Depuis le début du mouvement social contre la réforme des retraites, une mobilisation est inédite : celle des petites et moyennes villes, de cette France des sous-préfectures qui ont recomposé leur tissu économique autour des commerces de grande distribution. Pourtant, ainsi qu’Axel Bruneau et Thibault Lhonneur l’analysent, les perspectives d’emplois dans ces territoires se rompent aujourd’hui sur l’autel d’une économie détériorée, produisant déclassement et colère sociale.
Les mobilisations contre la réforme des retraites du 7 mars dernier jettent une lumière crue sur le conflit social : leur ampleur interroge le travail, sa place, sa rémunération, sa reconnaissance. Ces débats trouvent un écho particulier dans les professions très présentes dans la France des sous-préfectures.
Comme depuis le 19 janvier 2023, la sixième journée de mobilisation contre la réforme des retraites a été massivement suivie dans les petites et moyennes villes :
- plus de 4 000 personnes à Châtellerault, sous-préfecture de la Vienne (86) ;
- plus de 5 000 personnes à Vierzon, sous-préfecture du Cher (18) ;
- plus de 500 personnes à Lodève et plus de 8 000 à Béziers, sous-préfectures de l’Hérault (34) ;
- plus de 2 000 personnes à Saint-Gaudens, sous-préfecture de Haute-Garonne (31) ;
- plus de 5000 personnes à Saint-Quentin, sous-préfecture de l’Aisne (02).
En se concentrant sur l’ancienne région Bourgogne, à titre d’exemple, on voit nettement que la journée du 7 mars dernier a été, une fois de plus, suivie dans des petites et moyennes villes, marquées par un passé industriel ou agricole.
Capture 1. Carte des manifestations en Bourgogne – 7 mars 20231France 3 Bourgogne.
Que les sources soient syndicales ou préfectorales, les participations n’ont cessé de croître depuis les premières mobilisations, traduisant le rejet profond et croissant que cette réforme suscite2« Les Français et la réforme des retraites », sondage Elabe du 20 mars 2023.. Fait notable, près de 50% des manifestants sont issus des petites et moyennes villes lors de chacune de ces journées.
Au-delà, la journée du 7 mars s’est accompagnée d’événements inédits : des grèves importantes ont éclaté dans la grande distribution. Elles se sont produites en différents endroits du territoire, elles ont été suivies, spontanées, anticipées. Et c’est la traduction sectorielle de nouvelles réalités professionnelles dans la France des sous-préfectures.
La grande distribution est le symbole de ces nouveaux horizons professionnels : alors que la désindustrialisation fait son œuvre partout sur le territoire à partir des années 19803« L’effet d’entraînement de l’industrie dans l’emploi », UIMM Ille-et-Vilaine Morbihan., les emplois industriels sont peu à peu remplacés par des emplois dans la grande distribution. Et à mesure qu’ils se développent, puisque leur nombre est multiplié par six en cinquante ans4Jérôme Fourquet et Raphaël Llorca, La société de supermarché, rôle et place de la grande distribution dans la France contemporaine, Fondation Jean-Jaurès, 26 juillet 2022., les commerces de grande distribution symbolisent l’évolution socio-économique de la France des sous-préfectures : elle en reproduit l’armature territoriale, épousant son âge d’or puis son ressac.
Carte 1. Évolution de la part des emplois industriels par département entre 1975 et 20195Anaïs Voy-Gillis, « Cartes de l’évolution de l’emploi industriel en France de 1975 à 2019 », Diploweb, 9 septembre 2020.
Carte 2. Part des emplois dans la logistique par zone d’emplois
L’évolution est considérable : Intermarché passe par exemple de 310 magasins en 1980 à 1832 en 20207Groupement Les Mousquetaires.. Pour Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, « Intermarché fait descendre son maillage du territoire jusqu’au niveau des bourgs et des chefs-lieux de cantons […]. Au total, toute l’armature urbaine du pays est aujourd’hui couverte et pourvue de grandes surfaces jusqu’aux bourgs d’à peine un millier d’habitants8Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux : Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021, pp. 69-70. ».
La stratégie d’Intermarché reflète celles des autres enseignes de grande distribution : Super U, Carrefour ou encore Casino ont épousé la trame urbaine française. Leur poids salarial et commercial est significatif : Intermarché embauchait 150 000 en 2019, Leclerc 127 000, 70 000 pour Super U, pour un total global de 800 000 salariés, dont 85% appartiennent aux catégories socioprofessionnelles d’employé ou d’ouvrier.
Cette évolution transforme une France qui devient peu à peu une « zone de chalandise9Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux : Économie, paysages, nouveaux modes de vie, op. cit., 2021. », mais qui ne produit pas autant d’externalités positives que son ancêtre industriel : les emplois dans la grande distribution en particulier et dans les services en général ne viennent pas compenser les emplois industriels à raison de 1 pour 1. On estime en effet qu’un emploi à temps plein dans l’industrie comporte quatre ou cinq emplois induits en parallèle10« Fonds SPI : 3 200 emplois directs générés par de nouveaux sites industriels », BPI France, 17 septembre 2021., dans la sous-traitance, la logistique ou l’administration. Ces emplois induits stagnent à 1,5 pour chaque emploi dans les services11« L’effet d’entraînement de l’industrie dans l’emploi », art. cité..
Ces mutations de l’appareil productif français ont donc pour effet mécanique d’assécher la vitalité économique de certains territoires. Or la France des petites et moyennes villes est triplement touchée par ces changements : outre le recul industriel qui a cruellement frappé les villes mono-industrielles (Vierzon, Thaon-les-Vosges, Abbeville, Alès, ou Forbach), elle a par ailleurs fait l’objet d’implantations commerciales qui n’ont pas intégralement compensé les emplois disparus. Enfin, ces implantations ne répondent pas aux anciennes logiques foncières et ont, au contraire, renforcé le clivage entre centres et périphéries : le développement à outrance des zones commerciales en sortie des villes, venant rompre avec la mécanique des fluides qui privilégiait les centres-villes, a produit une restructuration de l’architecture des villes et de la répartition des emplois sur le territoire. Les lieux de production, de logistique et de distribution sont désormais dissociés des lieux de décision : aux métropoles les emplois de cadres, de direction, d’administration, à forte valeur ajoutée ; aux petites et moyennes villes des emplois peu qualifiés, précaires et incertains. Aux métropoles, la valorisation d’un centre urbain riche et rayonnant. Aux petites et moyennes villes, des centres abandonnés au profit de périphéries insaisissables. Le groupe s’inscrit parfaitement dans cette nouvelle logique spatiale : son siège est à Paris, ses unités stratégiques en proche banlieue parisienne, mais ses unités de production sont dispersées dans de nombreuses sous-préfectures (Issoudun, Montluçon, Châtellerault).
Ce schéma vaut également pour les nouvelles industries qui se réinstallent depuis 201512« Le nouveau souffle de l’industrie française », Chambre de commerce et d’industrie. : les sites industriels sont très souvent implantés dans des villes petites et moyennes : Naturopera à Bully-les-Mines (Pas-de-Calais) pour y fabriquer des couches écologiques, Andros à Brive-la-Gaillarde, Biotech Dental à Salon-de-Provence13Solène Davesne, « Dix usines qui ouvriront leurs portes en 2022 », L’Usine nouvelle, 3 janvier 2022.. Il faut bien noter en parallèle que ces nouveaux emplois industriels ne compensent pas en chiffres absolus les millions d’emplois perdus depuis les années 1970 : en 1975, les emplois industriels représentaient entre 37% et 39% de la main-d’œuvre des départements relevant aujourd’hui des Hauts-de-France14Nord, Pas-de-Calais, Somme, Oise, Aisne.. Aujourd’hui, cette proportion s’y élève à 16% environ : l’usine Fashion Cube récemment ouverte à Neuville-en-Ferrain, qui ambitionne de compter 100 salariés d’ici à 202415Amandine Vachez, « Des jean fabriqués dans le Nord, avec le Fashion Cube Denim Center », Lille Actu, 6 avril 2022., ou Naturopera et ses quarante emplois, si elles revitalisent incontestablement des territoires meurtris, ne rivalisent pas avec les hauts fourneaux de Trith-Saint-Léger. Fermés au début des années 1980, ils employaient jusqu’à 12 000 ouvriers.
Ainsi, la France des sous-préfectures hérite du triptyque maudit : déclin de l’industrie traditionnelle, implantation en périphérie des grandes surfaces et emplois à faible niveau de rémunération. Le cri du cœur social des sous-préfectures, s’il était inattendu16Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, La France des sous-préfectures : la révolte inattendue ?, Fondation Jean-Jaurès, 8 février 2023., trouve sa source dans le temps long de ces dernières décennies : il ne constitue finalement que l’écume d’une histoire caractérisée par les lentes crues et décrues de notre appareil productif. Ces évolutions depuis trente ans ont fait des villes petites et moyennes la cinquième roue du carrosse, et les dernières mutations menacent de passer par la hache le malheureux train, déjà bien entamé. L’essor de la logistique et de ses nouvelles plateformes censées pourvoir à des commandes passées en ligne sans cesse plus urgentes s’est implanté de façon préférentielle dans les espaces qui nous intéressent ici. Préférentielle certes, mais pas uniforme : les entrepôts d’Amazon ont choisi une implantation dans des villes petites et moyennes, parce que ces dernières disposent de foncier. Et c’est surtout ensuite la proximité des axes autoroutiers qui a été privilégiée : Montélimar, Boves, Lauwin-Planque, Châlons-en-Champagne, Saran sont toutes bien reliées au réseau autoroutier17Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux : Économie, paysages, nouveaux modes de vie, op. cit., 2021, p. 79-80.. Certaines de ces implantations sont certes situées dans d’anciens bassins industriels, mais c’est avant tout la bonne liaison routière avec le reste du territoire qui a présidé à ces choix18Lauwin-Planque se situe par exemple à proximité de Douai, en bordure de l’autoroute A21..
Les territoires des villes petites et moyennes empilent donc quatre difficultés : la désindustrialisation, la surreprésentation des petits emplois dans la distribution et les services, le rôle de dernier maillon de la nouvelle chaîne industrielle française, l’implantation sélective et discriminante des plateformes logistiques.
C’est l’infrastructure économique d’ensemble qui assigne une fonction à ces espaces, finissant par les déterminer socialement.
Et c’est celle qui, le 7 mars 2023, s’est relevée dans un moment d’effervescence collective.
La force collective
En parallèle de la réforme des retraites, les négociations annuelles obligatoires (NAO) se déroulent actuellement dans la grande distribution. Ces négociations entre syndicats et direction portent notamment sur la politique salariale et donc sur les niveaux de rémunération des salariés, dont les logisticiens dans les centrales d’achats ou les caissières dans les supermarchés.
Cette année, justement, les négociations se déroulent dans le climat particulier d’une forte contestation sociale, notamment dans les zones géographiques où ces métiers sont très présents.
À Canly, dans l’Oise (60), la plateforme logistique d’Intermarché est en grève faute d’accord. D’autres centrales d’achats du même groupe sont concernées ailleurs : Béziers (34), Neulliac (56) en banlieue de Pontivy (sous-préfecture), Bressols (82).
Près de Toul (54), la plateforme de Lidl a également connu un épisode de grève. Toujours dans la logistique, la plateforme d’Aimargues, œuvrant pour le groupe Royal Canin dans le Gard, a fait l’objet d’un mouvement social début janvier.
Ces grèves se forment sur des revendications parallèles à la contestation sociale : les salariés réclament des hausses de salaire pour suivre19Lisa Guyenne, « Les magasins de bricolage Weldom en grève : “En 22 ans, je n’ai jamais été augmentée” », France info, 10 décembre 2022., a minima, le cours de l’inflation et quittent ainsi les négociations lorsque les représentants de la direction ne suivent pas les revendications20Stefane Pocher, « 80% des salariés en grève illimitée à la base logistique Intermarché de Béziers », France Bleu, 3 mars 2023..
L’idée que la CGT seule serait derrière ce mode opératoire est fausse : les autres forces syndicales représentatives sont tout aussi concernées par la grève et c’est bien souvent la CFDT qui est majoritaire dans ces secteurs.
Habituellement calme, le secteur de la grande distribution clame son ras-le-bol depuis maintenant plusieurs mois : depuis septembre 2022, les syndicats sont en première ligne pour obtenir des améliorations dans les conditions de travail et une augmentation des salaires21« Le ras-le-bol de la grande distribution : des prix bas toute l’année… au détriment des salariés ! », CFDT Bretagne, 10 janvier 2023.. Et la masse s’est amplifiée début 2023 en parallèle du mouvement de contestation sociale contre la réforme des retraites.
L’unité syndicale et la stratégie cohérente des oppositions contre la réforme ont permis dans ces secteurs d’agir comme une barrière de sécurité et ont fini d’enclencher la dynamique collective nécessaire à la mobilisation sectorielle. Ainsi, les grèves n’étaient ni sèches ni décorrélées du climat social national : elles se sont déployées dans un mouvement qu’elles ont ensuite nourri.
Ainsi, cette force collective produit des effets victorieux ou atténue, temporairement, des décisions douloureuses pour les salariés : le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) des magasins Les Nouveaux Robinsons a été suspendu par le tribunal judiciaire de Bobigny le 6 mars 2023. À l’appel d’une intersyndicale dans le groupe Pierre Le Goff, plus de 50% des effectifs étaient en grève le 2 mars 2023 afin d’obtenir plus que les 2% à 4% d’augmentation prévue par la direction alors même que le groupe appartient à un géant britannique de la distribution (groupe BUNZL) dont le chiffre d’affaires s’élevait à 10 milliards d’euros en 202022Groupe BUNZL, site Internet.. En février 2023, en parallèle des mobilisations, une grève inédite s’est déclenchée à l’appel de la CGT dans les trois filières du groupe Rexel afin d’obtenir des hausses salariales plus importantes que celles promises par la direction.
Si les exemples ne manquent pas, ces revendications ne tiennent pas d’un caprice ou d’une extravagante aspiration à un confort excessif : elles sont la marque d’un profond sentiment d’injustice face à la distribution des fruits d’un travail d’autant plus réel que le pays ne peut pas s’en passer.
Or ces actions se déploient pour l’essentiel dans la France des petites et moyennes villes : Rexel est établi essentiellement dans la façade est du pays et a des unités à Roanne (42), Autun (71), Avallon (89), Dole (39). Et comme indiqué précédemment, les centres logistiques en grève se situent principalement dans les périphéries de villes sous-préfectorales au passé industriel rutilant.
Ce n’est pas un hasard, cette mobilisation inédite est l’écume d’une grande marée, car des secteurs professionnels entiers sont au creux de la vague.
Des professions atomisées : diagnostic d’un malaise social
Si, dans les rues commerçantes des métropoles, les enseignes de luxe et les commerces de proximité23Delphine Gerbeau, « Les centres-villes commerçants les plus dynamiques mis en lumière », La Gazette des communes, 21 février 2019. se portent bien, dopées par le tourisme et la concentration des hauts revenus, la fermeture des chaînes de magasins de milieu de gamme qui animaient les rues piétonnes des petites et moyennes villes rappelle les fermetures des dernières industries il y a vingt-cinq ans. L’exode rural et l’essor des grandes surfaces commerciales établies en périphérie avaient condamné les merceries, poissonneries et boucheries des petites et moyennes villes, avec, en parallèle, l’érosion d’une classe moyenne établie grâce aux emplois directs et induits d’une économie reposant sur le tissu industriel. Avec les nouveaux modes de consommation, reposant sur la vente en ligne, ajoutés à la partition sociale du territoire français, les petites et moyennes villes, voire certaines préfectures moins attractives, subissent la fermeture de ces enseignes, dont certaines sont parfois installées en périphérie, dans les zones commerciales.
Depuis plusieurs mois donc, des chaînes emblématiques ferment ou sont menacées de fermeture, laissant systématiquement des centaines d’emplois dans la grande distribution sur le carreau.
Carte 3. Répartition des magasins San Marina24Chaîne de magasins de chaussures, San Marina a été placé en liquidation judiciaire le 20 février 2023. 163 boutiques sont concernées. 680 personnes sont menacées de licenciements.
Carte 4. Répartition des magasins Camaïeu25Chaîne de magasins spécialisés dans le prêt-à-porter. Fermeture définitive des quelque 650 magasins le 1er octobre 2022, entraînant la suppression de 2 600 emplois.
Carte 5. Répartition des magasins Kookaï26Chaîne de magasins spécialisés dans le prêt-à-porter. Placée en liquidation judiciaire le 1er février 2023. La chaîne compte environ 121 points de ventes et emploie 320 personnes.
Carte 6. Répartition des magasins Go Sport27Chaîne de magasins spécialisés dans les articles de sport. Placé en redressement judiciaire le 19 janvier 2023, le groupe compte 511 magasins et embauche près de 2 100 personnes.
La liste pourrait s’allonger avec Pimkie, Burton, Galeries Lafayette, etc.
Ces enseignes symbolisaient la vitalité des commerces de proximité, reposant principalement dans les villes moyennes, avec pour cible la classe moyenne et comme modèle de distribution des produits fabriqués à bas coût permettant des marges confortables.
L’effondrement de ce secteur de la distribution symbolise la démoyennisation progressive de la société française28Jérôme Fourquet, « La fin de la grande classe moyenne », Fondation Jean-Jaurès, 16 mai 2019., entraînant avec elle une paupérisation des petites et moyennes villes. Si on imaginait que ce phénomène ne concernait que les centres-villes, la fermeture de ces magasins indique un déclin progressif des centres commerciaux périphériques. À Vierzon, par exemple, sur les 25 enseignes ouvertes lors de l’inauguration d’une zone commerciale implantée en sortie de ville, avec ses parkings à rallonge et ses promesses d’emplois, seuls 13 subsistent dix ans plus tard29Benoît Morin, « L’Orée de Sologne à Vierzon, une zone commerciale en grand déclin », Le Berry Républicain, 3 mars 2021.. Ce phénomène n’est pas marginal : les centres commerciaux connaissent des baisses de fréquentation depuis plusieurs années, bien avant même le début de la pandémie, qui n’a été qu’un accélérateur du phénomène entamé dès 201730« Centres commerciaux : quelles sont les causes de ce déclin alarmant ? », Wishibam, 11 avril 2019.. En 2019, l’association des intercommunalités de France (AdCF) insistait même sur ce déclin des zones commerciales périphériques avec le risque de voir apparaître des friches commerciales similaires aux friches industrielles31Émilie Zapalski, « Pour d’AdCF, il faut anticiper le déclin des commerces en périphérie », Loctalis, 11 décembre 2019..
Si le sort des communes qui ont opté pour ces développements commerciaux mériterait une étude approfondie, il est surtout ici question des perspectives d’emplois qui se rompent sur l’autel d’une économie détériorée.
Comme vu précédemment, la part des emplois dans la grande distribution et le commerce représente une part importante de l’emploi salarié global, avec une vampirisation évidente des métropoles et grandes villes.
Carte 7 – Part des emplois dans le commerce et les services32Observatoire des territoires, 2021.
Ces fermetures ne sont pas les seules inquiétudes dans ces espaces.
L’automatisation progressive des caisses automatiques entraîne une baisse des activités dans les supermarchés et autres grandes enseignes. De Decathlon à McDonald’s, en passant par Carrefour, Super U ou Monoprix, le nouveau rôle des consommateurs-caissiers condamne les hôtes et hôtesses de caisse, métiers surreprésentés dans la France des sous-préfectures dans la part globale des emplois. Ainsi, depuis le déploiement progressif de ces systèmes automatisés, le nombre d’emplois équivalent temps-plein supprimés ou perdus s’élevait à 150 000 en 201933« Les caisses automatiques auront-elles raison des caissières ? », Capital, 31 août 2019..
Au-delà, les promesses actuelles d’emplois créés par le déploiement de zones logistiques demeurent également un leurre pour les mêmes raisons : l’automatisation des chaînes et entrepôts logistiques se conjugue avec l’échec cuisant des grandes plateformes qui recrutent bien moins de personnes que ne l’annonçaient les promoteurs immobiliers logistiques. Ainsi, pour des tailles importantes, les entrepôts logistiques n’embauchent qu’environ 60 salariés quand ils dépassent les 30 000 m², quand les projets promettaient de créer 200 à 500 emplois34« Méga-entrepôts : maxi bobards et giga-risques », France Nature Environnement, 29 juin 2018..
Ces activités à l’immobilier florissant ont un double effet négatif : d’une part, les subventions données pour ces emplois représentent35Florence Mouradian et Ano Kuhanathan, E-commerce et emploi : bilan et perspectives dans le commerce non alimentaire et les services en Europe, Kavala Capital, 30 novembre 2020. un coût considérable pour les collectivités territoriales tout en détruisant un certain nombre d’emplois préexistants. On estime en effet que le développement du e-commerce lié à ces plateformes a engendré une destruction nette de 114 000 emplois entre 2009 et 2018 dans le secteur du commerce.
Or jusqu’alors, rien n’indique que les gains de productivité réalisés par ces nouveaux systèmes bénéficient aux salariés et aux territoires : pour l’heure, aucune « taxe-robot36« Retraites : Michel-Édouard Leclerc assure ne pas “se reconnaître” dans cette réforme et propose de “faire payer les robots” », France info, 3 mars 2023. » n’a vu le jour et, on l’a dit, les niveaux de rémunération dans la grande distribution sont l’objet d’un âpre combat entre salariés et directions. C’est au contraire l’inquiétude qui fleurit sur les cendres de professions bientôt disparues37Pierre-Yves Gomez et Cécile Jolly, « Comment travaillerons-nous demain ? », Fondation Jean-Jaurès, 29 mai 2017.. Quel avenir pour les futurs salariés de la France des sous-préfectures quand, après la disparition de l’industrie, ce sont les plaies d’une grande distribution aux emplois atomisés qu’il faudra panser ? La France apparaît ainsi guettée par une nouvelle faillite « des pays noirs », les centres commerciaux remplaçant les fosses, les immenses parkings les carreaux des mines, les lotissements pavillonnaires les corons de jadis. À ceci près que la crise qui vient ne resterait pas cantonnée aux bassins industriels : elle toucherait l’ensemble des périphéries géographiques, accentuant encore le fossé entre le cœur des métropoles et tout le reste.
Toute l’épaisseur sociale du pays
Ces fractures sociales sont déjà à l’œuvre dans ces zones géographiques et l’urgence sociale est là : l’augmentation de 22% du nombre de bénéficiaires des Restos du cœur entre les campagnes 2022 et 2023 est sans précédent38Victor Tribot Laspière, « Restos du cœur : la fréquentation en hausse de 22% lors des “trois premiers mois” de la campagne d’hiver », France Bleu, 28 février 2023.. À ce rythme, les Restos du cœur prévoient la distribution d’environ 170 millions de repas à l’issue de la campagne 2023.
En s’arrêtant sur quelques départements où les préfectures et sous-préfectures sont de taille modeste (moins de 50 000 habitants), la tendance est similaire : elles présentent des hausses historiques, à deux chiffres. Dans l’Orne, la campagne 2021-2022 s’est achevée avec 710 000 repas servis, soit 30 000 en plus que l’année précédente. Dans l’Aisne, le nombre de bénéficiaires a augmenté de 15% à 20% dès l’ouverture de la campagne hivernale 2022-2023. Dans le Loir-et-Cher, le directeur Daniel Bonheure s’attendait à une hausse de 20% pour cette saison39« Loir-et-Cher : Les Restos du cœur inquiets au lancement de leur 38e campagne », La Nouvelle République, 23 novembre 2022.. Ce phénomène d’augmentation concerne surtout les femmes et les jeunes, indépendamment du secteur géographique40Édouard Cousin, « Aux Restos du cœur, de plus en plus de jeunes et de femmes », L’Alsace, 18 novembre 2022..
Ces nouveaux pauvres sont d’abord directement touchés par l’inflation record sur les énergies et les denrées alimentaires41Ano Kuhanathan, Les Nouveaux Pauvres, Inflation, vie chère, qui pour payer l’addition ?, Paris, Éditions du Cerf, 2023. et sont essentiellement issus d’une classe moyenne en perdition. Les emplois atomisés dans la grande distribution provoquent des faillites individuelles : là où les salaires stagnent, le décrochage est plus net.
Cette fin progressive de la classe moyenne n’est pas qu’un mirage : c’est une réalité économique, intellectuelle et bientôt commerciale. En novembre 2022, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, acte ce déclassement pour la décennie en cours et annonce le déploiement dès l’automne 2023 de nouvelles enseignes visant de nouveaux modes de consommation reposant sur le cash and carry afin de tirer les prix vers le bas42Philippe Bertrand, « Carrefour acte le déclassement de la société française », Les Échos, 16 novembre 2022..
Ces nouvelles réalités sociales et économiques ont percé progressivement dans la mobilisation contre la réforme des retraites : massifiées au départ, elles ont été sectorielles à mesure que les journées d’action s’égrainaient. La « France qui se lève tôt » a rejoint les défilés syndicaux, et ce, de façon quasi inédite : c’est cette opportunité qui s’est présentée à la gauche politique et syndicale en ce début d’année 2023.
Si la formule a un temps fait florès dans la bouche d’un président de droite, Nicolas Sarkozy, elle demeure au cœur du symptomatique de l’évolution socio-électorale de la gauche : le décrochage de l’électorat ouvrier s’est confirmé, pour elle, élection après élection. En 1978, 69% des familles dont le « chef de famille43Selon la nomenclature retenue par l’Insee en 1954. » se déclare ouvrier optent pour le vote à gauche, identifié comme le meilleur levier de défense des intérêts d’un groupe cohérent, avec un certain niveau de conscience de classe. Pourtant, dès 1986, cette part tombe à 58% pour ne plus s’élever qu’à 52% en 1997. À partir de 2002, le vote ouvrier bascule peu à peu vers l’extrême droite et l’abstention : le Front national puis le Rassemblement national captent 24%44Nonna Mayer, « Les hauts et les bas du vote Le Pen », Revue française de science politique, vol. 52, n°6, 2002, pp. 505-520. des électeurs ouvriers en 2002 et 36% en 2022 (part des salariés légèrement inférieure pour ces deux élections)45« Présidentielles : les plus jeunes ont voté Jean-Luc Mélenchon, les plus vieux Emmanuel Macron », France info, 11 avril 2022.. Le vote à gauche a donc cessé de constituer un automatisme électoral de classe. Quant à l’abstention, ceux qui ont le bac ou un diplôme inférieur s’abstiennent globalement deux fois plus en 2022 qu’en 200246« Vingt ans de participation électorale : en 2022, les écarts selon l’âge et le diplôme continuent de se creuser », Insee, 17 novembre 2022.. Pourtant, cette partie du pays, à la forte proportion dans la France des sous-préfectures, a bien, au regard des mobilisations récentes, des aspirations à une meilleure vie au travail, et donc des intérêts de groupe réels et cohérents.
La gauche doit donc reprendre la main sur la question du travail par un retour à ses fondamentaux politiques : la valeur travail ne désigne pas une éthique morale, mais une valeur numéraire. Il a fallu du travail pour créer toute chose et l’accumulation de capital n’a découlé que du surtravail prélevé par ses détenteurs. C’est du travail que se créent les conditions qui permettent le fonctionnement de notre modèle social. C’est donc par le travail que la première solidarité s’opère.
Des défis entiers se présentent, la seule crise climatique constitue une occasion décisive de retour de ces questions au cœur du débat public. Les chantiers et les défis sont immenses. Il y a besoin de travail réel pour mettre tout en œuvre, davantage que de discours creux sur la valeur morale du travail ou sur la possibilité de faire réaliser l’ensemble des tâches manuelles par des robots.
Il incombe à la gauche politique de penser le mouvement contre la réforme des retraites sans l’isoler de son contexte social et spatial. Il ne faut pas renvoyer les « gilets jaunes » au terme d’obscure « jacquerie », mais bien voir que les mobilisations qui éclosent en France depuis la deuxième moitié des années 2010 s’adossent à des réalités socio-économiques puissantes : les recompositions de l’espace productif sélectionnent et disqualifient des territoires, produisant inévitablement déclassement et colère sociale. La gauche doit ainsi repenser la place du travail dans une perspective de transition environnementale et d’épanouissement individuel ; elle doit l’articuler aux grands enjeux territoriaux pour redonner ses lettres de noblesse à l’action publique.
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- 2« Les Français et la réforme des retraites », sondage Elabe du 20 mars 2023.
- 3« L’effet d’entraînement de l’industrie dans l’emploi », UIMM Ille-et-Vilaine Morbihan.
- 4Jérôme Fourquet et Raphaël Llorca, La société de supermarché, rôle et place de la grande distribution dans la France contemporaine, Fondation Jean-Jaurès, 26 juillet 2022.
- 5Anaïs Voy-Gillis, « Cartes de l’évolution de l’emploi industriel en France de 1975 à 2019 », Diploweb, 9 septembre 2020.
- 6Pierre Dusonchet et Axel Gilbert, « La filière logistique se concentre en périphérie des villes », Insee, 2 novembre 2017.
- 7Groupement Les Mousquetaires.
- 8Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux : Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021, pp. 69-70.
- 9Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux : Économie, paysages, nouveaux modes de vie, op. cit., 2021.
- 10« Fonds SPI : 3 200 emplois directs générés par de nouveaux sites industriels », BPI France, 17 septembre 2021.
- 11« L’effet d’entraînement de l’industrie dans l’emploi », art. cité.
- 12« Le nouveau souffle de l’industrie française », Chambre de commerce et d’industrie.
- 13Solène Davesne, « Dix usines qui ouvriront leurs portes en 2022 », L’Usine nouvelle, 3 janvier 2022.
- 14Nord, Pas-de-Calais, Somme, Oise, Aisne.
- 15Amandine Vachez, « Des jean fabriqués dans le Nord, avec le Fashion Cube Denim Center », Lille Actu, 6 avril 2022.
- 16Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, La France des sous-préfectures : la révolte inattendue ?, Fondation Jean-Jaurès, 8 février 2023.
- 17Jean-Laurent Cassely et Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux : Économie, paysages, nouveaux modes de vie, op. cit., 2021, p. 79-80.
- 18Lauwin-Planque se situe par exemple à proximité de Douai, en bordure de l’autoroute A21.
- 19Lisa Guyenne, « Les magasins de bricolage Weldom en grève : “En 22 ans, je n’ai jamais été augmentée” », France info, 10 décembre 2022.
- 20Stefane Pocher, « 80% des salariés en grève illimitée à la base logistique Intermarché de Béziers », France Bleu, 3 mars 2023.
- 21« Le ras-le-bol de la grande distribution : des prix bas toute l’année… au détriment des salariés ! », CFDT Bretagne, 10 janvier 2023.
- 22Groupe BUNZL, site Internet.
- 23Delphine Gerbeau, « Les centres-villes commerçants les plus dynamiques mis en lumière », La Gazette des communes, 21 février 2019.
- 24Chaîne de magasins de chaussures, San Marina a été placé en liquidation judiciaire le 20 février 2023. 163 boutiques sont concernées. 680 personnes sont menacées de licenciements.
- 25Chaîne de magasins spécialisés dans le prêt-à-porter. Fermeture définitive des quelque 650 magasins le 1er octobre 2022, entraînant la suppression de 2 600 emplois.
- 26Chaîne de magasins spécialisés dans le prêt-à-porter. Placée en liquidation judiciaire le 1er février 2023. La chaîne compte environ 121 points de ventes et emploie 320 personnes.
- 27Chaîne de magasins spécialisés dans les articles de sport. Placé en redressement judiciaire le 19 janvier 2023, le groupe compte 511 magasins et embauche près de 2 100 personnes.
- 28Jérôme Fourquet, « La fin de la grande classe moyenne », Fondation Jean-Jaurès, 16 mai 2019.
- 29Benoît Morin, « L’Orée de Sologne à Vierzon, une zone commerciale en grand déclin », Le Berry Républicain, 3 mars 2021.
- 30« Centres commerciaux : quelles sont les causes de ce déclin alarmant ? », Wishibam, 11 avril 2019.
- 31Émilie Zapalski, « Pour d’AdCF, il faut anticiper le déclin des commerces en périphérie », Loctalis, 11 décembre 2019.
- 32Observatoire des territoires, 2021
- 33« Les caisses automatiques auront-elles raison des caissières ? », Capital, 31 août 2019.
- 34« Méga-entrepôts : maxi bobards et giga-risques », France Nature Environnement, 29 juin 2018.
- 35Florence Mouradian et Ano Kuhanathan, E-commerce et emploi : bilan et perspectives dans le commerce non alimentaire et les services en Europe, Kavala Capital, 30 novembre 2020.
- 36« Retraites : Michel-Édouard Leclerc assure ne pas “se reconnaître” dans cette réforme et propose de “faire payer les robots” », France info, 3 mars 2023.
- 37Pierre-Yves Gomez et Cécile Jolly, « Comment travaillerons-nous demain ? », Fondation Jean-Jaurès, 29 mai 2017.
- 38Victor Tribot Laspière, « Restos du cœur : la fréquentation en hausse de 22% lors des “trois premiers mois” de la campagne d’hiver », France Bleu, 28 février 2023.
- 39« Loir-et-Cher : Les Restos du cœur inquiets au lancement de leur 38e campagne », La Nouvelle République, 23 novembre 2022.
- 40Édouard Cousin, « Aux Restos du cœur, de plus en plus de jeunes et de femmes », L’Alsace, 18 novembre 2022.
- 41Ano Kuhanathan, Les Nouveaux Pauvres, Inflation, vie chère, qui pour payer l’addition ?, Paris, Éditions du Cerf, 2023.
- 42Philippe Bertrand, « Carrefour acte le déclassement de la société française », Les Échos, 16 novembre 2022.
- 43Selon la nomenclature retenue par l’Insee en 1954.
- 44Nonna Mayer, « Les hauts et les bas du vote Le Pen », Revue française de science politique, vol. 52, n°6, 2002, pp. 505-520.
- 45« Présidentielles : les plus jeunes ont voté Jean-Luc Mélenchon, les plus vieux Emmanuel Macron », France info, 11 avril 2022.
- 46« Vingt ans de participation électorale : en 2022, les écarts selon l’âge et le diplôme continuent de se creuser », Insee, 17 novembre 2022.