux prendre en compte la défense laïque dans ses revendications.
L’accord électoral qui entraîne la victoire du Cartel des gauches en mai 19241Antoine Jourdan, 1924, l’élection du cartel des gauches : la SFIO entre traditions politiques et pouvoirs du capital, Fondation Jean-Jaurès, 6 mai 2024. est basé sur quelques idées fédératrices, parmi lesquelles la laïcité a une place primordiale. Socialistes, radicaux et partisans de centre gauche (comme les républicains socialistes2Regroupant à sa création des socialistes qui n’ont pas voulu rallier la SFIO pour garder leur indépendance, les républicains socialistes se restructurent avant le Cartel des gauches et forment un groupe politique qui se situe entre les radicaux et les socialistes. Voir Yves Billard, « Un parti républicain-socialiste a vraiment existé », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°51, juillet-septembre 1996, pp. 43-55.) se retrouvent autour de la défense laïque et de la promotion de ce principe. Fortement liée à l’identité de ces familles politiques, tout comme à celle de l’électorat de gauche, la laïcité apparaît comme le ciment d’une alliance qui a pourtant des fragilités dès sa mise en place3Jean-Marie Mayeur, La Question laïque. XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1997.. C’est pourquoi lors de la présentation du programme de gouvernement quelques semaines après la victoire, plusieurs mesures sont annoncées en faveur du renforcement de la laïcité. Mais une grande partie de l’opinion en France se montre rapidement hostile et, pendant plusieurs mois, le Cartel des gauches doit faire face à une opposition grandissante qui entraîne un revirement du gouvernement : il abandonne son projet initial dans ce domaine, alors que les difficultés économiques et sociales sont par ailleurs très nombreuses. Cet échec4Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel (1924-1926), Paris, Seuil, 1977. oblige les socialistes à s’interroger sur la place de la laïcité dans leur doctrine et dans leur conception de la République. La laïcité a-t-elle besoin de nouvelles conquêtes ou faut-il simplement promouvoir la loi de 1905 ? Est-ce une idée neuve qui porte de nouvelles ambitions socialistes ou doit-on privilégier de nouvelles thématiques pour conquérir le pouvoir ? C’est à ce type de questions que doivent faire face les partisans de la SFIO dès la victoire du Cartel des gauches.
La laïcité ciment de l’alliance électorale entre socialistes et radicaux
Le 17 juin 1924, lors de son discours présentant le programme de son gouvernement, Édouard Herriot reprend les principales propositions du Cartel des gauches en insistant sur le respect des lois laïques :
« L’idée de laïcité, telle que nous la concevons, nous apparaît comme la sauvegarde de l’unité et de la fraternité nationales. Les convictions personnelles, tant qu’elles ne portent pas atteinte à la loi, nous avons l’obligation de les ignorer ; nous ne pouvons les connaître, le cas échéant, que pour les protéger. De même notre ambition est de donner à la France la paix sociale. Pour marquer nos intentions par des actes, nous procéderons tout d’abord à une série de mesures bienveillantes5Discours d’Édouard Herriot à l’Assemblée nationale, 17 juin 1924. Sur le parcours du leader radical-socialiste, Serge Bernstein, Édouard Herriot ou la République en personne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1985.. »
Pourtant, très rapidement, les réactions hostiles d’une grande partie de l’opinion publique dans tout le pays vont déstabiliser cette union de la gauche, déjà bien fragile.
En effet, l’alliance entre les partis de gauche était avant tout un accord électoral ne dépassant pas la mise en évidence de quelques principes en commun et de mesures minimales promises à l’électorat6Michel Soulié, Le Cartel des gauches et la crise présidentielle, Paris, Jean Dullis, 1974.. C’est pourquoi la SFIO, forte de ses 104 députés, apporte le soutien au gouvernement, mais sans y participer. Les radicaux, disposant d’un ensemble de 139 députés, sont donc la principale force politique au pouvoir, aidés par les républicains socialistes (44 députés) et quelques dizaines d’autres, situés au centre gauche qui apportent la majorité au gouvernement, bien que n’ayant pas participé aux listes du Cartel. Cette fragilité initiale doit être combattue grâce à quelques mesures symboliques destinées à marquer l’opinion et à souder l’alliance en s’ancrant clairement à gauche. La question laïque fait figure de catalyseur pour afficher la cohérence. Le souvenir de la défense de la République au début du XXe siècle lors du Bloc des gauches (1902-1906) et l’héritage des hommes qui ont contribué collectivement à la mise en place en 1905 de la loi de séparation des Églises et de l’État sont réactivés lors de la campagne électorale pour convaincre l’opinion. L’anticléricalisme apparaît comme un courant mobilisateur pour les plus partisans du Cartel7René Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1985. : c’est surtout fédérateur pour dénoncer l’œuvre du Bloc national qui, au pouvoir depuis 1919, a abandonné ce sujet en s’accordant les faveurs des catholiques et des conservateurs. Pour autant, rouvrir le conflit entre les « deux France8Émile Poulat, Liberté, Laïcité. La guerre des deux France et le principe de modernité, Paris, Cerf/Cujas, 1987. » était-il pertinent aux élections législatives de 1924 ?
Les mesures laïques dans le programme du Cartel des gauches
La France cartelliste est marquée par l’héritage combiste des années 1902-19069Pour une vue d’ensemble sur l’histoire de la gauche, Gilles Candar, Pourquoi la gauche ? De la Commune à nos jours, Paris, PUF, 2022.. Elle est farouchement attachée à la laïcité et bien souvent s’affiche anticléricale. Cela signifie plus particulièrement qu’elle remet en cause la politique de réconciliation menée entre 1919 et 1923 par le Bloc national, il faut pour les partisans du Cartel appliquer la loi de 1905 sur l’ensemble du territoire français, surtout en Alsace-Lorraine, qui bénéficie d’un statut dérogatoire depuis son retour dans le giron français. L’école confessionnelle existe toujours dans ce territoire qui est régi par le Concordat de 1801, cela implique que les responsables des religions catholique, protestante et juive sont reconnus et payés par l’État. De plus, des lois allemandes sont toujours en vigueur sur ce territoire, qui dispose après 1918 et le retour dans l’espace français d’un statut à part favorisant l’expression d’une volonté d’autonomie. Pour les tenants de la laïcité, une telle situation n’est plus tenable. On projette également de fermer l’ambassade de France au Vatican et de prononcer la dissolution des congrégations dont la reconstitution avait été tolérée du temps de la guerre et du Bloc national. Le gouvernement prévoit plus précisément de couper les crédits destinés au bon fonctionnement de l’ambassade dans la ville du Pape afin de ne plus entretenir de relations diplomatiques avec le Vatican. Pour les radicaux et les socialistes, il s’agit de se mettre en adéquation avec les principes républicains et de ne plus tolérer ces entorses favorisant les expressions religieuses. Mais ces mesures laïques s’accompagnent d’autres préconisations : l’École, véritable creuset où l’on apprend la République et la laïcité, doit être rénovée. C’est pourquoi il faut mettre fin aux inégalités du système scolaire en instaurant « l’école unique », c’est-à-dire un système qui associe le primaire (réservé aux classes populaires) et le secondaire (réservé aux plus aisés). Le nouveau président du Conseil l’indique également lors de son discours du 17 juin 1924 : « Nous pensons aussi que la démocratie ne sera pas complètement fondée tant que, dans notre pays, l’accession à l’enseignement secondaire sera déterminée par la fortune des parents et non, comme il convient, par le mérite des enfants10Discours d’Édouard Herriot, op. cit. Sur l’histoire des évolutions de l’école durant cette période, Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires (1789-1989), Paris, Nathan, 1990.. »
Cela s’accompagne de la volonté d’aller vers la nationalisation de l’école, et donc l’intégration des écoles privées dans un système national, qui exclurait les religieux de l’enseignement, sans pour autant installer un monopole de l’État dans l’éducation. De telles mesures sont plébiscitées par toute une partie de l’opinion, en particulier celle des instituteurs et des enseignants, qui se porte très majoritairement vers le parti radical et le Parti socialiste. Mesures laïques et mesures scolaires sont en conséquence très liées. Cela explique également que l’alliance de gauche prévoit la reconnaissance du droit syndical pour les fonctionnaires et Édouard Herriot le souligne dans son discours d’investiture : cette évolution est très importante pour les syndicats de fonctionnaires, avant tout le Syndicat national des instituteurs (SNI) et institutrices, qui jusqu’à cette date étaient illégaux en dépit de certaines largesses du pouvoir11Jeanne Siwek-Pouydesseau, Le syndicalisme des fonctionnaires jusqu’à la guerre froide, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998..
Si on analyse les programmes pour les législatives, la laïcité selon l’historien Jean-Marie Mayeur apparaît comme le troisième thème évoqué par les partisans du Cartel12Jean Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 274.. Dans les professions de foi des départements où une liste cartelliste existe (soit dans 50 départements), il n’est pas rare qu’à la défense de la laïcité soit associé un anticléricalisme offensif. Mais on doit constater que dans les départements où la SFIO va seule au combat (une vingtaine de circonscriptions), ce thème est moins fréquent, d’autres préoccupations étant prédominantes. Pour autant, durant la campagne, les partisans du Cartel voient dans la défense laïque un retour aux fondamentaux de l’idée républicaine. Toutefois, l’opinion publique se montre réservée sur le sujet et, à la surprise des cartellistes, une forte opposition s’installe dans le pays dès la victoire.
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Abonnez-vousLe rejet de la politique laïque du Cartel des gauches
Analysant cette période a posteriori, observateurs et historiens ont eu majoritairement un avis mitigé sur la politique qu’Herriot a mis en place avec le soutien des socialistes. C’est « la dernière grande flambée d’anticléricalisme en France13Jacques Le Goff et René Rémond, Histoire de la France religieuse, tome 4, XXe siècle, Paris, Seuil, 1992, p. 126. » qui se termine par un échec. Pour beaucoup, cela n’était plus adapté aux circonstances de l’époque : la Grande Guerre avait unifié le pays autour de la défense nationale et de la République, en intégrant définitivement les catholiques à l’ensemble de la population. Il n’était donc pas nécessaire de raviver les tensions et les passions du début du XXe siècle, mais au contraire de concilier l’idéal républicain et les libertés religieuses. Néanmoins, il est sans doute nécessaire d’examiner à nouveaux frais de tels points de vue. En effet, les mobilisations hostiles au Cartel de gauche ont entraîné par réaction de nouvelles pratiques militantes au sein des forces laïques, en particulier chez les socialistes. Cela les a obligés en particulier à mieux définir le rapport entre socialisme et laïcité et à constituer un corpus idéologique plus élaboré à ce sujet. Non seulement, pour reprendre les mots de Gilles Candar, « si l’on privilégie les échecs finaux, cette litanie risque de prendre un tour bien mélancolique14Gilles Candar, Pourquoi la gauche ? De la Commune à nos jours, op. cit., 2022, p. 146. », mais, de plus, cela invisibilise tout le travail d’actualisation doctrinale fait par le Parti socialiste à cette période et ne permet pas de déceler un nouveau répertoire d’actions collectives qui émerge au sein de la SFIO. Auparavant, il est nécessaire d’évoquer plus précisément la vaste mobilisation qui se met en place dès l’annonce des premières mesures laïques du Cartel des gauches.
Dès l’été 1924, de grandes mobilisations se mettent en place, tout d’abord en Alsace-Lorraine, puis dans tout le pays pour défendre les libertés religieuses et s’opposer au « laïcisme » des forces de gauche. Ces manifestations sont avant tout organisées par les milieux catholiques, vent debout contre le nouveau gouvernement. Les forces conservatrices et réactionnaires agissent également et, pour certaines, c’est l’occasion de remettre en cause l’idée même de république. Cette hostilité virulente est orchestrée par de nombreux évêques, des religieux anciens combattants puis, à l’automne, par une structure partisane qui se met en place progressivement : la Fédération nationale catholique, dirigée par le général de Castelnau15Corinne Bonafoux-Verrax, À la droite de Dieu. La Fédération nationale catholique, 1924-1944, Paris, Fayard, 2004.. Le succès de cette nouvelle organisation est très rapide et permet la mobilisation de plusieurs centaines de milliers de personnes dans toute la France. Si certains défendent avant tout les libertés religieuses et les excès de la politique cartelliste, d’autres en profitent pour condamner par exemple l’alliance entre la gauche et la franc-maçonnerie, ou bien encore l’idéal républicain et la laïcité en elle-même. Ces expressions hostiles s’accompagnent aussi d’une montée en puissance de l’extrême droite, qui pour une partie non négligeable regarde avec bienveillance la montée du fascisme en Italie16Sans entrer dans les controverses sur l’historiographie de l’implantation du fascisme en France, voir par exemple Robert Soucy, Le fascisme français 1924-1933, Paris, PUF, 1989.. L’escalade trouve un paroxysme en mars 1925 lorsque la conférence des cardinaux et des archevêques de France condamne l’ensemble des lois laïques et donc, par conséquent, remet en cause le fonctionnement même de la République. Au même moment, face aux manifestations hostiles toujours plus nombreuses, le gouvernement a déjà abandonné l’idée d’élargir à l’Alsace-Lorraine le principe de 1905 et a renoncé également à supprimer l’ambassade au Vatican. Fragilisé par cette agitation religieuse, isolé au niveau international et affaibli au niveau économique, le gouvernement d’Édouard Herriot est renversé le 10 avril 1925, signant le glas de l’alliance des partis de gauche. Associée à la défense de la laïcité, la réforme de l’enseignement ne voit pas non plus le jour, laissant les inégalités scolaires se développer dans la société française. Le Cartel des gauches tente de survivre quelques mois encore en se décalant de plus en plus vers la droite jusqu’au retour au pouvoir des conservateurs en 1926. L’échec est patent, et la question laïque a eu une place déterminante dans l’hostilité grandissante de l’opinion publique. Pour autant, face à l’adversité, le Parti socialiste a été obligé, d’une part, de débattre en interne de la place de la laïcité et, d’autre part, d’intégrer de nouvelles pratiques militantes dont il faut faire état.
Laïcité et socialisme dans la France des années 1920
L’une des insuffisances mises en évidence par l’échec laïque du Cartel des gauches tient sans doute à une analyse trop rapide consistant à associer automatiquement laïcité et idéal socialiste. Si, nourrie de la pensée de Jaurès, la SFIO s’affirme avec force en faveur de la République laïque, force est de constater que le sujet n’apparaît que très peu dans les débats de congrès ou dans les tribunes de la presse militante. Inquiétée par la concurrence communiste, la SFIO s’est surtout préoccupée après le congrès de Tours de décembre 1920 de disposer d’un programme alliant réformisme et horizon révolutionnaire, constitué de mesures économiques et sociales crédibles, doublé d’une sensibilité pacifiste et internationaliste17Tony Judt, La reconstruction du Parti socialiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980.. Souhaitant accéder au pouvoir et développer leur réseau militant, les socialistes ont tendance à oublier de consolider une base doctrinale où la laïcité peut jouer un rôle important. On peut ainsi noter que dans son article intitulé « L’idéal socialiste », paru juste avant les législatives de mai 1924, Léon Blum n’évoque pas la question laïque18Léon Blum, « L’idéal socialiste», Revue de Paris, 1er mai 1924.. C’est une absence étonnante dans un long article destiné à convaincre et à expliquer les contours de la pensée socialiste juste avant des élections. On doit cependant mentionner que le gouvernement d’Herriot, ayant un besoin impératif du soutien socialiste, prête oreille aux députés de la SFIO lorsqu’il s’agit de laïcité ; ainsi, par exemple, sur l’extension de la loi de 1905 à l’Alsace-Lorraine, le radical tient compte des avis des députés alsaciens de la SFIO, Georges Weill et Jacques Peirotes, qui militent en faveur de la disparition de ce particularisme19Voir la notice Maitron de Georges Weill et celle de Jacques Peirotes..
Soutenant la politique du Cartel, les militants socialistes se sont mobilisés entre l’été 1924 et le début de l’année 1926 pour riposter face aux agissements de l’opposition de droite catholique. Il est ainsi intéressant d’analyser leur présence dans les contre-manifestations et leurs modalités d’action dans ce cadre de défense de la laïcité. À chaque manifestation catholique, les socialistes répondent par une contre-manifestation : leur présence est très souvent moins importante (il y a en moyenne dix fois moins de personnes du côté des partisans du Cartel que du côté des opposants), mais cela nécessite une organisation, une préparation et une mobilisation militante que l’analyse locale aide à comprendre. Ainsi, en Bretagne, où l’opposition au Cartel est très forte20Michel Lagrée, Religion et cultures en Bretagne, 1850-1950, Paris, Fayard, 1992., les socialistes réussissent à mobiliser plusieurs catégories de partisans de la laïcité : les forces politiques à gauche, les syndicalistes, en particulier au sein des professions enseignantes, mais aussi les anarchistes et les communistes. Rassemblés au sein de « comités de défense laïque », ils adoptent des moyens d’action qui réussissent bien souvent à contenir l’influence de ceux qui nomment les « chouans » ou bien encore « les cléricaux-fascistes »21Archives départementales du Finistère, « Manifestation catholique du 28 février 1926 à Landerneau », 1M 192.. Des violences entre manifestants ont souvent lieu et les socialistes se constituent en regroupements bien structurés pour faire face aux agitateurs de droite22Toujours sur l’exemple breton, je me permets de renvoyer à ma thèse en cours de rédaction sous la direction de Christophe Prochasson (EHESS), Les militants socialistes entre guerre, paix et violence (Bretagne 1910-1940).. Cette défense affirmée de la laïcité entraîne de nouvelles adhésions à la SFIO : certains partisans du radicalisme souhaitent, en intégrant le Parti socialiste, s’opposer plus fermement à des forces qu’ils jugent dangereuses pour la démocratie et la République ; d’autres, comme de nombreux instituteurs, trouvent au sein de la SFIO un milieu partisan davantage en adéquation avec leur idéal laïque. Ce contexte oblige dès lors les leaders du Parti socialiste à se préoccuper davantage de la place de la laïcité au sein du corpus doctrinal. Cela se concrétise progressivement à partir de 1926 dans les débats de congrès ou dans la presse militante. Le Populaire redevient quotidien en 1927, alors qu’il a eu une parution très épisodique depuis 1925. On peut y lire très régulièrement à partir de cette date des points de vue sur la laïcité, souvent associés aux questions scolaires. Deux leaders de tendance sont particulièrement actifs sur le sujet, d’un côté Marcel Déat23Jean-Paul Cointet, Marcel Déat, du socialisme au national-socialisme, Paris, Perrin, 1998., de l’autre Marceau Pivert24Jacques Kergoat, Marceau Pivert « socialiste de gauche », Paris, L’Atelier, 1994.. C’est aussi le cas de Léon Blum, qui aborde dorénavant ce sujet dans les colonnes du Populaire. Il indique ainsi dans un article de 1928 : « Bien que la conviction socialiste ne soit incompatible en principe avec aucune forme de la foi religieuse, il est impossible, je crois bien, d’être socialiste sans être laïque25Léon Blum, « Les congrégations et la défense de la laïcité», Le Populaire, 13 octobre 1928.. » Ces débats entraînent en outre une clarification sur les revendications de la SFIO dans le domaine scolaire : la nationalisation de l’enseignement est souhaitée, sans pour autant disposer du monopole, ce qui signifie concrètement tout d’abord l’unification du système scolaire et ensuite la disparition de l’enseignement privé. À cela s’ajoute le souhait d’une gestion tripartite de l’éducation en France, entre l’État, les enseignants et les parents. Cette demande est faite à la suite du programme du SNI élaboré en 1927, ce qui illustre les liens renforcés entre le syndicat des instituteurs et le Parti socialiste. La doctrine d’ensemble est consolidée lors du congrès de Nancy en 1929, où tous les ténors socialistes interviennent à propos de la laïcité et de l’école. Les divergences sont palpables entre certains socialistes, mais la résolution du congrès précise que « la bataille laïque est inséparable de la bataille sociale ». La SFIO se définit comme un parti de laïcité attaché à la liberté de conscience et considère que la pratique religieuse et la croyance doivent rester des affaires privées. Elle se revendique également anticléricale et « décide de défendre avec vigueur, avec passion, contre toutes emprises, contre toutes menaces, les institutions de la laïcité26Congrès SFIO de Nancy, compte rendu sténographique, 1929, p. 420, disponible en ligne sur Gallica. »
L’échec du Cartel des gauches a obligé la SFIO à s’interroger sur les liens entre la laïcité et le socialisme27Voir pour une vue d’ensemble, Benoît Kermoal, « Laïcité » dans Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2021.. Cela lui a permis de consolider sur ce point son corpus doctrinal, tout en attirant de nouveaux militants. Pour autant, quelques années plus tard, lors de l’accession au pouvoir du Front populaire, la question laïque ne sera pas centrale, Léon Blum n’ayant pas souhaité rouvrir le débat : il a privilégié l’amélioration du système éducatif, aidé par son ministre de l’Éducation, le radical Jean Zay28Benoît Kermoal, Le Front populaire et l’école, Fondation Jean-Jaurès, 2 septembre 2016.. Cela explique aussi qu’aujourd’hui encore, l’Alsace-Moselle reste à l’écart de la loi de 1905 ou que l’enseignement privé en France soit avant tout un enseignement confessionnel.
- 1Antoine Jourdan, 1924, l’élection du cartel des gauches : la SFIO entre traditions politiques et pouvoirs du capital, Fondation Jean-Jaurès, 6 mai 2024.
- 2Regroupant à sa création des socialistes qui n’ont pas voulu rallier la SFIO pour garder leur indépendance, les républicains socialistes se restructurent avant le Cartel des gauches et forment un groupe politique qui se situe entre les radicaux et les socialistes. Voir Yves Billard, « Un parti républicain-socialiste a vraiment existé », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°51, juillet-septembre 1996, pp. 43-55.
- 3Jean-Marie Mayeur, La Question laïque. XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 1997.
- 4Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel (1924-1926), Paris, Seuil, 1977.
- 5Discours d’Édouard Herriot à l’Assemblée nationale, 17 juin 1924. Sur le parcours du leader radical-socialiste, Serge Bernstein, Édouard Herriot ou la République en personne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1985.
- 6Michel Soulié, Le Cartel des gauches et la crise présidentielle, Paris, Jean Dullis, 1974.
- 7René Rémond, L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Bruxelles, Complexe, 1985.
- 8Émile Poulat, Liberté, Laïcité. La guerre des deux France et le principe de modernité, Paris, Cerf/Cujas, 1987.
- 9Pour une vue d’ensemble sur l’histoire de la gauche, Gilles Candar, Pourquoi la gauche ? De la Commune à nos jours, Paris, PUF, 2022.
- 10Discours d’Édouard Herriot, op. cit. Sur l’histoire des évolutions de l’école durant cette période, Claude Lelièvre, Histoire des institutions scolaires (1789-1989), Paris, Nathan, 1990.
- 11Jeanne Siwek-Pouydesseau, Le syndicalisme des fonctionnaires jusqu’à la guerre froide, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998.
- 12Jean Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième République 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 274.
- 13Jacques Le Goff et René Rémond, Histoire de la France religieuse, tome 4, XXe siècle, Paris, Seuil, 1992, p. 126.
- 14Gilles Candar, Pourquoi la gauche ? De la Commune à nos jours, op. cit., 2022, p. 146.
- 15Corinne Bonafoux-Verrax, À la droite de Dieu. La Fédération nationale catholique, 1924-1944, Paris, Fayard, 2004.
- 16Sans entrer dans les controverses sur l’historiographie de l’implantation du fascisme en France, voir par exemple Robert Soucy, Le fascisme français 1924-1933, Paris, PUF, 1989.
- 17Tony Judt, La reconstruction du Parti socialiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980.
- 18Léon Blum, « L’idéal socialiste», Revue de Paris, 1er mai 1924.
- 19Voir la notice Maitron de Georges Weill et celle de Jacques Peirotes.
- 20Michel Lagrée, Religion et cultures en Bretagne, 1850-1950, Paris, Fayard, 1992.
- 21Archives départementales du Finistère, « Manifestation catholique du 28 février 1926 à Landerneau », 1M 192.
- 22Toujours sur l’exemple breton, je me permets de renvoyer à ma thèse en cours de rédaction sous la direction de Christophe Prochasson (EHESS), Les militants socialistes entre guerre, paix et violence (Bretagne 1910-1940).
- 23Jean-Paul Cointet, Marcel Déat, du socialisme au national-socialisme, Paris, Perrin, 1998.
- 24Jacques Kergoat, Marceau Pivert « socialiste de gauche », Paris, L’Atelier, 1994.
- 25Léon Blum, « Les congrégations et la défense de la laïcité», Le Populaire, 13 octobre 1928.
- 26Congrès SFIO de Nancy, compte rendu sténographique, 1929, p. 420, disponible en ligne sur Gallica.
- 27Voir pour une vue d’ensemble, Benoît Kermoal, « Laïcité » dans Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza (dir.), Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2021.
- 28Benoît Kermoal, Le Front populaire et l’école, Fondation Jean-Jaurès, 2 septembre 2016.