Vers la désobéissance sociale ? Les collectifs de salariés, une « gilet-jaunisation » des relations sociales

Les phénomènes de « collectifs » de salariés auto-organisés hors des syndicats et exigeant un dialogue direct avec leur direction, comme lors du conflit des contrôleurs de la SNCF fin 2022, sont-ils la marque d’une désintermédiation en cours des conflits du travail ? Philippe Campinchi et Denis Maillard font dans cette note la part de la persistance, de la métamorphose et de l’inédit dans ces manifestations de « désobéissance sociale ».

Introduction : une embellie syndicale ?

Le mouvement social de janvier-juin 2023 sonne-t-il le renouveau du syndicalisme ? Avec quatorze journées de mobilisation soutenue, celui que l’on disait mortel, mourant, moribond même, a montré qu’il avait encore de l’ardeur à revendre : grâce à son unité de revendication (« Non aux 64 ans ! »), à son unité de commandement en la personne de Laurent Berger, omniprésent, et à une confiance réciproque au sein de l’intersyndicale entre les direction de la CDFT et de la CGT, qui semble se poursuivre au-delà de Philippe Martinez avec Sophie Binet, et grâce enfin à son unité d’action lors de manifestations inédites partout en France, le mouvement syndical pourrait avoir quelques bonnes raisons de chanter : « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous on est là… »

En effet, cet acte de présence massive a tenu autant de la divine surprise que d’une évidence qui s’était un peu perdue depuis que le mouvement des « gilets jaunes » semblait avoir ringardisé les corps intermédiaires, malgré un moins grand nombre de Français mobilisés. De là à imaginer que 2023 a pris sa revanche sur 2018 et que la mobilisation organisée s’est montrée plus combative que la spontanéité des ronds-points, il n’y a qu’un pas que beaucoup de commentateurs ont franchi sans hésiter.

Pourtant, l’observateur attentif ne peut se déprendre d’un léger malaise devant cette euphorie. Pour le moment et sous réserve d’une implication des nouveaux syndiqués issus de la mobilisation récente, la réalité de l’embellie ne correspond ni à ce que l’on constate dans les entreprises en matière de confiance accordée aux syndicats ni, surtout, à ce qu’a obtenu l’intersyndicale dans cette bataille. En dehors d’un succès d’estime, mesuré par un nombre d’adhésions en hausse, et d’une présomption de responsabilité ou de dignité que n’ont pas forcément les responsables politiques, quel bilan tirer de cette opposition dans laquelle les confédérations ont jeté toutes leurs forces ? 

À son actif, notons que le front syndical a su capter le malaise social actuel. Celui-ci tient à deux éléments principaux : en premier lieu, un nouveau rapport noué avec le travail durant la pandémie, mais ayant du mal à trouver une traduction en termes d’organisation et de conditions de travail, d’où ce refus généralisé – « dans ces conditions » – d’un report de l’âge de départ en retraite. En second lieu, un ressentiment envers le président de la République et son gouvernement que l’on n’avait pas connu depuis le mouvement des « gilets jaunes » précisément et qui traduit une véritable crise démocratique, comme l’a bien résumé Laurent Berger au lendemain de la promulgation de la loi. Mais au-delà de cette capacité à saisir l’esprit de la période, les organisations syndicales sont malheureusement rentrées bredouilles de cette campagne de printemps (à la différence des « gilets jaunes »).

La négociation après la mobilisation, piège tendu à l’unité syndicale ? 

Un certain nombre de choses ont néanmoins évolué : non seulement la CFDT a administré la preuve qu’elle assumait entièrement ses responsabilités de première organisation syndicale, mais, dans son sillage, l’unité s’est faite et a tenu quasiment sans accroc jusqu’à présent. C’est sans doute là l’enseignement le plus important du mouvement : la fragmentation syndicale est un éteignoir de l’action revendicative. Si ce fait était connu, il est désormais démontré ; parions qu’il aura de l’avenir tant au niveau interprofessionnel que dans les entreprises. Car en dehors de cette unité bienvenue, on ne peut s’empêcher d’observer que la mobilisation se trouve coincée, dans le temps, entre deux phénomènes qui n’incitent guère à l’optimisme. 

En aval du mouvement social, la proposition de l’exécutif de mettre, d’ici la fin de l’année, une série de négociations sur le travail, l’emploi des seniors ou la pénibilité entre les mains des partenaires sociaux résonne comme un piège tendu à cette unité syndicale et au dialogue social, sur le mode : « Montrez-vous donc à la hauteur du rôle que vous croyez encore jouer ». En effet, les organisations syndicales abordent ces discussions avec un cahier revendicatif particulièrement chargé, à la hauteur de la frustration et du ressentiment envers la surdité de l’exécutif. Mais comment, dans ces conditions, le patronat pourrait-il de son côté accepter de négocier sur d’autres sujets que ceux dont il estime qu’ils font déjà l’objet d’un consensus, comme a tenu à le rappeler son actuel président Geoffroy Roux de Bézieux ?

En amont, cette fois-ci, la grève inédite de fin décembre 2022 à la SNCF a fait surgir un phénomène qui laisse directions des ressources humaines et organisations syndicales relativement démunies : les collectifs auto-organisés de salariés hors des syndicats, refusant de facto d’être représentés par ces derniers et exigeant un dialogue direct avec la direction. Ces accès de fièvre contestataire non encadrée sont la preuve d’une véritable défiance des salariés envers les organisations syndicales et la réalité du dialogue social. C’est précisément ce que mesurent les enquêtes, comme l’étude annuelle du Cevipof. La dernière en date1Enquête du Cevipof sur le dialogue social, réalisée en 2022 en collaboration avec Ipsos et Dialogues, portant sur un échantillon national représentatif de la population française salariée (privé et public hors fonctionnaires). Pour un décryptage de cette étude, cf. Guy Groult et Martial Foucault, Les salariés et les syndicats, une relation toujours compliquée, Telos, 17 avril 2023. note que, dans les entreprises où le dialogue social existe, seuls 25% des salariés interrogés estiment qu’il est efficace (33% pour les grandes entreprises). Et les syndicats, avec seulement 36% de confiance, se situent, avec les médias et les partis politiques, aux derniers rangs de la confiance accordée par les salariés aux acteurs sociaux. De fait, à la question « pour défendre vos intérêts en tant que salariés quel est le recours à privilégier ? », les salariés répondent à 72% « le fait de se coordonner avec des collègues qui ont des préoccupations analogues ». La probabilité de l’émergence des collectifs auto-organisés se lit dans les statistiques…

S’il est présomptueux de savoir de quoi l’avenir social sera fait, il est en revanche plus aisé de faire un retour sur ces phénomènes de désintermédiation des conflits du travail portés par des « collectifs » de salariés utilisant avec créativité les réseaux sociaux, leur permettant ainsi de se mobiliser en dehors des syndicats traditionnels. 

« Gilet-jaunisation » des collectifs

« Ça ne choque que moi ? Il vient faire quoi, lui ? » Rappelons-nous la manière dont Éric Drouet, l’un des leaders des « gilets jaunes », avait accueilli sur Twitter une proposition de Laurent Berger au soir de leur première journée de mobilisation, le 17 novembre 2018 : arguant du fait qu’Emmanuel Macron avait gouverné jusqu’ici sans tenir compte des corps intermédiaires, le secrétaire général de la CFDT proposait de les remettre au centre du jeu pour tenter d’apaiser la colère populaire en organisant une sorte de conférence sociale pouvant même déboucher sur de nouveaux Accords de Grenelle. Mais la réponse qui lui fut adressée attestait d’une nouvelle forme d’action collective sans intermédiaire, s’appuyant uniquement sur la force des réseaux sociaux et une colère sociale sans filtre. 

Dès cet instant, au sein des entreprises, les DRH se sont demandé si, du rond-point à l’entrepôt ou de la rue au bureau, eux aussi seraient bientôt aux prises avec de tels phénomènes. Oui, sans conteste ! C’est même désormais le cas. Sauf que c’est beaucoup plus le style de mobilisation et bien moins le vêtement qui s’est à son tour invité dans les relations sociales. En effet, le phénomène des « collectifs » rappelle évidemment les modalités d’action du mouvement des « gilets jaunes », organisé en dehors de toute représentation sociale et politique traditionnelle. On parlera alors de « gilet-jaunisation » de l’action revendicative dans l’entreprise. 

Pour autant, ces phénomènes ne sont pas radicalement neufs et s’inscrivent, au contraire, dans des formes de contestation qui existent depuis longtemps à l’encontre des appareils syndicaux – ce type de collectifs cherchant généralement à les contourner pour les obliger à évoluer. Certes, le numérique, avec son lot de réseaux sociaux et de messageries instantanées accessibles au moyen d’un simple smartphone, rend la mobilisation plus facile. Mais elle ne la crée pas. La nouveauté réside en revanche dans d’autres facteurs que l’existence des collectifs eux-mêmes. Cette note fait donc le point sur ces phénomènes tout en cherchant à faire la part de la persistance, de la métamorphose et de l’inédit dans ces manifestations de « désobéissance sociale », parallèles aux pratiques de désobéissance civique.

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Des coordinations aux collectifs, ce qui ne change pas 

Sous le terme générique de « gilet-jaunisation » – synonyme d’opération de désintermédiation soudaine – se cachent en réalité des actions collectives diverses, et, par conséquent, des réalités différentes que reflète d’ailleurs le foisonnement du vocabulaire mobilisé pour les décrire : il existe des mots et des choses qu’il est nécessaire de distinguer pour savoir de quoi l’on parle. 

« Gilet-jaunisation », les mots et la chose

Si l’on parle aujourd’hui de « collectifs », on évoquait jusqu’il y a peu les fameuses « coordinations » dont les premières remontent à l’après-68 au sein des mouvements étudiants et lycéens (comme ceux de 1973 contre la loi Debré, puis de 1976 contre la loi Saunier-Seïté). Comme nous allons le voir, l’un et l’autre mots désignent au départ le même type de phénomène rétif au syndicalisme, ayant généralement un objet défini et limité dans le temps.

Notons que sur un sujet qui n’a rien à voir avec la défense des conditions de travail, en l’occurrence celui de la transition écologique, suite à une tribune publiée dans Les Échos le 15 avril 2021 par 27 collectifs de salariés engagés pour la transformation de leurs entreprises2Tribune de 27 collectifs de salariés in Les Échos, 15 avril 2021., le terme de « collectif » connaît une nouvelle faveur et une nouvelle vigueur tout en conservant le même type de fonctionnement (auto-organisation, méfiance vis-à-vis des modes habituels de concertation, etc.). En effet, fédérés au niveau national, ceux qui sont devenus « Les collectifs » se donnent comme mission – en dehors des instances de direction ou de représentation formelles – de réunir et de coordonner des salariés engagés sur la question climatique dans le but de transformer les entreprises de l’intérieur. Conçu comme un « nouveau mouvement social », « Les collectifs » (qui disposent de leur propre site internet) sont à la charnière de la revendication, comme pourrait le faire un syndicat, et du mode projet, comme cela se pratique dans les entreprises et le monde du conseil dans le but d’obtenir plus rapidement des résultats concrets. Cette apparition d’un véritable « mouvement » est évidemment rare ; on peut signaler également l’émergence de « réseaux », moins organisés ou plus réticulaires. Dans le premier cas, c’est l’objectif visé qui est commun, entraînant à sa suite une dynamique, tel que la conçoivent « Les collectifs » ; dans le second, c’est plus nettement le champ des valeurs et les modes opératoires qui signent l’appartenance au réseau. Dans d’autres cas encore, on parlera de « sphère » aux contours moins nets mais dont les interactions, sur les réseaux sociaux surtout, dessinent des préoccupations, voire des combats communs. 

Quoi qu’il en soit, notre analyse porte ici exclusivement sur le phénomène des « coordinations » et des « collectifs de salariés » revendicatifs en dehors des syndicats – les deux, en effet, nous paraissant entretenir un véritable lien de filiation.

Or, que constate-t-on à ce jour3Notre analyse se fonde sur l’observation d’une quarantaine d’entreprises de tous secteurs, privé, public ou de l’économie sociale. ? Avant de pousser plus loin l’analyse, il est nécessaire, en effet, de faire une observation liminaire : les collectifs auto-organisés sont, à notre connaissance, un phénomène encore largement limité à quelques entreprises. Leurs modes d’action sont le plus majoritairement des doléances adressées directement aux DRH : une liste de revendications d’un service ou d’un métier, une lettre de réclamation ou une demande particulière formulée en marge d’une négociation. À la vérité, pas de quoi bousculer une entreprise. D’autant que face à cela, les réactions sont unanimes : « pour casser la dynamique, j’ai dit que je ne négociais qu’avec les syndicats, nous dit un DRH ; on leur a dit que sur le fond ils avaient raison, mais pas sur la forme qui n’était pas acceptable », note-t-il à propos d’une pétition portant sur des irritants qui empêchent le travail. En d’autres termes, si ces salariés ont bien quelque chose à dire, ils ne représentent pas grand monde et entraînent peu de salariés à leur suite. Et c’est en cela précisément que la SNCF apparaît comme un terrain d’analyse particulièrement intéressant, notamment lors de la grève de fin décembre 2022 qui en rappelle d’autres, principalement celles de l’hiver 1986.

1986, la SNCF à l’avant-garde des relations sociales ?

La SNCF est une entreprise emblématique de notre société : non seulement chaque Français porte en lui une histoire familiale ou amoureuse, professionnelle ou touristique qui lui doit quelque chose, mais surtout elle est dépositaire d’une partie de notre imaginaire social, à telle enseigne que chaque mouvement qui la secoue ne laisse personne indifférent. C’était vrai lors des grandes grèves de l’hiver 1995. Cela l’est encore aujourd’hui, comme on a pu le voir lors des grèves de contrôleurs qui ont fleuri en dehors des canaux du dialogue social formel à la fin de l’année dernière. Leur jusqu’au-boutisme a alors conduit à la suppression de trains durant le week-end de Noël, clouant chez eux des dizaines de milliers de personnes qui espéraient passer ce moment en famille. 

Si l’on peut parler à ce propos de « gilet-jaunisation » du mouvement social, la situation qu’a connue la SNCF n’est toutefois pas si nouvelle. En effet, c’est en 1986 – à la SNCF précisément – qu’est né le phénomène des coordinations dans l’entreprise. Créées en parallèles à la coordination des infirmières, elles s’inspiraient directement de l’expérience de la « coordination nationale étudiante » contre la loi Devaquet quelques semaines plus tôt. Et toutes ces coordinations préfigurent, selon nous, le phénomène des collectifs d’aujourd’hui.  

Dans un article de 1996, intitulé « Les coordinations, filles des années 19684Didier Leschi, « Les coordinations filles des années 1968 », CLIO, Femmes, Genre, Histoire, n°3, 1996. », Didier Leschi a donné de ce phénomène une analyse fine qui reste d’autant plus valable aujourd’hui qu’elle nous permet de faire la différence entre les anciennes coordinations et la nouveauté des collectifs. L’auteur définit les coordinations comme « une forme d’organisation temporaire, faisant son apparition au cours de périodes de mobilisation sociale, et se donnant pour fonction d’organiser et de représenter, si possible sur le plan national, des personnes appartenant à une même catégorie socioprofessionnelle en vue d’une action collective ». Il montre alors que ce qu’il appelle la « forme coordination » vient de loin : « redécouverte au milieu des années 1980, [elle] a une histoire. Sa résurgence dans l’espace propre au syndicalisme salarié n’est pas le produit d’une nouveauté. Elle est liée à la transmission d’une expérience de mobilisation, en décalage avec les normes syndicales, qui apparaît dans les années 1968 au cours des manifestations de la jeunesse scolarisée ». Devenues un élément essentiel du répertoire d’action collective des lycéens et des étudiants, elles vont traverser les années 1970 et le début des années 1980 jusqu’aux cheminots de 1986. À partir de là, on peut en préciser les traits selon quatre dimensions essentielles qui rejoignent largement ce que nous avons commencé à noter sur les collectifs actuels. 

Le métier : unir une même catégorie socioprofessionnelle

Les coordinations sont liées à des métiers identifiés et mobilisables comme tels. Ce qui les « différencie en cela d’autres structures temporaires de mobilisation transcatégorielles ou multisectorielles qui ont existé dans l’histoire comme les conseils ouvriers ou les soviets », note Didier Leschi. Et il ajoute, s’agissant de l’hiver 1986 : « Chez les cheminots, par exemple, ce sont les agents de conduite, l’élite de la profession, qui ont donné naissance à une coordination plus dynamique que celle dite intercatégorielle des cheminots qui rassemblait avec quelques agents de conduite, des guichetiers et des catégories considérées comme moins nobles du rail ». À la même époque, on retrouve cette logique socioprofessionnelle chez les infirmières qui furent les premières à se regrouper en dehors des organisations syndicales. 

Ce corporatisme est par conséquent anti ou, tout au moins, a-syndical. En effet, coordinations et collectifs ont cette même propension à passer outre les syndicats quand la revendication de « mon service », de « mon métier », de « mon centre », etc. n’est pas satisfaite ou que le service rendu par les organisations syndicales et les élus représentant le personnel ne convient pas. Toutefois, ce mode d’organisation apporte paradoxalement la preuve d’une certaine résistance des métiers aux transformations à grande vitesse des entreprises et des organisations de travail. De fait, il n’y a pas de collectif s’il n’y a pas, au préalable, la reconnaissance d’un métier proprement dit : par exemple, les opérateurs de conduite dans une centrale nucléaire, les infirmières et infirmiers à l’hôpital, dont un grand nombre s’était groupé dans le Collectif inter-urgence avant la crise liée à la pandémie de Covid-19, ou, bien évidemment, les contrôleurs (ou chefs de bord) de la SNCF fin 2022.

Le contournement organisé des appareils syndicaux 

Au milieu des années 1980, en matière de coordinations, il n’y pas de génération spontanée, comme le montre Didier Leschi, mais « une volonté de subversion du répertoire traditionnel des organisations syndicales, et de leur fonction, par des groupes militants qui ont intérêt à la modification des rapports de force entre organisations au moment où l’état de crise dans un secteur donné n’est plus maîtrisé par les organisations traditionnelles ». Ce ne sont donc pas la faible présence ou le peu de structuration syndicale qui déterminent la possibilité que puisse surgir une coordination, mais bien une volonté politique extérieure aux organisations syndicales dans le but de contourner ces appareils syndicaux afin de les obliger à bouger.

Ces années correspondent encore aux eaux relativement hautes de l’engagement politique, notamment à l’extrême gauche trotskiste et libertaire. De fait, ces différents courants vont agir de l’extérieur sur les coordinations, comme autant de « barons noirs » – en référence à la série du même nom où l’on voit agir en sous-main un homme politique, Philippe Rickwaert (incarné par Kad Merad), qui semble tirer les ficelles de bon nombre de mouvements sociaux et politiques. Ces « barons noirs » ne font qu’appliquer, en réalité, ce que préconisait déjà Trotski dans le Programme de transition de 1938 : « les sections de la IVe Internationale doivent constamment s’efforcer, non seulement de renouveler l’appareil des syndicats, en proposant (…) de nouveaux leaders prêts à la lutte à la place des fonctionnaires routiniers et des carriéristes, mais encore de créer, dans tous les cas où c’est possible, des organisations de combat autonomes qui répondent mieux aux tâches de la lutte des masses contre la société bourgeoise ».  

Pour ces militants politiques de l’époque, dont beaucoup se réclament encore du Programme de transition, il est nécessaire de créer, à l’intersection des carences managériales et syndicales, des organisations ad hoc embrassant et groupant chaque lutte catégorielle dans l’espoir de les faire converger dans des comités de grèves, des comités d’usine, etc. Ou encore dans d’autres manifestations collectives comme celles que l’on va connaître dans la décennie suivante sous l’appellation du « mouvement des sans » : sans emploi, sans papier, sans domicile, sans toit, etc. Organisées, elles aussi, sur le modèle des coordinations, elles appliquent aux questions de société le même traitement – à savoir le contournement et la mise sous pression des appareils bureaucratiques et administratifs afin de les faire bouger. 

Il existait donc, dans les années 1980-90, une véritable stratégie d’utilisation des coordinations et une réponse différenciée selon le type de syndicalisme : alors que la « charte de réunification » de l’Unef, signée au préalable par tous les courants politiques existants en son sein, disposait que « quand vient l’heure de l’action », le rôle du syndicat est de promouvoir l’auto organisation5L’article IX de la Charte de 1980 est ainsi rédigé : « Quand vient l’heure de l’action, il est de devoir du syndicat, de créer les meilleures conditions démocratiques au mouvement qui implique la participation à d’autres formes d’organisation des étudiants (AG, comité de grève, etc.) En ce sens, elle œuvrera au développement des formes d’auto-organisation d’autodétermination des étudiants ».,la tradition du syndicalisme ouvrier et salarié s’y oppose, pour sa part, radicalement ; d’où sa difficulté, encore aujourd’hui, à comprendre l’auto-organisation des salariés et à y répondre favorablement, voire à la prendre en charge.

L’émergence de porte-parole

Une coordination a pour objectif de créer un rapport de force avec les directions des organisations syndicales qui, par nature, vont être considérées comme « traîtresses ». Elle se prétend plus large que les organisations syndicales en regroupant syndiqués et non-syndiqués. La bataille est alors temporairement gagnée lorsque ces organisations se mettent à défendre à leur tour le mot d’ordre central. Mais cette pression vise aussi à interdire toute négociation en dehors de la coordination qui apparaît ainsi comme seule légitime. Bien que le mot d’ordre soit souvent « Pas d’égos en dehors de la coordination », la pression mise sur l’appareil syndical passe quand même par la désignation de porte-parole identifiés dont les médias ont nécessairement besoin pour rendre compte de ce qui se passe dans l’entreprise et incarner la lutte. Mais celui ou celle qu’on autorise à « causer dans le poste » ou à passer à la télé n’a qu’une présence éphémère ; idem pour celui qui est élu provisoirement via le « bureau de la coordination » et dont le rôle n’est que momentané.

Mise sous surveillance des syndicats

Comme on l’a déjà noté, le mode d’organisation des coordinations dans les années 1980-90 reflète nettement l’action de militants qui, forts d’une expérience politique différente, apparaissent en décalage avec les normes dominantes du monde syndical : ils récusent ainsi les pratiques considérées comme naturelles ou raisonnables au sein du dialogue sociale habituel qu’ils jugent, pour leur part, dépassées. Ils conçoivent alors une véritable défiance à l’encontre de la forme traditionnelle de délégation du pouvoir syndical et recherchent avec la « forme coordination » d’autres rapports de délégation, plus proches du mandat impératif. La coordination est donc fondée sur une sorte de démocratie directe avec ses propres rites : quelques délégués élus et révocables à tout moment sur la base d’un mandat discuté et voté à main levée dans les assemblées générales, les fameuses « AG ».

Politiques, parfois syndicalistes minoritaires ou oppositionnels, ces « professionnels de l’activité politique », entrés dans le militantisme au cours des années 1970, sont effectivement les mieux placés pour organiser ce type de luttes. Ils mettent alors les syndicats traditionnels sous surveillance et les transforment, si besoin, en de simples « prestataires de négociation », utilisés comme des « taxis » dont on se sert si cela est utile et que l’on abandonne une fois la mission accomplie : en 1986, par exemple, la coordination de la SNCF en avait besoin pour négocier, mais sans leur faire entièrement confiance.

Le recul de l’analyse et du temps montre que les coordinations sont surtout restées l’apanage de la SNCF durant les années 1990. Cette forme d’organisation s’est un peu répandue ailleurs comme à La Poste ou chez les routiers lors du conflit de 1992 qui mit en lumière l’emblématique « Tarzan », queue de cheval et anneau à l’oreille, et bien sûr dans le monde du soin avec les coordinations d’infirmières. Mais ce n’est qu’après le mouvement des « gilets jaunes » et à l’occasion de la grève des contrôleurs de la SNCF, fin 2022, que cette désintermédiation syndicale fait sa réapparition sous une forme renouvelée.

Les collectifs, la métamorphose et l’inédit 

Le mouvement national de grève des agents du « service commercial train », c’est-à-dire les contrôleurs ou chefs de bord, fin décembre 2022, a surpris tout le monde : outre le grand public, la direction de la SNCF comme les organisations syndicales qui avaient un temps appuyé les revendications au moment des élections professionnelles. Mais rares sont ceux qui auraient pu imaginer que le mouvement allait durer au-delà de la période électorale interne, qu’il arriverait à se structurer grâce aux réseaux sociaux, ni qu’il serait en proie à une telle intransigeance en contradiction avec les règles non écrites du dialogue social, amenant alors à annuler un grand nombre de trains au moment de Noël.  

Décembre 2022 : à grève inattendue, explications convenues… 

Parti du sud de la France et porté par un « collectif national » (le CNA) qui a rassemblé dans un groupe Facebook plus de 3 500 contrôleurs (sur 10 000), ce mouvement social s’est servi des outils numériques (réseaux sociaux et messageries instantanées) pour mieux se coordonner et mettre au point ses revendications. Tel est son aspect « gilets jaunes », renforcé par la défiance qu’il a professée tout du long vis-à-vis du syndicalisme. 

Une fois la grève suspendue et la situation sociale rentrée dans l’ordre, trois types d’explications se sont rapidement imposés pour raconter ce qu’il s’était passé. Si aucune n’est fausse, toutes, mises bout à bout, ne permettent pas de saisir exactement la nouveauté d’un mouvement social dont on peut penser qu’il pourrait être amené à se diffuser. 

Première de ces hypothèses explicatives, la déconnexion des syndicats.

Comme nous le confiait un DRH d’une autre entreprise confronté au même phénomène : « j’ai eu une grève sur un site qui se porte pourtant bien. Ils sont allés voir le délégué syndical pour lui demander de les aider à se mettre en grève ! Mais le management n’a rien vu venir et les syndicats non plus… Cela pose question sur les remontées d’informations sociales. Le syndicalisme est affaibli surtout de ce point de vue ». Ce dont il est question ici, c’est d’un décalage certain entre, d’un côté, l’offre syndicale, pourtant très diverse dans notre pays avec pas moins de cinq organisations représentatives au niveau national interprofessionnel – et huit si l’on retient le niveau fédéral ou sectoriel –, et, de l’autre, les attentes de leurs électeurs. Les directions d’entreprise ont plus que jamais besoin d’organisations syndicales représentatives et de représentants élus dans les nouveaux Conseils sociaux et économiques (CSE). Tout cet ensemble représentatif leur sert en effet à mener à bien les transformations qui les occupent de plus en plus, notamment à travers des accords majoritaires6Un « accord majoritaire » est un accord d’entreprise signé par l’employeur et par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli plus de 50% des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections. leur permettant d’avancer sur les sujets de réorganisation. Toutefois, une question se pose : les salariés-électeurs ont-ils besoin de ce type de représentation ? La réponse à cette question se lit malheureusement dans les taux de participation aux élections professionnelles : pour le cycle 2013-2016, le taux de participation dans le secteur privé s’est établi à 42,76%. Mais pour le cycle suivant (élections professionnelles ayant eu lieu entre 2017 et 2020), malgré un nombre d’inscrits plus élevé avec 900 000 de plus, les votants ont été 300 000 de moins ; soit un taux de participation de 38,24%, en recul de 4,5%. Idem pour la fonction publique dont les élections en décembre 2022 ont vu le taux de participation passer de 52,8% en 2014 à 43,7% l’année dernière, correspondant à un recul spectaculaire de plus de 9%…  

C’est là que se situe la deuxième explication, miroir de la précédente, plus technique mais pas moins réelle : la formidable rationalisation du dialogue social entreprise depuis une dizaine d’années et parachevée par les « ordonnances Macron » de 2018.

Entre 2008, date de la « position commune7On appelle « position commune » l’accord signé en 2008 entre la CGT, la CFDT et une large partie du patronat, sous l’égide du gouvernement, pour réformer profondément les règles de la représentativité syndicale. », et 2018, on a en effet assisté à une décennie de transformations du dialogue social, aboutissant, entre autres, à la création des CSE qui ont absorbé dans une seule instance toutes les représentations du personnel dont les délégués du même nom remplacés, selon les cas, mais pas obligatoirement, par des représentants de proximité. C’est précisément cette proximité qui, de l’avis de tous les observateurs et des acteurs du dialogue social eux-mêmes, fait désormais défaut. C’est notamment ce que mentionne le Comité d’évaluation des ordonnances travail, mis en place par France Stratégie et présidé par les anciens dirigeants de la CFDT et de l’UIMM Marcel Grignard et Jean François Pilliard : « S’agissant des objectifs associés à la fusion des instances dans le CSE (revitalisation, simplification et amélioration qualitative du dialogue social), si l’objectif d’une approche plus transversale est plutôt a priori partagé, l’effacement de la représentation de proximité apparaît comme une crainte récurrente », écrivent-ils8Le rapport complet et sa synthèse sont consultables sur le site de France Stratégie. Conséquences ? Une moins bonne prise de température du climat social. Ce que soulignent à l’envie les syndicats qui expliquent la spécificité de la mobilisation des contrôleurs de la SNCF par le nombre toujours plus réduit de représentants du personnel : « avec ce collectif, la boîte ne récolte que ce qu’elle a semé en cassant la représentation du personnel », selon le secrétaire fédéral de Sud-Rail, Erik Meyer, interrogé par Médiapart9Dan Israel, « À la SNCF, une grève chamboule-tout met en difficulté l’État, l’entreprise et les syndicats », Mediapart, 23 décembre 2022. Et il poursuit : « à la SNCF, la mise en place de l’instance unique s’est faite n’importe comment, on a perdu 70% des délégués du personnel ».

Enfin, ultime explication après le rejet de la faute sur les syndicats d’un côté et sur la direction de l’autre, la mise en cause des carences managériales elles-mêmes, sur fond de transformations de l’entreprise à marche forcée.

Car aucune des explications précédentes ne peut être prise en compte sans cette donnée principale : la rationalisation du dialogue social n’a pas d’autre objectif que de permettre à l’entreprise de s’adapter plus vite à l’évolution de ses conditions de marché dans un environnement concurrentiel de plus en plus intense. Les entreprises – et la SNCF ne fait pas exception, confrontée elle aussi à sa mise en concurrence avec d’autres compagnies européennes – sont alors saisies d’un mouvement quasi brownien qui accapare les syndicats et les représentants du personnel dans un dialogue social, certes imaginatif mais relativement formel, et qui, à l’autre bout, met les managers d’équipe sous tension. Ces derniers, en effet, sont ceux qui doivent à la fois expliquer des évolutions qu’ils maîtrisent mal et les mettre en œuvre ou les faire appliquer. Or, si les salariés ou les agents ne sont pas, par nature, rétifs aux changements, ils ont tout autant besoin de comprendre « ce qui ne change pas », au sein de l’entreprise, dans sa culture et sa raison d’être, et dans leurs métiers également.

Ce qu’il y a de paradoxal dans les explications données à la grève de décembre 2022, c’est qu’elles dessinent toutes une crise d’efficacité des encadrements managérial et syndical qui peinent, l’un et l’autre, à apporter des réponses concrètes et immédiatement efficaces aux problèmes rencontrés par les agents. Ceci ne pouvait qu’entraîner, à terme, la formation de collectifs, c’est-à-dire des effets d’évitement et de reprise de contrôle des conditions d’exercice du métier par ceux qui le pratiquent tous les jours. C’est donc bien sur cette crise spécifique que vient se greffer cette nouveauté que constituent l’apparition du collectif national des agents du service commercial train et la grève qui s’en est suivie.

Les collectifs, métamorphose des coordinations  

Les mouvements sociaux, comme une grève ou des manifestations, sont rarement des créations spontanées venues de nulle part. Au contraire, ils ont leur propre mémoire et s’inscrivent évidemment dans une histoire singulière. Mais ils sont tout autant enchâssés dans un contexte et des références qui participent à les structurer et à leur donner une forme unique – que ces références soient explicitement mobilisées ou non, pour s’y référer ou s’en défier. C’est ce que le sociologue américain Charles Tilly, spécialiste de l’analyse des mouvements sociaux, expliquait : « La contestation conserve son propre souvenir, et le résultat d’une lutte joue sur le caractère de la suivante », écrivait-il dans un article resté célèbre10 Charles Tilly, « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande Bretagne », Vingtième Siècle, n°4, 1984, pp. 89-108..

On peut donc faire la supposition que le calme des mobilisations de janvier-mai 2023 se pensait explicitement comme une sorte de revanche sur la violence du mouvement des « gilets jaunes ». Comme on peut faire l’hypothèse également que la grève des contrôleurs en décembre dernier, donc l’apparition d’un « style gilets jaunes » dans l’entreprise, s’est organisée sous l’ombre portée de ces mêmes « gilets jaunes » qui représentent désormais la référence majeure de tout engagement collectif d’ordre social.

L’ombre portée des « gilets jaunes »

La crise des « gilets jaunes » représente un moment particulier et proprement inédit de l’histoire sociale en France qui, depuis bientôt cinq ans, ne cesse de hanter la mémoire collective. Cette particularité tient autant aux raisons qui ont fait son succès qu’à celles qui ont signé son échec, les deux venant in fine se mélanger et se renforcer.

Au compte de la force surprenante, saisissante même, de ce que l’on a appelé la révolte des ronds-points, l’alliance de cinq éléments majeurs.

En premier lieu, une sociologie inédite, celle du back office de la société de services, c’est-à-dire de ces travailleurs géographiquement relégués, socialement invisibles mais qui vont se révéler économiquement indispensables avec la crise liée à l’épidémie de Covid-19 (caristes, transporteurs, livreurs, aides-soignantes, infirmières, etc.). Ensuite, l’utilisation massive des réseaux sociaux dans la structuration du phénomène comme dans son organisation, rendant ainsi le mouvement insaisissable. Puis la mobilisation des différents registres du signifiant « populaire » – la mobilisation passant ainsi du peuple-social demandant à vivre dignement de son travail au peuple-politique réclamant le référendum d’initiative citoyenne puis au peuple-national chantant La Marseillaise en agitant à tout va des drapeaux bleu-blanc-rouge dans une référence explicite à la Révolution française11Pour une théorie de l’articulation des « trois peuples » (social, politique et national), voir Laurent Bouvet, Le sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard, 2012. ; ce qui lui assura les faveurs de l’opinion qui ne cessera de soutenir le mouvement durant plusieurs mois. Enfin, la violence qui, en s’emparant très tôt du mouvement, le rendra fascinant et télégénique au point de lui faire croire qu’il pût être invincible…

Mais les raisons du succès sont aussi celles de son échec : le refus de se structurer interdisait de facto de faire surgir des revendications communes ; la disqualification des corps intermédiaires rendait pareillement impossible toute représentation du mouvement qui ne cessa de récuser tous ses porte-parole. Enfin, la demande de reconnaissance que représentait ce cri de révolte les éloignait d’autant du jeu politique, puisque les « gilets jaunes » ne voulaient finalement pas autre chose que ce qu’ils avaient déjà. On l’a bien vu le 1er décembre 2018 avec des manifestations violentes dans toute la France, notamment sous l’Arc de Triomphe : ce jour-là, si la République a tremblé, elle n’a pas vacillé et ne pouvait pas sombrer – il y a loin d’un besoin d’être écouté aux prémices de la Révolution…

Toutes ces raisons indiquent alors pourquoi aucun syndicat (ou même parti politique) des « gilets jaunes » n’a jamais vu le jour, même si certaines organisations s’en réclament encore12Il existe bien Le Syndicat des gilets jaunes mais c’est une émanation, dans une tradition « Sudiste », de l’Union des syndicats indépendants démocratiques (USID) qui est elle-même la continuité du Syndicat commerce des travailleurs en France (SCTF), anciennement Syndicat du commerce de Paris qui fut exclu de la CFDT. Une vieille histoire donc… mais pourquoi, cependant, le style qu’il a imprimé à la révolte sociale perdure et se retrouve aujourd’hui dans les nouveaux collectifs de salariés.

Ce modèle « gilets jaunes » nous permet alors d’opérer une distinction entre les anciennes coordinations et les collectifs observables actuellement, sur au moins quatre éléments, soit autant de points d’appui permettant aux salariés de répondre à la nouvelle donne sociale et de conjurer ainsi l’inefficacité managériale et syndicale.

C’est aussi ici que réside le sens du passage d’un mot à un autre, véritable révélateur d’une évolution sociale plus profonde : la coordination, comme son nom le sous-entend, était structurée par des courants, des tendances, des chapelles et sous-chapelles de formations politiques qu’il s’agissait de « coordonner » ensemble avec le reste des salariés ; le collectif, pour sa part, ne fédère que des individus dépolitisés à qui l’action collective va permettre de sortir de leur éventuel isolement sans s’éloigner d’eux-mêmes. Ajoutons aussi, comme on l’a remarqué chez les « gilets jaunes »13Voir à ce sujet : Denis Maillard, Une colère française, ce qui a rendu possible les Gilets jaunes, Paris, L’Observatoire, 2018, pp. 80-86. que de l’une à l’autre, c’est une certaine « culture de la déférence » qui a disparu. C’est-à-dire cette nécessité pour les plus modestes et les subordonnés de s’en remettre à des porte-parole naturels puisque leur condition ne leur permettait pas de « savoir » ni de « s’exprimer » par eux-mêmes. Ce phénomène apparaît comme une victoire paradoxale de l’école et de l’élévation du niveau d’éducation qui ont produit, bon an mal an, des individus éduqués prêts à parler pour eux-mêmes et déterminés à se saisir des outils pour le faire. Telle est la matrice des nouveaux collectifs.

La révolte en un clic ?

En 2011, Alec Ross, le conseiller pour l’innovation d’Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, avait déclaré un brin prophétique : « Le Che Guevara du XXIe siècle, c’est le net ». Force est de constater que des Printemps arabes aux « gilets jaunes », en passant par le Mouvement 5 Étoiles en Italie, la suite ne lui a pas donné tort. Pourtant, ce que permet le numérique, c’est uniquement la facilité d’organisation. Car il ne suffit pas d’un smartphone, d’une messagerie instantanée ou d’un profil Facebook pour se grouper et faire la révolution. Ce qui compte, c’est de se reconnaître avant tout membre d’une communauté ; celle-ci précède l’individu et lui permet, au moyen du numérique, de conjurer sa relative solitude.

Dans l’entreprise, c’est le sentiment d’appartenance à une communauté de métier – comme celle des contrôleurs – qui permet de sortir le salarié ou l’agent de l’isolement dans lequel le place l’exercice quotidien de ce même métier ; il suffit pour cela de croiser un collègue14S’agissant de la SNCF, si les contrôleurs TGV sont relativement isolés durant leur travail (un par rame), ils peuvent toutefois se retrouver à près d’une quarantaine le soir dans les résidences hôtelières mises à leur disposition lorsqu’ils terminent leur service loin de chez eux. d’échanger un numéro de téléphone qu’on viendra ajouter à un groupe WhatsApp ou de faire savoir qu’un collectif s’est créé sur Facebook… Ainsi, le groupe constitué grâce au numérique est d’abord un collectif d’échange d’informations et d’entraide avant d’être un collectif revendicatif ; il vient pallier le manque de temps collectif entre collègues, l’absence de proximité ou le défaut d’expression sur le travail et son contenu. C’est exactement ce qui s’est passé plus récemment avec la grève des cast members (employés) du parc Disney à Marne-La-Vallée qui se sont regroupés au sein du Mouvement anti-inflation (MAI) : « Je me suis dit qu’on allait commencer par créer un groupe WhatsApp pour se compter », explique son leader dans un article du Monde15Alexia Eychenne, « La grève, nouvelle attraction de Disneyland Paris », Le Monde, 7 juin 2023.. Nourri par le bouche-à-oreille, le groupe a alors grossi pour atteindre rapidement la limite des 1 000 membres autorisés.

Le phénomène apparaît donc plus fréquent là où les métiers restent encore largement définis et identifiés comme tels. Ce qui nous amène à cette hypothèse concernant les collectifs : ils agissent comme des contre-modèles à une atomisation du travail dans des univers sociaux en mutation, même fortement syndiqués. Là où le travail peut être nommé à travers une identité de métier, il est alors possible de se reconnaître collectivement dans une communauté qui a ses problèmes et ses intérêts propres, autant de données liées précisément à l’exercice de ce métier. 

Tout ceci accélère immanquablement la défiance vis-à-vis du pouvoir managérial ou syndical et par conséquent la désintermédiation permise par l’outil numérique : a-t-on besoin de tous ces gens et d’interminables réunions pour se parler, se prendre en main et faire valoir nos intérêts ? D’où un nouveau rapport à l’organisation syndicale.

Relativisation du rôle des syndicats, simples « fournisseurs d’accès » à la grève

L’une des nouveautés des collectifs de la SNCF a été de passer d’un rapport de dépendance-méfiance avec les organisations syndicales, comme en 1986 quand celles-ci jouaient le rôle de « prestataires de négociation » au service de la coordination, à un rapport de dépendance-défiance dans lequel les organisations syndicales sont ignorées ou reléguées au rôle de simples « fournisseurs (juridiques) d’accès » à une modalité d’action – la grève – pour une catégorie sociale capable de se mobiliser en dehors d’eux.

En effet, si dans le secteur privé, un mouvement de grève peut être déclenché à tout moment, sans préavis ni avertissement ou tentative de conciliation, à la SNCF, à l’inverse, il est lié à un préavis déposé par une organisation syndicale ; le collectif des contrôleurs a donc dû s’appuyer sur des syndicats pour déposer des préavis – CGT et Sud principalement ; la CFDT et l’Unsa ayant petit à petit cessé leur soutien. Le collectif a donc eu seulement besoin du pouvoir formel des syndicats, pas de leur savoir-faire politique ou de leur capacité opérationnelle (sauf pour l’organisation d’un vote qui a mal tourné sur Facebook).

De peur de se couper (de la base salariée ou d’une radicalité qui les dépasserait) les syndicats ont alors accompagné le collectif de contrôleurs même s’ils n’avaient en réalité rien à y gagner. C’est ici que l’on ne peut que constater le flottement de la part du gouvernement, de la direction comme des syndicats en décembre dernier : qui négocie quoi ? La réponse n’est plus très claire. Et si certains syndicats ont cessé leur appui au mouvement parce qu’ils pensaient avoir obtenu suffisamment, les salariés en grève ne l’ont pas entendu de la même oreille – cela était déjà le cas lors du conflit des raffineries à l’automne dernier.

Le désaveu du négociateur par sa « base » est assez fréquent lors des conflits sociaux ; ce qui l’est moins en revanche, c’est le désaveu de la négociation elle-même… Et donc du dialogue social et de ses règles. Dans ces conditions, on comprend pourquoi la direction, ou les directions d’entreprise en général, en dehors des aspects légaux, tiennent à continuer de négocier avec des organisations syndicales uniquement ; c’est l’assurance d’une moindre atomisation corporatiste du corps social. Car c’est cela qui est en jeu et que nous avons sous les yeux pour une bonne part : une atomisation du dialogue social qui semble ne plus servir à rien, sur fond de rationalisation des instances, ramenées souvent à un pur théâtre si ce n’est à un jeu de « bidouille et de magouille » comme on a pu nous le dire.

La fin des « barons noirs »

L’atomisation constatée dans les conflits du travail se lit aussi à travers un phénomène en rupture complète avec les formes anciennes de mobilisation : la fin des « barons noirs », c’est-à-dire la disparition de cette prise en main politique du conflit par l’extérieur, qui était le propre des coordinations des années 1980-90. Cette situation est le fruit de l’élévation du niveau général d’éducation, comme on l’a dit, mais aussi de la désidéologisation en cours : les salariés qui se groupent dans un collectif ne sont plus d’anciens militants politiques appliquant une stratégie de contournement syndical. Il s’agit le plus souvent de professionnels se heurtant au mur de l’inefficacité syndicale ou managériale et restant sans réponse à leurs problèmes immédiats de conditions de vie ou de travail, tout en se méfiant instinctivement des organisations institutionnalisées et des porte-parole.

Cette nouvelle configuration a trois conséquences majeures dans le cadre d’un conflit social.

D’abord, la désintermédiation numérique dont nous avons parlé incite à l’auto-organisation : les salariés font d’abord confiance à eux-mêmes et à leurs collègues proches pour régler leurs problèmes. Comme nous le rappelions plus haut, 72% des salariés font d’abord confiance à leurs collègues proches pour régler leurs problèmes et un peu plus de la moitié seulement aux syndicats… On pourrait presque parler à cet égard d’un « survivalisme social » dans lequel les salariés ou les agents se détachent des actions collectives censées faire écran entre leurs problèmes et la direction qui pourrait les régler, puis commencent à se persuader que tout se passe au niveau du seul groupe affinitaire, voire au niveau de l’individu lui-même et de ses recours personnels. D’où une certaine tendance, parallèle aux collectifs, à s’adresser d’abord à un avocat avant d’imaginer aller parler avec un représentant du personnel : il est le garant du respect des droits individuels. Sans compter, en plus, les effets d’enfermement interprétatif du collectif sur lui-même, le rendant ainsi poreux aux idées complotistes. On l’a bien vu chez les « gilets jaunes ».  

Ensuite, la fin des « barons noirs » s’accompagne de celle des porte-parole, les uns étant liés aux autres : l’auto-organisation procède en effet d’un égalitarisme qui ne permet pas à un individu de se hisser au-dessus du groupe pour le représenter ou parler et négocier en son nom – tendance qui renforce d’autant la difficulté d’une écriture médiatique du mouvement social : personne n’y comprend plus rien…  

Enfin, ce qui se perd également avec la disparition des « barons noirs », c’est un certain savoir-faire social et militant, donc une qualité de négociation, comme nous avons pu le constater avec les collectifs auxquels nous nous sommes intéressés : difficulté à rentrer en contact avec un interlocuteur valable pour commencer à discuter, multiplication des interlocuteurs qui varient d’une réunion à une autre, modification des revendications selon la nature de ces interlocuteurs et pratiques « baroques » des relations sociales, comme ce que nous avons vécu avec le collectif inter-urgence dans sa discussion avec le ministère de la Santé en 2019 – il nous a alors fallu expliquer à son président (membre de la première Promo Social Demain16Social Demain est un programme de formation par les pairs visant à identifier chaque année une promotion de 50 personnes de moins de 35 ans s’intéressant aux questions sociales afin de leur permettre de se connaître, d’échanger et de se former aux contacts les uns des autres et avec des intervenants extérieurs.), qui nous posait la question, qu’il était difficile de négocier avec le cabinet du ministre et en même temps de lui mettre « un coup de pression » en acceptant que des militants du collectif s’injectent toutes les dix minutes une piqure d’adrénaline sous les fenêtres du ministère : soit on discute, soit on se suicide, mais rarement les deux à la fois…  

Dans ces conditions, les collectifs apparaissent comme des phénomènes sociaux pré-syndicaux. En effet, l’une des tâches du syndicalisme naissant au XIXe siècle fut de désigner des délégués portant des revendications communes, sélectionnées et hiérarchisées, puisqu’il était physiquement impossible aux patrons d’usine de négocier avec chacun de leurs ouvriers mécontents. On comprend dès lors que, face à un collectif, après la tentation de l’écarter, la première réclamation des DRH porte sur la désignation de partenaires de négociation crédibles. Ce dont ils ne disposent pas toujours…

Des primes de nuisance inadaptées au monde du back office

Sur fond d’inflation, les raisons de la grève de décembre 2022 et les revendications associées portaient sur les rémunérations, sujet complexe à la SNCF. Mais la demande appuyait moins sur une augmentation générale des salaires que sur l’adéquation du revenu à la pénibilité générale de l’emploi, c’est-à-dire adaptée aux conditions de travail spécifique des contrôleurs, comportant un émiettement important du temps social (les distances à parcourir, les rotations, le travail de nuit ou durant les jours fériés comme à Noël…) – sans compter les tâches supplémentaires à accomplir ou les risques accrus d’incivilités et d’agression sur fond de transformation du métier : moins de surveillance, plus de service…

À défaut de transformer radicalement les conditions de ce travail – les trains ne vont pas s’arrêter de fonctionner à Noël, bien au contraire –, la question qui se pose est donc de savoir comment il serait possible de « racheter » cette pénibilité spécifique. Posée dans le cadre de la SNCF à la fin de l’année, cette question a occupé également bon nombre de réflexions durant la mobilisation de janvier-juin 2023 contre la réforme des retraites sur fond de crise générale du travail. En effet, on touche ici à ce que l’ère industrielle et le fordisme avaient inventé, avec le consentement du mouvement syndical, et que le sociologue Henri Vacquin a appelé les « primes de nuisance » – chaque nuisance, chaque pénibilité ou détérioration des conditions de travail devaient être rachetées par des primes monétaires particulières : prime de travail, prime de réveillon, prime de salissure, prime de douche, etc. En ce domaine, l’imagination sociale était au fait de son pouvoir…

Le problème avec les primes de nuisance, c’est qu’au fil du temps elle se fondent dans le salaire et deviennent des « avantages acquis » qui poussent à demander de nouvelles primes, etc. Mais surtout, elles n’obligent en rien à réduire la pénibilité elle-même : dans ce système fordiste, la qualité de vie et le bien-être au travail s’apparentent à ce que l’historien Jean-François Sirinelli a appelé un « bonheur différé »17Jean-François Sirinelli, Les Révolutions françaises (1962-2017), Paris, Odile Jacob, 2017. désignant ainsi l’imaginaire majoritaire des Trente Glorieuses dominées par le catholicisme et le communisme qui l’un et l’autre promettaient un paradis (sur Terre comme au ciel) toujours remis à plus tard. De fait, sans cesse reportée à demain, l’amélioration des conditions de travail doit être « achetée » par des « primes » payées aujourd’hui dans le but de faire patienter jusqu’au jour ou au monde d’après – la « prime de nuisance » absolue étant en ce domaine l’avancée de l’âge de la retraite que l’on a offerte aux conducteurs il y a longtemps et à laquelle ils s’accrochent, rejoints maintenant par les contrôleurs qui l’ont demandée à leur tour…

Au-delà des conditions de travail difficiles qui sont bien connues, ce sont aussi les modes de vie associés au travail qui ne sont plus rachetables : qui accepte encore l’émiettement des temps sociaux qui fait vivre à contretemps du reste de la société ? Qui accepte encore de différer son bonheur dans un monde à venir ou dans un peu plus de pouvoir d’achat ? Plus grand monde assurément, c’est la question posée par la réforme des retraites et le problème général des métiers de services, notamment ceux du back office de la société, c’est-à-dire l’ensemble des métiers du soin apporté aux personnes et aux choses, ainsi que des métiers de la continuité économique et sociale18Pour une présentation générale de la notion de « back office de la société de service », nous renvoyons à Denis Maillard, Indispensables mais invisibles, reconnaître les travailleurs en première ligne, La Tour d’Aigues/Paris, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2021.. Pour tous ceux-là, les « primes de nuisance » ne sont plus adaptées.

Il existe ainsi un véritable « paradoxe du back office » qui peut s’écrire ainsi : plus une partie de la société se libère du travail pour mieux consommer, plus celle-ci peut choisir librement de vivre et travailler quand, où et comme elle le désire, alors plus ce mode de vie va faire peser sur les travailleurs du back office une somme accrue de contraintes en termes de disponibilité, de transport et d’efforts. C’est ce qu’ont bien dit les contrôleurs de la SNCF : à quelles conditions est-il possible de travailler à transporter des gens qui vont faire la fête en famille ? Surtout quand aucune prime ni aucun départ anticipé ne rachètent totalement le temps passé loin de chez soi, loin de ses enfants et surtout loin de cette fête que semblent être devenus la vie et le travail des autres… À cette question, il n’est, pour le moment, de réponse que monétaire (la prime de nuisance). Pourtant, la question porte en elle une transformation fondamentale du rapport au travail.

Ce « malaise dans le travail » a d’abord été principalement repéré chez ceux qui, grâce au travail à distance, peuvent s’activer où et comme bon leur semble, à travers notamment le phénomène de dénonciation des bullshit jobs, ces « boulots à la con » provoquant un sentiment d’inutilité et d’ennui. La grève des contrôleurs, intervenue quelques semaines avant la crise sociale autour de la réforme des retraites, a montré que le malaise touche désormais tout le monde, les travailleurs du back office également, comme on a pu le voir plus récemment à travers un grand nombre de grèves dans les secteurs de la distribution, de l’agro-alimentaire19Voir à ce sujet Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, Le cri du cœur social des sous-préfectures, Fondation Jean-Jaurès, 5 avril 2023. et même du loisir avec la grève chez Disney. Certes, les contrôleurs ne sont pas dans les conditions des aides-soignantes, des caristes ou des transporteurs, mais ils font partie du back office

En uniforme et assermentés, travaillant sur les quais ou dans les trains, principaux interlocuteurs entre l’entreprise et les voyageurs, ils sont chargés de l’accueil, de l’information et de l’assistance aux voyageurs. À cet égard, la vaste enquête Fondation Travailler autrement, Temps commun et Occurrence portant sur les travailleurs invisibles20Les invisibles, plongée dans la France du back office, Fondation Travailler autrement, 2021. insiste sur les caractéristiques communes des travailleurs du back office que l’on retrouve précisément chez les contrôleurs, notamment celles-ci : se tenir dans une relation de service, porter un vêtement de travail ou un uniforme, travailler en posture debout, habiter à distance de son lieu de travail donc être dépendant des transports collectifs ou de la voiture, connaître des horaires décalés ou de nuit, ne pas avoir de réelle prise sur l’organisation de son travail et ne pas pouvoir télétravailler ou être dépendant d’outils numériques pour réaliser son travail, etc. On le comprend bien, les contrôleurs sont, en somme, au cœur de la nouvelle rivalité sociale que l’on sent grandir entre ceux qui demeurent coincés dans la pièce classique du travail avec son unité de temps, de lieu et d’action, et ceux qui s’en affranchissent en télétravaillant où ils le souhaitent, n’ayant besoin pour cela que… de prendre un train. 

Une langueur s’est donc emparée de l’ensemble des travailleurs, une lassitude nommée travail21Denis Maillard, Pénibilité, une lassitude nommée travail, Fondation Jean-Jaurès, CFDT, 6 janvier 2023. qui gagne à son tour le back office de la société. La grève de la SNCF n’est donc que le début de nos ennuis de consommateurs…

Conclusion : « Quand ça va pas, on fait comment ? » 

Dans son article « Diversité et évolutions des attitudes des salariés à l’égard des syndicats22Tristan Haute, « Diversité et évolutions des attitudes des salariés à l’égard des syndicats », Travail et emploi, Dares, 13 décembre 2022. », le chercheur Tristan Haute distingue trois catégories au sein du salariat en matière d’attitude vis-à-vis des organisations syndicales : si l’image des syndicats lui paraît rester majoritairement favorable, la part des salariés « qui ont une perception positive a diminué au cours de la dernière décennie ». Si bien qu’il peut identifier un premier salariat « à la fois faiblement intégré professionnellement, du fait de son âge ou, dans une moindre mesure, de la relative précarité de ses conditions d’emploi et (…) par ailleurs à distance des syndicats, car appartenant à de petites structures concentrées dans des secteurs où l’implantation syndicale est faible » ; un autre salariat « du secteur marchand, qualifié, autonome, bien intégré, en ascension professionnelle qui adopte l’attitude la plus hostile au mouvement syndical » ; et enfin un dernier salariat de l’industrie, des services et du secteur public : « Une majorité d’entre eux sont bien intégrés professionnellement, mais une partie non négligeable est aussi confrontée à la précarité » et commence donc à se défier elle aussi des syndicats. C’est ici, dans cette dernière catégorie, que va se jouer l’irruption de collectifs non syndicaux.

En effet, si Tristan Haute regrette que « le fait que l’action syndicale soit de plus en plus un sujet d’intérêt périphérique pour les salariés », il évoque surtout une « apathie à l’égard des syndicats, accompagnant donc un retrait participatif des salariés sur leur lieu de travail, qui pourrait aller de pair avec l’émergence de mobilisations qui se déploient hors du travail ». Or, ces mobilisations, comme on vient de le voir, se tiennent également sur le lieu de travail lui-même et concernent les conditions de travail et de rémunération.

Les collectifs qui naissent de manière anti ou a-syndicale sont donc des réactions spontanées aux carences managériales ou syndicales, c’est-à-dire autant un réflexe contre l’inefficacité des réponses institutionnelles à des problèmes concrets qu’un besoin d’autonomie face à une sphère sociale et professionnelle jugée peu efficace. Le collectif apparaît donc comme un objet non identifié du dialogue social qui, en retour, met celui-ci à nu ; il interroge autant le pouvoir syndical et managérial que celui de la direction. Or, la question que pose l’existence du collectif est à cet égard relativement simple, il s’agit pour le salarié ou l’agent de disposer de la réponse à cette interrogation élémentaire : « Quand ça ne va pas, je fais comment ? ».

Tant que la réponse à cette question essentielle s’avérera compliquée, nébuleuse et ne renverra celui ou celle qui la formule qu’à sa solitude ou à l’atomisation de son métier dans une entreprise en pleine transformation, alors la réaction spontanée de l’individu au travail sera de se grouper avec d’autres qui partagent, à partir de l’exercice de leur métier, le même désarroi et de se débrouiller par eux-mêmes. Condamnation sans appel du syndicalisme tel qu’il est aujourd’hui, cette réaction peut également apparaître comme la promesse d’une vivification à venir.

Le défi pour les entreprises confrontées à ce type de phénomènes sociaux est donc de taille et se joue à deux niveaux.

D’un côté, il existe un enjeu de proximité, d’expression et de formation : les collaborateurs d’aujourd’hui veulent pouvoir s’exprimer et avoir leur mot à dire sur la marche de l’entreprise et la manière de faire leur travail ou de réaliser leurs tâches ; ils sont assez éduqués pour y parvenir. Car les salariés qui se groupent ont bien quelque chose à dire… Et il faut sans aucun doute l’entendre, même si la forme laisse à désirer. C’est pourquoi il est également important de les former aux questions et aux relations sociales : quand on ne sait ni ce qu’est un syndicat ou un représentant élu, ni comment exprimer son mécontentement – on ne parle même pas de faire grève – et que la judiciarisation et le recours aux avocats font de plus en plus jouer à ces derniers un rôle de « syndicalistes de l’extérieur », alors il est évident qu’une partie du savoir-faire militant et des codes sociaux s’est totalement perdue et doit être reconstituée de manière organisée. Notre conviction est que « le droit d’expression », cette intuition des lois Auroux dont les quarante ans ont été célébrés l’année dernière, doit être revisité et réinventé. Pourquoi pas à l’aune de l’apport des conventions citoyennes ? Ces dispositifs encore balbutiants montrent qu’il est possible d’organiser des débats structurés où les opinions, les besoins et les intérêts, parfois contradictoires, se reconnaissent et échangent afin d’éclairer la décision publique. Pourquoi ne pas acclimater ces dispositifs à l’entreprise avant toute restructuration importante, par exemple, et donc tout déclenchement des procédures de dialogue social qui intégreraient leur apport ? Il ne s’agit pas de faire jouer aux salariés un rôle qui n’est pas le leur, mais de permettre leur expression organisée. Car si l’on « écoute » beaucoup les salariés (au moyen de baromètres, de sondages, de surveys, etc.), bien peu s’expriment réellement.    

D’un autre côté, il existe un enjeu de dialogue professionnel et de saisie des données du climat social qui devrait rendre capables les syndicats de se mettre à l’écoute de ces collectifs pour intégrer leurs demandes dans le jeu institutionnel, à défaut de les anticiper. Il s’agit alors transformer le collectif réactif en un collectif constructif ; mais cela suppose a minima d’aller les voir et de leur parler… C’est ici qu’il faut questionner la formidable rationalisation du dialogue social qu’ont constituée les ordonnances de 2018 : la proximité est plus essentielle que jamais, tout comme l’expression sur le contenu du travail et les conditions dans lesquelles on l’exécute ; tout cela nourrit le dialogue social lui-même. De fait, la pression est aujourd’hui plus forte sur les organisations syndicales ; ce n’est rien de moins que leur survie qui est en jeu. Car si les salariés tendent trop à ne plus leur faire confiance et à les dépasser à travers des collectifs auto-organisés, les directions pourraient, à leur tour, en tirer des conséquences similaires tant en termes d’efficacité que d’utilité. « Alors, on fera sans eux », nous avouait récemment un dirigeant que la « non-assistance à syndicats en danger » semblait ne plus effrayer.

  • 1
    Enquête du Cevipof sur le dialogue social, réalisée en 2022 en collaboration avec Ipsos et Dialogues, portant sur un échantillon national représentatif de la population française salariée (privé et public hors fonctionnaires). Pour un décryptage de cette étude, cf. Guy Groult et Martial Foucault, Les salariés et les syndicats, une relation toujours compliquée, Telos, 17 avril 2023.
  • 2
    Tribune de 27 collectifs de salariés in Les Échos, 15 avril 2021.
  • 3
    Notre analyse se fonde sur l’observation d’une quarantaine d’entreprises de tous secteurs, privé, public ou de l’économie sociale.
  • 4
    Didier Leschi, « Les coordinations filles des années 1968 », CLIO, Femmes, Genre, Histoire, n°3, 1996.
  • 5
    L’article IX de la Charte de 1980 est ainsi rédigé : « Quand vient l’heure de l’action, il est de devoir du syndicat, de créer les meilleures conditions démocratiques au mouvement qui implique la participation à d’autres formes d’organisation des étudiants (AG, comité de grève, etc.) En ce sens, elle œuvrera au développement des formes d’auto-organisation d’autodétermination des étudiants ».
  • 6
    Un « accord majoritaire » est un accord d’entreprise signé par l’employeur et par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli plus de 50% des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections.
  • 7
    On appelle « position commune » l’accord signé en 2008 entre la CGT, la CFDT et une large partie du patronat, sous l’égide du gouvernement, pour réformer profondément les règles de la représentativité syndicale.
  • 8
    Le rapport complet et sa synthèse sont consultables sur le site de France Stratégie.
  • 9
    Dan Israel, « À la SNCF, une grève chamboule-tout met en difficulté l’État, l’entreprise et les syndicats », Mediapart, 23 décembre 2022.
  • 10
    Charles Tilly, « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande Bretagne », Vingtième Siècle, n°4, 1984, pp. 89-108.
  • 11
    Pour une théorie de l’articulation des « trois peuples » (social, politique et national), voir Laurent Bouvet, Le sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard, 2012.
  • 12
    Il existe bien Le Syndicat des gilets jaunes mais c’est une émanation, dans une tradition « Sudiste », de l’Union des syndicats indépendants démocratiques (USID) qui est elle-même la continuité du Syndicat commerce des travailleurs en France (SCTF), anciennement Syndicat du commerce de Paris qui fut exclu de la CFDT. Une vieille histoire donc…
  • 13
    Voir à ce sujet : Denis Maillard, Une colère française, ce qui a rendu possible les Gilets jaunes, Paris, L’Observatoire, 2018, pp. 80-86.
  • 14
    S’agissant de la SNCF, si les contrôleurs TGV sont relativement isolés durant leur travail (un par rame), ils peuvent toutefois se retrouver à près d’une quarantaine le soir dans les résidences hôtelières mises à leur disposition lorsqu’ils terminent leur service loin de chez eux.
  • 15
    Alexia Eychenne, « La grève, nouvelle attraction de Disneyland Paris », Le Monde, 7 juin 2023.
  • 16
    Social Demain est un programme de formation par les pairs visant à identifier chaque année une promotion de 50 personnes de moins de 35 ans s’intéressant aux questions sociales afin de leur permettre de se connaître, d’échanger et de se former aux contacts les uns des autres et avec des intervenants extérieurs.
  • 17
    Jean-François Sirinelli, Les Révolutions françaises (1962-2017), Paris, Odile Jacob, 2017.
  • 18
    Pour une présentation générale de la notion de « back office de la société de service », nous renvoyons à Denis Maillard, Indispensables mais invisibles, reconnaître les travailleurs en première ligne, La Tour d’Aigues/Paris, L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2021.
  • 19
    Voir à ce sujet Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, Le cri du cœur social des sous-préfectures, Fondation Jean-Jaurès, 5 avril 2023.
  • 20
    Les invisibles, plongée dans la France du back office, Fondation Travailler autrement, 2021.
  • 21
    Denis Maillard, Pénibilité, une lassitude nommée travail, Fondation Jean-Jaurès, CFDT, 6 janvier 2023.
  • 22
    Tristan Haute, « Diversité et évolutions des attitudes des salariés à l’égard des syndicats », Travail et emploi, Dares, 13 décembre 2022.

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