Les élections législatives de mai 1924 voient le succès électoral du Cartel des gauches. Un siècle plus tard, comment qualifier ce moment dans l’histoire du Parti socialiste ? Dans cette note, Antoine Jourdan revient sur les grandes étapes du gouvernement d’Édouard Herriot, sur les avancées théoriques qu’elles suscitent pour la SFIO vis-à-vis du pouvoir et ce qu’elles nous disent de la pensée économique des socialistes français des années 1920.
La gauche ne manque pas de revendiquer certaines de ses victoires du XXe siècle. Régulièrement et légitimement rappelés, ces moments sont entrés au Panthéon de la gauche au pouvoir. Le Front populaire et les congés payés, le Conseil national de la Résistance et la Sécurité sociale, le 10 mai 1981 et l’abolition de la peine de mort, la gauche plurielle et les 35 heures…, autant de temps forts qui jalonnent le récit d’un siècle de progrès sociaux. Mais derrière ces succès – dont on présente d’ailleurs souvent des versions lissées, débarrassées des limites et insuffisances qu’avaient perçues certains contemporains – se trouvent d’autres moments historiques, effacés de la mémoire collective, car il est arrivé que la gauche quitte le pouvoir avec un si maigre bilan que rien de son passage ne peut intégrer son Panthéon. La tâche de l’historien peut alors être de rappeler ces passages à vide, pour tenter d’en révéler les rouages.
C’est ce que faisait Jean-Noël Jeanneney lorsqu’il publiait sa Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir en 19771Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel (1924-1926), Paris, Seuil, 2003 [1977].. Voyant arriver à brève échéance une victoire électorale pour les signataires du Programme commun, le futur secrétaire d’État de François Mitterrand livrait dans un court livre le récit de la gauche française des années 1920 et soulignait quelques concordances des temps, notamment sur le pouvoir du capital et le rapport de force entre la branche législative et le pouvoir exécutif. L’historien sortait des cercles fermés du monde académique pour mouiller sa chemise dans l’arène politique.
Le centenaire de l’élection du premier gouvernement du Cartel des gauches offre l’occasion de se replonger dans cette aventure un peu oubliée de la gauche au pouvoir. Il permet notamment de s’intéresser aux réflexions théoriques qu’a engendrées une victoire électorale déçue comme de tenter de déceler leurs limites. Car l’héritage d’un gouvernement ne se limite pas aux lois votées ; il peut également se mesurer à l’aune des réflexions qu’il a permises. Aussi, pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du socialisme français, l’anniversaire de l’élection de 1924 permet de s’interroger sur le « moment » que constitue le Cartel des gauches dans l’histoire de la SFIO et de s’attarder sur la façon dont cet événement a marqué l’histoire intellectuelle du parti.
Un gouvernement de gauche effacé par la question financière
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le Parti radical perd la dominance dont il jouissait depuis le début du siècle. Pour la première fois depuis 1898, les élections législatives de 1919 se soldent par une victoire de la droite : la formation d’une assemblée « bleu horizon », modérée, mais conservatrice, permet l’accession au pouvoir du gouvernement de Bloc national. Pour faire barrage à l’élection de députés de droite, le scrutin de 1924 donne ainsi lieu à de multiples désistements tactiques. Les modalités du scrutin – la proportionnelle avec une importante prime au vainqueur – imposent aux partis de gauche de se coordonner. La victoire est sans appel : alors que 180 députés de gauche siégeaient dans l’hémicycle en 1919, ils sont 313 en 1924. Malgré sa scission de 1920 au congrès de Tours, la SFIO passe de 68 à 104 députés. Le Parti radical passe de 86 à 139 députés, tandis que les républicains-socialistes d’Aristide Briand et Paul Painlevé passent de 26 à 44. Le PCF, dont c’est la première élection nationale, envoie quant à lui 26 députés.
En dépit des vives réticences du président de la République Alexandre Millerand, c’est à Édouard Herriot que revient la tâche de former un gouvernement. Cet agrégé de lettres, député du Rhône, maire de Lyon depuis 1905 – et qui le restera jusqu’en 1957 avec la période de l’Occupation pour seule interruption – est également dirigeant du Parti radical depuis 1919. Il est donc à la tête de la formation la mieux représentée dans l’hémicycle. Alors qu’il a déjà 52 ans, Herriot va alors commencer sa carrière politique nationale. Mais la tâche n’est pas aisée : la victoire électorale s’est surtout faite contre le pouvoir en place, sans qu’un réel accord ait abouti sur le plan programmatique. La coalition tient péniblement, tiraillée entre son aile droite, qu’occupe le groupe Gauche radicale, et son aile gauche, formée par la SFIO, laquelle refuse d’entrer au gouvernement.
Les choses pouvant être inscrites à l’actif du gouvernement Herriot sont peu nombreuses. Dans l’ordre du symbolique, les cendres de Jaurès sont transférées au Panthéon pour marquer les dix ans de son assassinat. Avec lui, c’est le socialisme incarné qui reçoit l’onction républicaine suprême. Du point de vue pratique, une loi est passée pour amnistier les déserteurs de la guerre de 14 et les condamnés devant la Haute Cour – à l’exception des insoumis et des traîtres. Les décrets-lois financiers, signés in extremis par le gouvernement du Bloc en mars 1924, sont abolis par le Parlement. C’est également ce gouvernement qui donne aux fonctionnaires le droit de se syndiquer, qui leur était refusé jusqu’alors au nom de la neutralité de la fonction publique2Jeanne Siwek-Pouydesseau, « Les syndicats et le statut des fonctionnaires », dans Marc Olivier Baruch et Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État. Une histoire de l’administration française (1875-1945), Paris, La Découverte, 2000, pp. 211-222.. Sur le plan international, la reconnaissance de l’URSS en octobre 1924 et la suppression de l’ambassade au Vatican marquent également ce premier passage de Herriot à Matignon, tout comme la fin de l’occupation de la Ruhr et de la politique vis-à-vis de l’Allemagne qui permet de réaménager sa dette de guerre en août 1924. C’est enfin en 1925 qu’est créé le Conseil national économique, revendication syndicale et ancêtre du CESE actuel3Alain Chatriot, La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil national économique, Paris, La Découverte, 2002.. Pour autant, dans l’ensemble, ces réalisations ont été complètement effacées dans la mémoire collective par l’ampleur de la crise financière à laquelle le gouvernement du Cartel a été confronté.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, les dépenses liées à la reconstruction grèvent péniblement le budget de l’État. Le Bloc national n’a cessé de creuser la dette publique en faisant voter des budgets déficitaires. En 1923, les quelque 12,5 milliards de francs alloués à la reconstruction sont presque entièrement financés par la dette, laquelle a été multipliée par sept depuis 19134Kenneth Mouré, La politique du franc Poincaré (1926-1936), Paris, Albin Michel, 1998, p. 36.. Les rentrées fiscales ne couvrent pas les dépenses et les réparations allemandes n’arrivent pas. Pour tenter de limiter la dépréciation du franc, il existe un plafond légal à la monnaie en circulation et des avances de la Banque de France au Trésor. Mais avec une limite fixée à 41 milliards de monnaie en circulation et 23 milliards d’avances de la Banque centrale en 1920, la politique budgétaire française ronge son frein. La méfiance des possédants les pousse à sortir leurs capitaux, accélérant ainsi davantage la chute du cours du franc. Dépenses importantes, entrées limitées et plafond d’avance fixé…, l’équation est insoluble et les gouvernements recourent parfois au maquillage des bilans de la Banque de France pour rallonger leur marge de manœuvre. C’est le cas du Cartel qui, à partir d’octobre 1924, publie des bilans frauduleux pour masquer son recours aux avances de la Banque.
L’exercice a l’inconvénient de mettre le gouvernement à la merci de la Banque de France. Or, depuis sa création en 1800, l’Institut d’émission est un établissement privé, aux mains de son Conseil des régents dont les membres sont élus par l’assemblée de ses deux cents plus grands actionnaires. Une fois la supercherie comptable constatée, les régents peuvent s’inviter dans les cabinets ministériels et faire valoir leurs doléances, la révélation du trucage agissant comme une épée de Damoclès au-dessus des pouvoirs publics. À partir de janvier 1925, les passages d’Édouard de Rothschild, banquier et régent, à Matignon se multiplient.
En avril 1925, le gouvernement Herriot est renversé par le Sénat après plusieurs mois d’agonie. François de Wendel, industriel et président du puissant Comité des forges, a menacé de parler à la presse si le gouvernement n’avouait pas ses errements. Acculé, le gouvernement présente un projet de loi qui lui a été soufflé par la députation socialiste et qui vise à mettre en place un impôt sur le capital. Le texte n’a aucune chance de passer le Sénat : c’est un suicide maquillé, permettant à Herriot d’attribuer la responsabilité de la défaite à la Chambre haute plutôt qu’à sa politique budgétaire.
Dans la pratique, la chute de Herriot marque la fin du Cartel des gauches. Dans les faits, l’expérience se prolonge pendant un an encore : Paul Painlevé et Aristide Briand forment plusieurs gouvernements soutenus par la coalition, sans que l’un ou l’autre ne puisse résoudre la crise du franc qui ne cesse de s’aggraver. Ce n’est qu’en 1926, avec l’arrivée au pouvoir de Raymond Poincaré et la dévaluation de 80% du franc par rapport à l’or, que la situation se stabilise enfin.
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Abonnez-vousLes socialistes, l’union des gauches et la question du pouvoir
Le XIXe siècle français a été le théâtre d’un affrontement continu entre les tenants de deux traditions à gauche. D’un côté, l’option révolutionnaire, exacerbée par les répressions sanglantes de juin 1848 et de mai 1871, a posé l’État comme l’instrument d’une classe dont le contrôle fait nécessairement suite à une lutte. Cette analyse place la gauche en dehors du système politique électoral et la pousse dans le sens de l’insurrection, de la conquête du pouvoir par l’usage de la force. De l’autre côté, la possibilité réformiste, s’appuyant sur les principes de démocratie libérale, pose l’État comme l’arbitre de la lutte des classes, dont la nature a vocation à évoluer en fonction des rapports de force qui s’exercent en son sein. Cette vision place la gauche à l’intérieur du système politique électoral et la pousse à faire usage des rouages institutionnels existants pour transformer l’organe public de l’intérieur.
Les radicaux, d’inspiration réformiste et rompus à l’exercice du pouvoir depuis les premières années de la IIIe République, ne s’interdisent la conquête d’aucune fonction politique ni de branche gouvernementale. En 1924, Gaston Doumergue entre à l’Élysée, dernier échelon du pouvoir qui n’avait pas encore été occupé par le parti. Pour la SFIO néanmoins, la question n’est pas tranchée. Certes, la synthèse jaurésienne entre réforme et révolution propose de penser le rôle des socialistes au sein de la démocratie bourgeoise. Leur action parlementaire se trouve justifiée par l’impératif d’améliorer les conditions matérielles du prolétariat et de le préparer à la révolution. Mais la question de l’entrée au gouvernement reste ouverte. Si la SFIO se présente volontiers aux élections municipales et législatives et participe pleinement à la vie politique de l’Assemblée nationale, la parenthèse de l’Union sacrée, ouverte en 1914 et qui avait vu trois socialistes devenir ministres, s’est refermée en 1917 sans que le parti ait formellement acté sa mutation en parti « de gouvernement ».
L’aile gauche, qui s’autonomise avec la formation de la SFIC (futur PCF) au congrès de Tours en 1920, règle la question du pouvoir en refusant tout ce qui se trouverait en deçà de son idéal révolutionnaire, mais ceux qui restent garder la « vieille maison » se trouvent empêtrés dans cette contradiction réforme/révolution au début des années 1920. Le Manifeste des travailleurs de France, approuvé par le Conseil national de la SFIO en février 1921, annonce par exemple que « le Parti socialiste, tout en poursuivant la réalisation des réformes immédiates revendiquées par la classe ouvrière, n’est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte des classes et de révolution […] ni le bloc des gauches, ni le ministérialisme, condamnés à la fois par nos conceptions doctrinales et par l’expérience ne trouveront dans nos rangs la moindre chance de succès5Le Populaire, 15 février 1921. ». Pas de participation ministérielle donc, pas non plus de refus dogmatique des réformes intermédiaires pouvant mener à l’émancipation du prolétariat.
Mais la victoire électorale de 1924 met les socialistes devant leurs responsabilités. Peut-on refuser la participation à un gouvernement auquel on a contribué à donner une majorité parlementaire ? Dans une lettre envoyée par Herriot à Blum le 4 juin, le maire de Lyon propose la participation sans détour : « Pour obtenir la victoire électorale […] socialistes et radiaux se sont cordialement unis. Ensemble, ils ont combattu la coalition de l’argent et du mensonge. Ensemble, ils ont triomphé. […] Le peuple a fait son devoir. À nous de remplir de nôtre. Je viens donc, au nom de mon parti, demander au parti socialiste son entier concours6Cité par Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir, op. cit., 2003, pp. 26-27.. »
La SFIO oppose une fin de non-recevoir à la main tendue d’Herriot : une motion repoussant la participation ministérielle est votée à l’unanimité par le congrès du parti. C’est donc avec un pied dans le pouvoir et l’autre dehors que les socialistes vivent l’histoire du Cartel des gauches. Le cas du vote du budget de 1924, étudié par l’historien Thierry Hohl, cristallise l’ambiguïté de la situation dans laquelle le parti se trouve. La tendance de gauche, menée par Bracke, ne compte voter le budget que si cela s’avère nécessaire pour barrer la route à une manœuvre issue de la droite de l’hémicycle. La tendance de droite, menée par Blum, lui oppose que l’inclusion d’amendements issus des rangs socialistes oblige le parti à soutenir le texte lors du scrutin7Thierry Hohl, « Divisions parlementaires socialistes au temps du Cartel », Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. 7, n°1, 2007, pp. 67-79.. Soutien actif ou soutien tactique ? Au congrès socialiste de 1924, la motion de Blum finit par recueillir 1130 voix contre 780 pour celle issue de la gauche ; le parti finit par voter le budget non sans que cela marque une profonde division au sein du parti.
Alors que les socialistes sont embarrassés par cet inconfortable pouvoir, la deuxième moitié des années 1920 est marquée d’importantes avancées doctrinales en ce qui concerne le rapport entre la SFIO et le pouvoir. Tous les organes de propagande du parti sont mis au service de l’effort d’une conceptualisation théorique de l’identité socialiste. La question devient si récurrente qu’au congrès de 1926 le secrétaire général du parti Paul Faure note que la SFIO en est à un point « où il ne faudrait pas un huitième, un neuvième, ou un dixième Congrès sur ce problème-là d’une participation qui ne [leur] est pas offerte pour friser un peu […] le ridicule8Paul Faure, « La participation ministérielle, le Cartel des gauches et l’avenir du Parti socialiste », La Nouvelle Revue socialiste, 15 mars 1926, p. 28. ».
Dans ces délibérations internes, le théoricien en chef est indéniablement Léon Blum qui, entre les colonnes du Populaire et les congrès nationaux, formule un certain nombre d’idées qui marquent durablement sa formation politique. Parmi celles-ci, la principale est la distinction entre la « conquête » du pouvoir, d’une part, et son « exercice », de l’autre. Le premier terme désigne la raison d’être ultime des socialistes, à savoir l’acte révolutionnaire, celui par lequel le régime de propriété est transformé. La conquête est faite par tous les moyens, « y compris légaux » souligne Blum, faisant ainsi un clin d’œil posthume à Jules Guesde9Léon Blum, « Le Parti socialiste et la participation ministérielle », La Nouvelle Revue socialiste, 15 février 1926, p. 24.. L’exercice du pouvoir, quant à lui, désigne l’action politique à l’intérieur du régime capitaliste, c’est-à-dire l’action parlementaire. Dans ce cas, il convient de s’en tenir à un légalisme strict quitte à décevoir et de ne pas profiter de la situation de pouvoir pour forcer un acte révolutionnaire prématuré.
C’est donc l’acte révolutionnaire et la transformation du régime de propriété qui distinguent les deux notions et qui composent, in fine, l’aboutissement de l’œuvre socialiste. Mais l’exercice du pouvoir a ceci de particulier qu’il s’agit d’un choix tandis que la révolution constitue l’aboutissement mécanique d’un processus de matérialisme dialectique. L’enjeu est donc de délimiter les modalités de cet exercice, que les socialistes affirment être prêts à assurer. Or pour Blum, la participation est à éviter à tout prix, sauf en cas de « participation négative », c’est-à-dire une situation où l’objectif n’est pas d’avancer, mais d’éviter un retour en arrière10Ibid., p. 27.. La « collaboration » avec d’autres partis comporte les mêmes inconvénients – le risque de déception – sans proposer les mêmes compensations. Paul Faure va plus loin : « L’exercice du pouvoir en régime capitaliste avec un gouvernement entièrement socialiste, c’est de la collaboration déjà », du fait que l’administration, la majorité et les lois sont toujours « bourgeoises »11Paul Faure, « La participation ministérielle, le Cartel des gauches et l’avenir du Parti socialiste », art. cité, 1926, p. 33..
La stricte distinction entre la conquête et l’exercice du pouvoir est le reflet de la centralité du régime de production dans l’imaginaire socialiste. Le capitalisme, caractérisé par la propriété privée, produit une société dans laquelle les détenteurs du capital sont tout-puissants. Dans la mesure où elle cherche à s’en soustraire, la puissance publique est contrainte par un rapport de force qui lui est défavorable et son action doit se modérer en conséquence. De ce fait, les réformes que Blum envisage se limitent dans l’ensemble à des enjeux sociaux sans que la structure du régime soit atteinte. Le socialisme, à l’inverse, qui se caractérise par une gestion collective du capital productif, renverse le rapport de force et ouvre un champ des possibles en matière de politiques publiques. C’est une lecture fonctionnaliste de l’État : encastré dans son régime de production, il est au service de la classe dominante et ne peut donc pas se retourner contre elle. Tant que la classe ouvrière ne sera pas au pouvoir, il est illusoire d’espérer mobiliser l’État à son service. Entre ces deux extrêmes que sont le capitalisme et le socialisme se trouve l’impensé du socialisme français des années 1920 : comment l’État pourrait-il imposer un cadre au capital sans attendre le point de rupture, l’« acte catégorique et décisif » qui ouvre la porte à la conquête du pouvoir ?
Pour les socialistes, l’expérience du Cartel des gauches a donc été l’occasion de clarifier – avec difficulté – leur positionnement vis-à-vis de l’exercice du pouvoir. Mieux défini, il est néanmoins repoussé, sauf en cas de motif impérieux. Lorsque Herriot est conduit une seconde fois à la présidence du Conseil en 1932 grâce à nouveau à divers accords électoraux et forme le gouvernement dit de « néo-Cartel », les socialistes feignent d’être ouverts à la participation, mais proposent des conditions qu’ils savent être inacceptables pour les radicaux12Voir la préface de Jean-Baptiste Séverac à la brochure de Paul Faure, Les Cahiers du Huyghens, Paris, Éditions du Parti socialiste, SFIO, n. d., OURS/E4/199/BD, p. 4.. Ce n’est qu’en 1936, une décennie après avoir théorisé son rapport au pouvoir, que Léon Blum s’installe à Matignon, à la tête d’une nouvelle coalition qu’il peut désormais mener après avoir doublé le parti radical sur le plan électoral.
Face aux « deux cents familles », une culture économique en gestation
Si l’épisode du Cartel des gauches est l’occasion pour les socialistes d’entamer une réflexion sur leur rapport au pouvoir, les avancées théoriques en matière de politique économique sont plus modestes. Vu d’aujourd’hui, cela a de quoi surprendre. Les historiens qui ont travaillé sur le Cartel l’ont souvent présenté comme l’histoire d’une intrusion des intérêts privés au sein des affaires publiques13En plus de Jean-Noël Jeanneney, voir Serge Halimi, Quand la gauche essayait. Les leçons du pouvoir, 1924, 1936, 1944, 1981, Paris, Agone, 2018.. Acculé par le grand capital, le maire de Lyon capitule ; il s’est trouvé face au « mur d’argent », selon une expression utilisée par Herriot lui-même. En 1977, Jeanneney en tirait une conclusion qui aurait pu interpeller l’équipe qui se trouvait au seuil du pouvoir : « La gauche se perd, en pareil domaine, à choisir une politique qui consiste à faire jouer sans intervention correctrice les seuls mécanismes du marché pour rassurer le public de l’argent, autrement dit une politique qui ne lui est pas naturelle14Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir, op. cit., 2003, p. 60.. » On est tentés de se demander si le même conseil pourrait être donné à la gauche d’aujourd’hui. Dans le cas contraire, est-ce la gauche ou le marché qui a changé de pratiques ?
Pourtant, ce qui a retenu l’attention des générations futures n’était pas au cœur des débats de l’époque. En effet, lors du Conseil national extraordinaire de la SFIO en avril 1925 suivant la chute de Herriot, Vincent Auriol se contente de « dénonce[r] » l’attitude de la Banque de France. Quant à Blum, il ne souhaite pas « insister sur le rôle de la Banque dans cette affaire15Le Populaire, 20 avril 1925. ». La désinvolture relative des dirigeants socialistes étonne. Comment se fait-il que les principaux intellectuels d’un parti qui se réclame du marxisme ne fassent pas plus de cas du musellement des pouvoirs publics par les représentants de la (très) haute bourgeoisie ? C’est que leur culture économique est alors en gestation et que la distinction entre capitalisme et socialisme crée en la matière une frontière relativement hermétique qui ne laisse pas d’espace pour penser pleinement les rapports de force entre l’État et le capital.
La SFIO est alors faiblement dotée de théoriciens des affaires économiques. Au sein du parti, ces sujets sont principalement accaparés par Auriol et Blum qui aiguisent leurs savoirs à coups de contre-projets budgétaires qu’ils présentent à l’Assemblée16Ces prises de parole cessent le temps du Cartel, par discipline de coalition.. Or, au-delà des politiques sociales (augmentation des salaires, baisse du temps de travail, assurances sociales…), le programme économique de la SFIO dans les années 1920 s’appuie en large partie sur deux idées directrices.
La première est la mise en place d’un impôt sur le capital et a été régulièrement proposée par Blum lors du gouvernement Herriot. Vincent Auriol, qui a pris la présidence de la commission des Finances de l’Assemblée nationale à la suite de l’élection de 1924, profite de son poste avantageux pour tenter d’avancer dans ce sens. La proposition se retrouve également dans une lettre adressée au président du Conseil au nom de la SFIO le 25 mars 1925. Elle a fait l’objet d’un projet de loi, repoussé par le Sénat et qui a provoqué la chute de Herriot comme nous l’avons vu17Léon Blum, L’œuvre de Léon Blum, t. III, pp. 374-380..
Mais l’élément clé de l’économie politique socialiste est alors la stabilité monétaire. Dès 1919, Blum publie « La question du change » dans les colonnes de L’Humanité où il fustige Clemenceau, alors président du Conseil, pour avoir minoré l’importance de la dépréciation du franc18L’Humanité, 12 décembre 1919.. Il est vrai que l’inflation flambe depuis la fin de la guerre : face aux devises de référence que sont le dollar américain et la livre sterling, le franc a respectivement perdu 68% et 61,5% de sa valeur entre janvier 1919 et mi-avril 192019Calculé à partir des données de Bertrand Blancheton, Le Pape et l’Empereur : la Banque de France, la direction du Trésor et la politique monétaire de la France (1914-1928), Paris, Albin Michel, 2001, pp. 174-182.. Or, la lutte pour le franc se traduit notamment par la lutte contre le déficit, qui augmente d’année en année. Ainsi, à la tribune de l’Assemblée nationale en 1922, Blum s’indigne contre « l’emprunt à jet continu », qui sert à payer les intérêts des emprunts précédents et qui met le pays dans une position de vulnérabilité face aux « circonstances20Journal officiel, débats parlementaires. Chambre des députés, 6 novembre 1922, p. 2955. ».
La notion de « confiance » prend ainsi une place centrale dans l’argumentaire socialiste. Avant de diriger d’autres chantiers, la France doit retrouver une bonne santé économique afin de redonner confiance au marché ; montrer patte blanche à ceux qui financent son action par leurs créances. La lutte contre le déficit n’est ainsi que le reflet budgétaire d’une entreprise de légitimation qui vise à éviter que « la faculté d’emprunt du Trésor s’épuise21Ibid. ». Dans les faits comme dans l’imaginaire socialiste de l’époque, l’action de l’État se trouve donc conditionnée par le bon vouloir des détenteurs du capital. La bondholding class vote deux fois : une première en sortant de l’isoloir et une seconde en venant souscrire – ou pas ! – aux émissions de bons du Trésor. Il faut donc se comporter de manière à la rassurer, à susciter sa confiance.
Certes, pour atténuer le pouvoir des possédants, la SFIO a incorporé l’idée de nationalisation dans son projet politique depuis 1919. Mais comme l’a observé l’historien Tony Judt, le contenu positif du terme « nationalisation » est loin de faire l’objet d’un consensus au sein du parti22Tony Judt, La reconstruction du Parti socialiste, 1921-1926, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, p. 106.. Si certains évoquent un contrôle tripartite entre ouvriers, techniciens et consommateurs, d’autres imaginent une étatisation centralisée. Et surtout, la nationalisation ou la socialisation prônée par la SFIO se limite alors aux très grandes entreprises agricoles ou industrielles. L’idée d’un changement structurel qui passerait par la mise au pas du système financier et bancaire – sans pour autant déclarer la prise totale du pouvoir – n’a pas encore pénétré les réflexions programmatiques du parti comme elle le fera à partir des années 1930. La chute de Herriot ne changera pas les choses sur ce plan : le programme socialiste pour les élections législatives de 1928 n’évoque que la nationalisation des « monopoles de fait ».
Le refus des socialistes de penser le dépassement des fondements du capitalisme en amont de la « conquête » du pouvoir se traduit donc par une certaine docilité à l’égard des régents de la Banque de France en 1925. À ce titre, l’historien Nicolas Roussellier a remarqué que les projets économiques du « tandem Blum-Auriol se retrouvèrent souvent en consonance avec l’argumentaire du libéralisme économique23Nicolas Roussellier, « La culture économique de Léon Blum : entre libéralisme juridique et socialisme », Histoire@Politique, n°16, janvier-avril 2012. ». C’est en cohérence avec la lecture de Blum en ce qui concerne la place de l’État encastré dans des relations capitalistiques. Il se trouve dans une relation de servitude vis-à-vis des détenteurs de capitaux qui financent son action à leur bon vouloir. Imposer les règles du jeu aux détenteurs du capital est propre au régime socialiste et l’état des affaires en 1925 ne constitue donc pas les conditions nécessaires pour proposer le dépassement du principe de sa liberté. La position de la SFIO au moment du Cartel reflète ainsi une vision déterministe des rapports de production.
Si cette culture économique libérale des socialistes peut étonner aujourd’hui, elle continue à structurer les réflexions au sein de la SFIO pendant plus de dix ans après l’expérience du Cartel. La crise de 1929 et la décennie de morosité économique qui s’ensuit provoquent des réflexions aux contours divers dans les tendances de la gauche du parti dans la première moitié des années 1930. Mais la ligne officielle tarde à incorporer la culture dirigiste qui fera l’objet d’un assez large consensus après-guerre. Même si des principes comme le contrôle des changes se trouvent dans le programme du Front populaire, le gouvernement à direction socialiste ne les mettra pas en application – pour des raisons qui relèvent d’ailleurs plus des équilibres politiques au sein de la coalition ainsi que des pressions internationales que de la théorie économique. Ce n’est qu’au moment de l’éphémère second gouvernement Blum d’avril 1938 que les dirigeants du parti entameront leur émancipation progressive des principes d’économie libérale, soutenus notamment par un groupe de hauts fonctionnaires qui ont lu la Théorie générale24John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1942. publiée par John Maynard Keynes en 1936.
Une répétition générale pour le Front populaire ?
Pour des raisons évidentes, les historiens du socialisme français ont davantage analysé la période des années 1930 – le gouvernement de Front populaire en particulier – que la décennie précédente. Mais dans l’histoire intellectuelle de la SFIO, l’épisode du Cartel des gauches est digne d’intérêt.
C’est l’inconfortable gouvernement Herriot qui pousse les théoriciens du parti à s’emparer plus sérieusement de la question de leur relation au pouvoir et qui mène à la définition d’un cadre théorique dans lequel leur accession aux ministères en temps de paix devient possible. Sur la base de ces principes, dont l’importance est renforcée par la crainte d’une révolution fasciste imminente à la suite de la tentative avortée de février 1934, le parti se trouve prêt, intellectuellement puis électoralement, à voir rentrer son théoricien en chef à Matignon pendant l’été de 1936.
Du point de vue de la théorie économique cependant, 1924 constitue pour la SFIO un rendez-vous manqué. Encastré dans une distinction rigide entre le régime de propriété capitaliste et socialiste, le parti n’opère pas immédiatement l’avancée conceptuelle qui lui permettrait de penser la mise en place d’un cadre juridique afin de contraindre le pouvoir du capital sans procéder à la conquête totale du pouvoir.
L’exercice du pouvoir en 1936-1937 reste d’ailleurs marqué par l’incapacité de l’équipe dirigeante à franchir les digues de cette distinction. Sur la mise en place d’un contrôle des capitaux, notamment, le cap n’est jamais franchi par l’équipe dirigeante – qui doit composer, il est vrai, avec des alliés électoraux et internationaux plutôt rétifs. Ainsi, le stock d’or de la Banque de France (qui a toutefois été de facto nationalisée en juillet 1936) fond-il inexorablement au fur et à mesure que les capitaux s’exilent tels de « grands oiseaux migrateurs » cherchant des contrées au « climat favorable à leur intérêt ou à leur fécondité », analyse Auriol le mois suivant la chute du gouvernement Blum25Congrès de Marseille, XXXIVe Congrès national de la SFIO, compte rendu sténographique, Paris, Librairie populaire, p. 279..
Ce n’est qu’au mois d’avril 1938, lorsque Léon Blum forme un éphémère second gouvernement, que la SFIO se montre relativement émancipée de cette structure idéologique. Le projet de loi qui est présenté à l’Assemblée le 5 avril s’appuie sur une relance dirigée et pose les bases d’une planification économique pour répondre aux impératifs de la guerre qui se profile. Avec la fermeture du circuit monétaire, la capacité des possédants à exiler leurs avoirs est supprimée et les investissements publics, financés entre autres par une imposition du capital, retire à la bondholding class sa capacité de se soustraire à l’effort. Les socialistes ont dépassé leur analyse rigidement fonctionnaliste de l’État, envisagent pour lui un rôle qui dépasse la simple protection des intérêts du capital et, se faisant, incluent un peu de « conquête » dans leur « exercice » du pouvoir. Trop tard ? Avec le refus de ce projet de loi économique, le deuxième gouvernement Blum tombe devant un même Sénat qui avait fait chuter Herriot une dizaine d’années auparavant.
- 1Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel (1924-1926), Paris, Seuil, 2003 [1977].
- 2Jeanne Siwek-Pouydesseau, « Les syndicats et le statut des fonctionnaires », dans Marc Olivier Baruch et Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État. Une histoire de l’administration française (1875-1945), Paris, La Découverte, 2000, pp. 211-222.
- 3Alain Chatriot, La démocratie sociale à la française. L’expérience du Conseil national économique, Paris, La Découverte, 2002.
- 4Kenneth Mouré, La politique du franc Poincaré (1926-1936), Paris, Albin Michel, 1998, p. 36.
- 5Le Populaire, 15 février 1921.
- 6Cité par Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir, op. cit., 2003, pp. 26-27.
- 7Thierry Hohl, « Divisions parlementaires socialistes au temps du Cartel », Parlement[s], Revue d’histoire politique, vol. 7, n°1, 2007, pp. 67-79.
- 8Paul Faure, « La participation ministérielle, le Cartel des gauches et l’avenir du Parti socialiste », La Nouvelle Revue socialiste, 15 mars 1926, p. 28.
- 9Léon Blum, « Le Parti socialiste et la participation ministérielle », La Nouvelle Revue socialiste, 15 février 1926, p. 24.
- 10Ibid., p. 27.
- 11Paul Faure, « La participation ministérielle, le Cartel des gauches et l’avenir du Parti socialiste », art. cité, 1926, p. 33.
- 12Voir la préface de Jean-Baptiste Séverac à la brochure de Paul Faure, Les Cahiers du Huyghens, Paris, Éditions du Parti socialiste, SFIO, n. d., OURS/E4/199/BD, p. 4.
- 13En plus de Jean-Noël Jeanneney, voir Serge Halimi, Quand la gauche essayait. Les leçons du pouvoir, 1924, 1936, 1944, 1981, Paris, Agone, 2018.
- 14Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir, op. cit., 2003, p. 60.
- 15Le Populaire, 20 avril 1925.
- 16Ces prises de parole cessent le temps du Cartel, par discipline de coalition.
- 17Léon Blum, L’œuvre de Léon Blum, t. III, pp. 374-380.
- 18L’Humanité, 12 décembre 1919.
- 19Calculé à partir des données de Bertrand Blancheton, Le Pape et l’Empereur : la Banque de France, la direction du Trésor et la politique monétaire de la France (1914-1928), Paris, Albin Michel, 2001, pp. 174-182.
- 20Journal officiel, débats parlementaires. Chambre des députés, 6 novembre 1922, p. 2955.
- 21Ibid.
- 22Tony Judt, La reconstruction du Parti socialiste, 1921-1926, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976, p. 106.
- 23Nicolas Roussellier, « La culture économique de Léon Blum : entre libéralisme juridique et socialisme », Histoire@Politique, n°16, janvier-avril 2012.
- 24John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1942.
- 25Congrès de Marseille, XXXIVe Congrès national de la SFIO, compte rendu sténographique, Paris, Librairie populaire, p. 279.