En quoi la démétropolisation peut-elle représenter un cadre théorique pertinent pour évoquer les nouveaux déséquilibres du territoire ? À quelques jours du premier tour des élections législatives anticipées, Axel Bruneau, professeur d’histoire-géographie, montre qu’elle offrirait des perspectives à une action publique résolument tournée vers la planification écologique et permettrait également de sortir d’une dichotomie mortifère dressant les villes progressistes contre les campagnes conservatrices.
Lors des élections européennes du 9 juin dernier, le Rassemblement national (RN) est parvenu en tête dans 93% des communes françaises. Le chiffre, qui sidère, ne doit pas conduire à occulter deux réalités : il s’agit très souvent de communes peu peuplées et la distribution électorale est très différente dans les grandes villes qui mettent la gauche le plus souvent largement en tête1À Montpellier, la liste de La France insoumise (LFI) conduite par Manon Aubry parvient en tête avec 24,18% des suffrages. La liste Parti socialiste-Place publique (PS-PP) conduite par Raphaël Glucksmann parvient en deuxième position avec 19,61%. À Rennes, c’est l’inverse : la liste PS-PP parvient en tête avec 24,93% et la liste LFI deuxième avec 17,85%. La liste écologiste de Marie Toussaint se plaçant en quatrième position, le total des voix de gauche s’y établit à pratiquement 60% des voix avec le renfort des communistes et de l’extrême gauche. Dans le XIXe arrondissement de Paris, ce chiffre est plus élevé encore, avoisinant les deux tiers des suffrages exprimés.. Cependant, la lecture d’une carte électorale aussi polarisée alimente inévitablement un discours qui voudrait qu’en matière de détermination du vote, le clivage territorial l’emporte sur le clivage de classe.
À la veille du premier tour des élections législatives, il nous faut porter une attention particulière aux conditions économiques qui produisent un tel clivage.
« La campagne commence là où s’arrête la ville », écrivait Julien Gracq. « Simplement, elles n’en finissent pas, les villes »2Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, José-Corti, 1985., ajoutait-il, dans une curieuse prédiction de la France urbaine contemporaine. Ainsi, lire nos paysages, et tout particulièrement le processus global d’urbanisation, c’est interroger le phénomène contemporain de métropolisation et notamment ses conséquences sociales et environnementales. C’est aussi déplier la réalité de ce que l’on nomme trop communément « la France périphérique »3Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014., concept qui passe sous silence de nombreuses autres périphéries (rural profond, montagnes, campagnes prisées des touristes). Penser le mouvement populaire, ce doit être le penser dans son ensemble et donc chercher une perspective commune pour tous les espaces maltraités.
On se propose ici de montrer en quoi la démétropolisation peut représenter un cadre théorique pertinent pour évoquer les nouveaux déséquilibres du territoire, offrir des perspectives à une action publique résolument tournée vers la planification écologique et enfin sortir d’une dichotomie mortifère qui dresserait les villes progressistes contre les campagnes conservatrices.
Les conséquences socio-spatiales de la métropolisation
La métropolisation, un phénomène de concentration et de sélection
La métropolisation constitue le phénomène géographique majeur à l’œuvre sur le territoire français depuis un demi-siècle. Il est constitué par le regroupement des hommes4Paris, Montpellier, Bordeaux, Toulouse et Nantes absorbent 50% des habitants supplémentaires de la France recensés entre 1975 et 1999. et des activités5Les 14 métropoles françaises concentrent 51% du PIB, cf. Benoît Lajudie, « Réforme régionale : un enjeu pour la croissance », France Stratégie, juillet 2014. dans quelques très grandes villes. Paris concentre ainsi l’écrasante majorité des emplois de direction, la quasi-totalité des sièges sociaux de grandes entreprises. Les métropoles régionales fonctionnent selon le même modèle, avec parfois des spécialisations comme la chimie à Lyon ou l’aéronautique à Toulouse. L’exemple de la région Occitanie est particulièrement éloquent : 63% des emplois en recherche-développement sont concentrés à Toulouse et 18% des emplois de conception-recherche sont à Montpellier. Ces ensembles urbains opèrent un travail de sélection : elles conservent les activités de direction et de conception ainsi que le secteur tertiaire supérieur, reléguant les autres maillons de la chaîne de production dans les espaces périphériques que sont les banlieues et les petites villes. En sélectionnant ces emplois et en concentrant la valeur ajoutée, elles créent un effet de bulle : elles disposent d’importantes retombées fiscales qui, réinvesties, les rendent attractives et dynamiques. La concentration des emplois les plus fortement qualifiés et donc les mieux rémunérés opère une pression accrue sur un foncier limité. La conjonction des deux phénomènes entraîne un renflement des prix immobiliers dans les hyper-centres. Les classes moyennes sont donc contraintes de glisser des villes-centres vers les banlieues et les espaces périurbains tandis que les classes populaires sont de plus en plus concentrées dans les quartiers dégradés des grandes villes, dans les cités d’habitat social, dans les centres-bourgs abandonnés des périphéries. Le prix moyen du mètre carré atteint 10 800 euros dans Paris intramuros6Statistiques immobilières des notaires de France disponibles en ligne., il a été multiplié par trois à Bordeaux depuis les années 20007Statistiques immobilières des notaires de France disponibles en ligne.. Ce phénomène frappe également les villes de la proche banlieue : le ticket d’entrée pour l’achat d’un pavillon à Mérignac (Gironde), à Tournefeuille (Haute-Garonne) ou aux Pennes-Mirabeau (Bouches-du-Rhône) se situe aux alentours de 600 000 euros8Statistiques immobilières des notaires de France disponibles en ligne.. Seuls les ménages aisés ont donc désormais accès à ces espaces. Alors que la maison individuelle demeure, en 2023, le souhait de vie de 88% des Français9Marylise Léon, Mathieu Gallard, La société idéale de demain aux yeux des Français, Fondation Jean-Jaurès, CFDT, 16 novembre 2023., les ménages qu’ils constituent ne disposent plus que d’une solution : s’éloigner des villes-centre pour faire une acquisition dans les banlieues les plus éloignées ou sur les marges périurbaines des agglomérations. On construit des pavillons dans l’Oise, dans l’Ain, les maisons crépies fleurissent autour de Langon (Gironde) ou de Montgiscard (Haute-Garonne). Les communes de Cestas (Gironde), Losse (Landes), Montauban (Tarn-et-Garonne), Nîmes (Gard), Istres, Fos-sur-Mer, Aix-en Provence (Bouches-du-Rhône) et Le Revest-les-Eaux (Var) ont vu leur artificialisation progresser de plus 300 hectares entre 2009 et 202110« Une accélération de l’artificialisation des sols dans les zones périurbaines », 40 cartes pour comprendre comment va la France, Le Monde, hors-série, mai-juillet 2023..
Souvent, cela débouche pour ces ménages sur une crise économique : Lionel Rougé souligne que ces derniers doivent supporter un coût accru lorsque leurs parcours de vie les amènent à quitter l’unité urbaine pour les espaces périurbains11Lionel Rougé, Séverine Bonnin, Les « captifs » du périurbain 10 ans après : retour sur enquête, espaces sous influence urbaine, Centre d’étude sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (CERTU), 2008.. Ainsi les traites de la maison sont-elles généralement importantes ; elles viennent se cumuler avec une hausse des coûts liés aux pendulages : achat d’un second véhicule, prix de l’essence, consommation accrue de cette dernière en raison de l’absence d’un réseau de transports en commun efficace. De surcroît, le glissement dans le périurbain coïncide régulièrement avec la mise à temps partiel de l’un des deux membres du ménage, ce qui prive le foyer d’une part de ses revenus. Cette situation est encore aggravée par la difficulté pour les familles qui on fait ce choix de faire ensuite marche arrière : même la revente du pavillon, soumise aux fluctuations du marché et en général grevée par des coûts annexes comme les frais de notaire ou les honoraires d’agent immobilier, contraint le ménage à payer de longues années, parfois dans une situation économique difficile. Lionel Rougé a même forgé à ce propos la notion de « captifs du périurbain »12Lionel Rougé, Accession à la propriété et modes de vie en maison individuelle des familles modestes installées dans le périurbain lointain. Les “captifs” du périurbain, thèse de doctorat, université de Toulouse Le Mirail, 2005.. Pour les classes populaires, la trappe s’est refermée depuis longtemps : alors que les quartiers d’habitat social représentaient encore dans les années 1970 et 1980 une étape de la vie pour des ménages qui s’installaient ensuite dans des pavillons, les catégories les plus modestes de la population s’y trouvent enfermées : un couple d’ouvriers ou une famille monoparentale habitant une cité HLM de Seine-Saint-Denis est contrainte d’y rester. L’accès au parc locatif privé ou à la propriété lui est interdit dans la petite couronne parisienne. Le même phénomène est à l’œuvre pour les centres anciens dégradés : ce sont les derniers espaces locatifs accessibles en centre-ville pour les ménages les plus fragiles sur le plan économique ; pour une famille trop pauvre, impossible de sortir de son deux-pièces de la rue de Paris à Pierrefitte13Michaël Hajdenberg, « Comment Pierrefitte-sur-Seine a coulé », Mediapart, 9 mai 2009. ou de Noailles à Marseille, à moins d’accepter un logement social, souvent long à obtenir et parfois situé dans un quartier repoussoir.
La boucle est bouclée : les classes aisées s’enferment dans les quartiers protégés du centre ou dans les lotissements huppés, les classes moyennes s’échappent dans le périurbain, les classes populaires sont reléguées aux centres-villes dégradés ou aux grands ensembles relevant de l’habitat social. Il est d’ailleurs significatif de remarquer que ces deux dernières catégories sont situées dans des espaces où la couverture sociale est moins épaisse : les départements qui ont connu la plus forte dégradation de leur densité de médecins généralistes dans la dernière décennie sont soit des départements de la banlieue populaire (Seine-Saint-Denis, Val-d’Oise, Seine-et-Marne), soit des départements ruraux comportant des petites villes (Yonne, Nièvre, Deux-Sèvres, Aude, Ariège)14Camille Stromboni, « La pénurie de généralistes, symptôme de la progression des “déserts médicaux” en ville comme à la campagne », Le Monde, 14 mars 2022..
La métropolisation s’accompagne donc d’un triple phénomène spatial : l’étalement, la gentrification et la relégation.
L’héritage maudit des petites villes
Les villes petites et moyennes subissent au moins deux de ces conséquences : elles constituent l’espace privilégié du nouvel étalement urbain ; elles sont à certains égards devenus des espaces de relégation sociale. Les évolutions les plus récentes de l’appareil productif viennent encore renforcer la fragmentation socio-spatiale du territoire qui procède de la métropolisation.
Les villes petites et moyennes ont en effet subi la désindustrialisation : Vierzon (Cher), Forbach (Moselle) ou encore Alès (Gard) étaient souvent mono-industrielles. Des emplois tertiaires sont partiellement venus remplacer les emplois industriels quand ces villes ont ensuite fait l’objet d’implantations commerciales en étant ceinturées par les centres commerciaux. Elles sont aujourd’hui le lieu privilégié de l’implantation des nouveaux sites industriels15Par exemple Naturopera à Bully-les-Mines (Pas-de-Calais) ou Andros à Brive-la-Gaillarde (Corrèze).. Enfin, elles constituent des espaces dans lesquels une nouvelle crise sociale s’avance : l’implantation des centres logistiques de la vente en ligne y accroît encore la surreprésentation des emplois de la logistique16Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Paris, Seuil, 2021.. Le diptyque commande en ligne/livraison à domicile dévitalise les anciens centres commerciaux, qui ne conservent une longueur d’avance que sur le créneau du commerce alimentaire. En parallèle, l’automatisation des caisses limite le nombre d’emplois pourvus par ce secteur. Les menaces sur l’emploi et la rétraction du modèle économique de la grande surface nourrissent alors les inquiétudes et les revendications dans les villes petites et moyennes. Les magasins de bricolage Weldom ou encore la base logistique de l’Intermarché de Béziers ont par exemple récemment été touchés par des grèves importantes17Lisa Guyenne, « Les magasins de bricolage Weldom en grève : “en 22 ans, je n’ai jamais été augmentée » », France Info, 10 décembre 2022 ; Stefane Pocher, « 80% des salariés en grève illimitée à la base logistique Intermarché de Béziers », France Bleu, 3 mars 2023..
La métropolisation confine ainsi la France des sous-préfectures dans son héritage maudit : déclin de l’industrie traditionnelle, implantation préférentielle de petits emplois tertiaires, essor sélectif des plateformes logistiques et nouveau positionnement resserré sur le dernier maillon de la chaîne industrielle territoriale18Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, Le cri du cœur social des sous-préfectures, Fondation Jean-Jaurès, 5 avril 2023..
La dissociation territoriale de nos appareils productifs aboutit donc au déclassement de certains espaces et à la survalorisation de certains autres. Or ce processus de sélection entraîne des retombées néfastes en accentuant les contrastes dans des micro-espaces. La sélection de ces derniers est à l’origine de fractures territoriales constatables à une échelle très fine.
En effet, une partie importante des richesses produites dans les métropoles sont dépensées ailleurs : c’est ce qu’on appelle communément le principe des économies résidentielles19Laurent Davezies estime que les transferts d’argent public depuis la métropole parisienne vers les régions s’élèvent à 50 milliards d’euros par an à travers le paiement des impôts ou le versement de prestations sociales (Le Point, 11 mai 2022).. La valeur ajoutée est réinvestie par les entreprises, les retraités touchant les plus fortes retraites quittent les métropoles lorsqu’ils cessent leur activité, les acteurs les mieux rémunérés par leur travail ou leur capital font l’acquisition de résidences secondaires. Ces importants transferts produisent des effets de bulle dans les espaces valorisés de villégiature ou de résidence : littoraux, haute montagne attractive, campagnes-écrin : les prix de l’immobilier sont notamment très élevés sur l’île de Ré (Charente-Maritime), autour du Touquet (Pas-de-Calais), sur les côtes landaise et basque, le long de la Côte d’Azur ou en Haute-Savoie. La situation est particulièrement éloquente en Bretagne : la part des résidences secondaires est supérieure à 20% des logements de pratiquement toutes les communes de Vannes à Quimper au sud et de Brest à Saint-Malo au nord. En parallèle, ces mêmes communes sont presque toutes en tension foncière2040 cartes pour comprendre comment va la France, Le Monde, hors-série, mai-juillet 2023 ; « Bretagne : la « ruée vers l’ouest » fait flamber les prix du foncier », Le Monde, 2021 ; Insee ; Meilleurs Agents ; Observatoire des territoires.. À l’inverse, les transferts sociaux à destination des catégories les plus fragiles visent également des espaces ruraux : la précarité de l’emploi y est élevée, le temps partiel est surreprésenté, les retraités pauvres y sont cantonnés. Deux extrémités de la société cohabitent donc dans ces espaces réduits, ce qui complique l’existence des plus précaires : un couple de saisonniers résident dans les Hautes-Alpes ne peut pas envisager de faire l’acquisition d’un chalet à proximité de Briançon, étant donné les prix immobiliers. De la même façon, une famille de salariés de la logistique de Capbreton (Landes) choisira à terme l’intérieur du département s’il veut encore pouvoir se loger après la naissance d’un enfant.
La métropolisation libérale, ennemie de la transition environnementale
Les limites inhérentes à l’organisation métropolitaine sont soulignées alors que les enjeux environnementaux revêtent une forte acuité. Face aux tenants de l’« économie d’archipel » qui considèrent que les métropoles sont les indispensables moyens de se connecter au cloud de la mondialisation21Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires : l’économie d’archipel, Paris, PUF, 1996., certains soulignent que le modèle métropolitain est en parallèle mal adapté à la transition22Albert Lévy, « Métropolisation et transition énergétique : un couple impossible », Le Monde, 16 novembre 2018.. En effet, la dissociation fonctionnelle des métropoles et leur organisation en une série de cercles concentriques augmentant mécaniquement les mobilités internes débouchent à la fois sur une surconsommation d’espace et sur des émissions accrues de gaz à effet de serre, corolaire d’une utilisation accrue de la voiture individuelle, indispensable au quotidien pour les habitants des zones périurbaines. L’étalement urbain débouche ainsi sur une importante artificialisation des sols sur les marges des métropoles : dans la décennie des années 1990, 12% du territoire français sont passés d’une dominante rurale à une dominante urbaine. Cette croissance a été aux deux tiers supportée par le périurbain. À plus petite échelle, l’organisation nationale et internationale des métropoles en réseau, qui nécessite de la vitesse, implique des modes de transports à la fois de longue portée, très raides, gourmands en énergies fossiles et négligeant de desservir les espaces interstitiels. L’essentiel des vols longs courriers est ainsi emprunté par des voyageurs d’affaires qui effectuent de très nombreux voyages chaque année23L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) estime que plus de 50% des émissions de CO2 sont dus aux déplacements professionnels au sein des entreprises. Les déplacements professionnels représentent 20 à 30% du trafic aérien, fortement émetteur de CO2 (Les Échos, 23 août 2021)..
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Abonnez-vousLa métropolisation, enfant du libéralisme économique
Métropolisation et compétition
Cette forme métropolitaine et l’ampleur de son emprise spatiale sont les conséquences historiques du libéralisme économique : la recherche de gains de productivité incite les acteurs privés à réaliser des économies d’agglomération en concentrant les espaces à forte valeur ajoutée24Pour Sylvie Charlot et Gilles Duranton, les facilités de communication entre salariés participent aux économies d’agglomération cf. « Communication externalities in cities », Journal of Urban Economics, vol. 56, n°3, novembre 2004, pp. 581-613.. Les aménageurs publics ont très souvent été dans le même sens qu’eux en leur facilitant la tâche et en créant des technopôles, comme la Silicon Valley américaine ou le plateau de Saclay en Île-de-France.
La propriété du capital est généralement concentrée dans le cœur des métropoles quand l’appareil productif est de plus en plus dispersé.
Londres constitue l’un des modèles paroxystiques de cette organisation : les activités de direction et de finance y ont progressivement été concentrées et développées depuis le XVIIIe siècle25Frédéric Lemaire, « Les bonnes affaires de la City : un pouvoir parasite au cœur de Londres », Le Monde diplomatique, mai 2023..
C’est le libéralisme économique qui a conduit à sélectionner les activités et les discriminer ; au contraire, dans les années 1960, le plan Delouvrier26Pierre Randet, « Entourer Paris d’une couronne de villes », Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent, Cahiers de l’IHTP, 1990. vise à éviter la congestion de la métropole parisienne par de grands chantiers d’aménagement (métropoles d’équilibre, villes nouvelles). Responsables politiques gaullistes et préfets de la région parisienne se félicitent notamment dans les années 1970 de cette politique d’équilibre conjurant, selon leurs propres termes, le spectre d’une métropole parisienne de 15 millions d’habitants.
Quand l’État renonce à aménager
À partir des années 1990-2000, le paradigme de l’action publique change pourtant : on passe de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire (Datar) à la Délégation interministérielle à la compétitivité des territoires (DIACT) ; le projet du Grand Paris vanté par Nicolas Sarkozy est à ce titre éloquent : il s’agit de miser sur l’agglomération parisienne, seule entité urbaine française ayant atteint la masse critique pour former un cluster de connexion à la mondialisation.
Cette nouvelle priorité de l’action publique qui privilégie délibérément les métropoles s’accompagne de changements institutionnels d’ampleur : polarisant de vastes bassins de vie qui dépassent les limites communales et franchissent les limites départementales ou régionales, cette nouvelle réalité géographique vient percuter la trame administrative traditionnelle française. Dans le cas de Paris, la structure départementale est progressivement adaptée à la croissance de la ville : en 1968, la Seine-et-Oise et la Seine disparaissent pour donner naissance à six des sept départements que connaît la région parisienne aujourd’hui27Le Val-d’Oise et l’Essonne sont créés sur la Seine-et-Oise tandis que les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne sont créés à cheval sur les deux anciens départements. Paris est de son côté érigée en département.. Cette réforme s’inscrit dans le cadre du SDAURP28Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne. pensé par Paul Delouvrier. Il s’agit alors d’organiser la croissance urbaine et de construire une métropole polycentrique afin d’éviter les navettages : on crée des villes nouvelles dont on compte faire des bassins de vie. Au contraire, le nouveau modèle métropolitain recouvre la trame initiale, soit qu’elle remplace les départements (c’est le cas de la métropole de Lyon), soit qu’elle ajoute une couche administrative supplémentaire (partout ailleurs), multipliant par exemple les schémas de cohérence territoriaux.
Vers des monstres institutionnels adémocratiques
Il en procède la création de monstres institutionnels à la fois opaques et difficilement lisibles politiquement : à Paris, la métropole du Grand Paris a dû absorber plusieurs intercommunalités limitrophes (Est-Ensemble, Plaine-Commune…) qui, sans disparaître, sont devenues des conseils de territoires qui continuent de se superposer aux départements, aux communes et à la région. Dans les Bouches-du-Rhône, la métropole Aix-Marseille-Provence, tardivement mise en place, doit composer avec le département, les conseils de pays, Marseille et ses différents secteurs. Même à Lyon, où les élections de 2020 ont vu l’élection au suffrage universel des conseillers métropolitains, une municipalité est toujours élue et les compétences sont en conséquence réparties entre la ville et la métropole.
Les derniers élections locales – municipales en 2020, départementales et régionales en 2021 – ont fait l’objet d’une participation historiquement basse ; il est vrai qu’elles se déroulaient dans un contexte sanitaire difficile. Mais c’est une tendance de fond depuis vingt-cinq ans29Lors des élections de 1992, 1998 et 2004, la participation au premier tour des élections régionales avoisinait les 60%. Elle passe à 46,33% en 2010 pour remonter légèrement à 49,91% en 2015 avant de s’effondrer à 33,28% en 2021.. Alors même que la loi est censée adapter notre maillage administratif aux nouveaux enjeux territoriaux, leur processus de désignation démocratique s’étiole quand cette logique est bien moins sensible lors des élections nationales. Le manque de lisibilité de l’action locale y joue de toute évidence un rôle : quelle proportion des citoyens des grandes villes sait vous dire de qui, du département, de la métropole, de la commune ou de la région, dépendent la collecte des ordures ménagères, la voirie, l’aide sociale ou les transports ?
Au-delà, cet empilement institutionnel crée des sociétés d’économie mixte dont la gestion est opaque, et qui sont autant d’espaces de nidification de l’économie des services. La conversion des élus municipaux communistes et socialistes à l’aménagement d’infrastructures tertiaires sur d’anciens espaces industriels dans le cadre de ces sociétés d’économie mixte constitue le pendant local de la conversion des dirigeants nationaux à l’économie de marché. On pourrait objecter qu’à l’échelon municipal il était difficile de faire d’autres choix et que d’importants aménagements ont été permis dans ce cadre30À Saint-Denis, le maire PCF obtient notamment la couverture de l’autoroute A1, qui coupe la ville en deux, sur tout son tronçon sud au moment de l’implantation du nouveau quartier de la Plaine autour du stade de France dans les années 1990., mais il reste qu’à bien des égards, cette conversion à l’économie tertiaire a représenté une sorte de « Bad Godesberg »31On utilise habituellement l’expression « Bad Godesberg » en référence au congrès du SPD qui, lors de son congrès dans la ville de Bad Godesberg en 1956, abandonne toute référence au marxisme. du communisme municipal. Ces politiques ont finalement davantage accompagné que véritablement corrigé le phénomène de boursoufflage métropolitain produit par le libéralisme économique : dans les années 1960, il y avait 40 000 emplois industriels à Saint-Ouen ; force est de constater aujourd’hui que les 40 000 emplois tertiaires de la Plaine-Saint-Denis ne les ont pas remplacés : ce ne sont plus des ouvriers de banlieue qui y travaillent, mais des cadres parisiens qui pendulent en RER. Alors qu’au début des années 1980, les ministres communistes du gouvernement Mauroy réclamaient encore un plan machine-outil pour sauvegarder l’industrie32Georges Saunier, La politique économique de la gauche et le tournant de 1983, Fondation Jean-Jaurès, 6 juin 2016., on doit bien se rendre à l’évidence aujourd’hui : c’est une autre économie qui a triomphé au sein des métropoles, et les usines sont parties vers les espaces périphériques.
Enfin, les nouvelles structures métropolitaines débouchent sur des iniquités : à Marseille, le maire dénonce le pillage de la métropole par les communes riches ; il envisage de faire sécession33Julien Vinzent, « Comment les communes riches ont pillé la métropole Aix-Marseille-Provence », Marsactu, 8 octobre 2022.. En effet, selon la chambre régionale des comptes, 30% des reversements faits aux communes pour un montant de 178 millions d’euros n’auraient pas lieu d’être34Benoît Gilles et Marie Lagache, « La chambre régionale des comptes confirme le siphonnage de la métropole par ses membres », Marsactu, 31 août 2022. : « la répartition […] des revenus indus n’est pas uniforme. Alors que la moyenne métropolitaine est de 94 euros par habitant, ils ne représentent que 11 euros par habitant à Marseille, 60 à Aubagne, mais 142 dans le pays d’Aix, 371 à Istres et plus de 600 à Martigues et Fos-sur-Mer (…) ». Lors de la mise en place de la métropole en 2016, le système prévoyant le reversement d’une part des impôts métropolitains a délibérément privilégié certaines communes a priori peu enclines à entrer dans la métropole. Rien n’est ensuite venu corriger ce déséquilibre. Les métropoles dont l’existence même déséquilibre le territoire national ne sont donc pas un gage d’équité en leur sein même.
Ainsi non seulement la métropolisation accroît les déséquilibres sociaux, territoriaux et environnementaux, mais les modèles institutionnels choisis pour l’administrer ne se donnent pas les moyens efficients pour corriger ces déséquilibres.
Dans la perspective des élections législatives anticipées de 2024, mais aussi des élections municipales et territoriales de 2026, le bloc populaire doit se donner les moyens de penser la métropolisation, d’en faire tout à la fois un outil de justice sociale et de planification écologique. Avant même ces échéances, c’est un moyen d’accompagner les luttes (contre la gentrification, contre l’artificialisation)35Lucie Alexandre, « Dans les campagnes, “la gauche est trop vue comme donneuse de leçons” », Libération, 7 août 2023..
La démétropolisation : aménagement du territoire, services publics, départements. Bref, République
Repenser
Depuis les grands schémas directeurs des années 1960, on a trop peu pensé les périphéries : la crise des années 1970 a sonné le glas des grandes opérations d’aménagement et la logique libérale a concentré les attentions sur les métropoles : tout au plus les politiques de déconcentration et de décentralisation ont-elles donné lieu à des tentatives de rééquilibrage du territoire. Nous postulons ici qu’elles n’ont pas été suffisantes et qu’une politique de planification écologique doit comprendre une vraie dimension d’aménagement de tous les espaces.
On a trop peu pensé la place des différentes périphéries urbaines. Peut-être est-il temps de réviser cela : déjà dans Ravage36René Barjavel, Ravage, Paris, Denoël, 1943., René Barjavel décrivait l’extrême dépendance des villes sur les campagnes et périphéries. Peut-être que le moment de conjurer ses prédictions est venu.
Martin Vanier37Martin Vanier, « La périurbanisation comme projet », Métropolitiques, 23 février 2011. dresse par exemple plusieurs scénarios pour le périurbain à moyen terme : un périurbain pourrait devenir un espace privilégié entre ville et nature, mais aussi une nouvelle frontière coordonnant les différents territoires avec de bonnes liaisons ferroviaires et un haut niveau de communication. Certains de ces scénarios sont plus sombres. Martin Vanier va ainsi jusqu’à évoquer l’« après-catastrophe » : les changements globaux étant devenus irréversibles, les villes devront surveiller étroitement les ressources et les espaces. Les espaces périurbains deviendraient alors des réserves foncières indispensables au métabolisme urbain comportant notamment de l’eau, des surfaces agricoles, des réserves foncières.
Sans verser dans une prospective globale comme le fait Martin Vanier, on peut tout de même faire un point d’étape et réviser l’esprit des aménagements effectués jusqu’ici. C’est ce que propose notamment la géographe Gisèle Vianney38Sandrine Bacconnier-Baylet, Isabelle Duvernoy, Gisèle Vianney, « L’aménagement communal périurbain : maintenir l’agriculture pour préserver quelle ruralité ? », Revue d’économie régionale et urbaine, n°3, 2006, pp. 355-372.. Pour elle, le discours des élus des communes périurbaines affirme vouloir conserver un cadre de vie rural afin d’attirer de nouveaux habitants en recherche de calme. Cela les pousse donc à maintenir l’agriculture mais aussi à refuser l’habitat groupé considéré comme relevant de la ville et susceptible à ce titre de produire des troubles sociaux. Ces choix ont contribué à la fois à la disparition des petites structures agricoles absorbées dès lors qu’elles n’avaient pas de successeur lorsqu’un exploitant partait à la retraite et à la mise en place d’une urbanisation particulièrement diffuse et émiettée. Gisèle Vianney soutient donc que l’aménagement communal a permis la réussite du modèle agricole productiviste : la pression urbaine n’isole pas l’agriculture mais permet au contraire le maintien d’un type particulier d’agriculture, sur le modèle de la grande exploitation productiviste. En parallèle, il faut bien voir que c’est le cadre institutionnel et légal français qui a conforté ce modèle d’aménagement : avec plus de 36 000 communes, la France dispose d’une trame municipale particulièrement émiettée. Or, les édiles n’ont souvent pas d’autre choix, s’ils veulent augmenter les revenus de leurs communes, que de construire des lotissements et des zones d’activités. De surcroît, les politiques de logement individuel (prêts à taux zéro en 1995, maisons Borloo à 100 000 euros en 2005) ou de défiscalisation pour les investisseurs (lois Robien, Pinel…) ont encouragé davantage encore l’étalement et l’éparpillement de l’habitat.
Au-delà des arbitrages législatifs, il faut changer de vision d’ensemble : Jacques Donzelot39Jacques Donzelot, Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Paris, Points, 2008. souligne qu’on est passé de l’image d’un rural accueillant dans les années 1970 à un rural protecteur dans les années 1990. À travers un rejet de l’univers de la ville et des quartiers, un évident refus de la mixité sociale a progressé.
Repenser la métropolisation implique donc un aggiornamento politique : il faut repenser les périphéries dans le long terme en leur donnant une nouvelle place, rompre avec les politiques d’aménagement de ces trente dernières années et balayer les idéologies sécessionnistes et productivistes qui les sous-tendent.
Aménager
Un ensemble de mesures concrètes doivent être mûries dans cette perspective. Elles sont de deux ordres : le réinvestissement des structures existantes et l’extension de tous les moyens législatifs à la disposition des pouvoirs publics.
Les nouveaux travaux d’aménagement doivent ainsi prendre en compte les ressources locales : il faut cesser d’opposer le pavillonnaire et le collectif, et concevoir au contraire le périurbain comme une interface entre le rural et l’urbain en traçant par exemple des perspectives d’agri-urbanisme.
Les centres-bourgs offrent des perspectives importantes : le bâti y est adapté à la transition environnementale, les logements sont relativement petits, ils comportent des extérieurs sur leurs arrières, les centres-villes ramassés ménagent des espaces commerciaux accessibles à pied ou au moyen de mobilités douces. Cependant, ils sont régulièrement délaissés : à Marans (Charente-Maritime), une route nationale a longtemps traversé la ville rendant l’axe principal inhabitable et dangereux, et faisant fuir les commerces ; à La Roche-de-Rame (Hautes-Alpes), la solution envisagée à la traversée du village par une route nationale très empruntée consiste pour l’instant en un élargissement de la chaussée au prix d’importantes démolitions dans le centre-bourg. À Pierrefitte-sur-Seine, la rue de Paris est largement délaissée et paupérisée alors même que c’était encore un vrai lieu de vie il y a vingt ans. Au contraire, ces centres-bourgs doivent être réaménagés ; le patrimoine agricole et industriel doit être réinvesti afin de de loger les ménages dans des surfaces plus petites, mais aussi plus fonctionnelles. Associant accession à la propriété, logement social et parc locatif privé, mais aussi commerces de proximité, ces centres réinvestis permettront à la fois de relocaliser des emplois dans les centres-bourgs, de favoriser les circuits courts, de limiter les mobilités plus lointaines énergivores. Ils doivent permettre de mieux prendre en compte la complexité des sociétés périurbaines en s’éloignant de la référence du couple bi-actif avec enfants en prévoyant notamment des logements pour les familles monoparentales, pour les personnes âgées, pour les étudiants en pensant des complémentarités40Céline Massal , « La fin des commerces de proximité dans les campagnes françaises », Géoconfluence, avril 2018..
Un faisceau de modifications doit donc permettre de réapprendre la proximité en développant par exemple les commerces type petites surfaces, points de vente alimentaires directement en lien avec la proximité agricole.
Il faut en premier lieu éviter les cités-dortoirs. Cela passe par la planification de lots importants, d’une surface comprise entre 3 000 et 4000 mètres carrés. La loi doit avoir le moyen de contraindre les plans locaux d’urbanisme. Par exemple, à Saint-Marcel-Paulet (Haute Garonne), le Plan d’occupation des sols de 1993 visait à la fois la conservation d’un village non aggloméré et la préservation des espaces agricoles et a donc favorisé une urbanisation diffuse41Sandrine Bacconnier-Baylet, Isabelle Duvernoy, Gisèle Vianney, « L’aménagement communal périurbain : maintenir l’agriculture pour préserver quelle ruralité ? », Revue d’économie régionale et urbaine, n°3, 2006, pp. 355-372.. Les pouvoirs publics doivent donc se doter des moyens légaux afin de limiter une consommation d’espaces prédatrice. Les politiques de préemption ont été exploitées par des maires de communes urbaines pour limiter la hausse des prix immobiliers. Elles doivent être rendues possibles dans les communes rurales et périurbaines pour insuffler un urbanisme plus dense et plus fonctionnel, et surtout planifiées à l’échelle nationale plutôt que d’être laissées à la discrétion des élus locaux. Elles doivent également être envisagées pour mettre un coup d’arrêt à l’explosion des prix de l’immobilier caractéristique des zones touristiques.
En parallèle, les politiques d’aménagement doivent sortir d’un regard trop urbano-centré : un certain nombre d’entre elles doivent s’ancrer dans le périurbain. Les noyaux villageois et les zones commerciales présentent à ce titre d’intéressantes perspectives en termes d’aménagement. Les centres-bourgs sont partout présents sur le territoire : ils datent parfois du Moyen Âge, souvent du XVIIIe siècle, ils comportent à la fois des possibilités d’aménagements de logements adaptés à la transition (relativement denses et petits, donnant sur des voies dont la largeur est adaptée à des mobilité douces, ouverts sur des cours et jardins sur l’arrière qui offrent de vrais potentiels pour une agriculture semi-urbaine ; ils proposent des murs pour des commerces de proximité rompant avec la logique de la grande surface commerciale, qui seraient autant de derniers maillons d’une chaîne de circuits courts), ils ne nécessitent pas de nouvelle artificialisation. Pourtant, ils sont souvent délaissés : traversés par des routes nationales, leurs murs sont vieillissants, leur toits des passoires thermiques. À Pierrefitte-sur-Seine, la rue de Paris abrite des familles en grande difficulté ; à Marans (Charente-Maritime) ou à La Roche-de-Rame (Hautes-Alpes), le village-rue est traversé par une route très passante menaçant de le transformer en territoire fantôme. Dans Marseille, les noyaux villageois sont largement sous-exploités.
Dans le même esprit, les centres commerciaux périphériques sont les prochains espaces en crise : triomphant dans les années 1980, le modèle de la grande surface arrive à épuisement ; battu en brèche par la vente en ligne, il va prochainement présenter une grave crise sociale et spatiale. Les friches commerciales risquent d’être les nouvelles friches industrielles. Les aménageurs doivent se saisir de ces espaces : déjà artificialisés, ils présentent de belles opportunités d’aménagements. Ceux-là pourraient passer par la réalisation de logements HQE (haute qualité environnementale), des infrastructures de transports locaux, des maisons de santé, des fermes urbaines, des infrastructures scolaires, sportives ou culturelles. Leurs nouvelles localisations sur les marges urbaines et dans les petites villes permettraient également de limiter les pendulages. Le cas de la zone d’activités de Plan-de-Campagne (Bouches-du-Rhône) est particulièrement emblématique : caractéristique de la conception des grandes surfaces commerciales remontant aux années 1980, cette zone présente la particularité de constituer le centre géographique de l’agglomération de Marseille, d’Aix-en-Provence et de l’étang de Berre. C’est ainsi la seule zone commerciale périphérique qui est en réalité centrale. Or, comme toutes les autres zones commerciales, elle s’apprête à subir le ressac de cette forme urbaine face à l’essor de la vente en ligne et des entrepôts excentrés implantés le long des axes routiers42Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, Le cri du cœur social des sous-préfectures, Fondation Jean-Jaurès, 5 avril 2023.. Elle comporte cependant des perspectives d’aménagement très importantes : l’espace est déjà artificialisé et viabilisé, il pourrait accueillir de nouveaux logements idéalement situés dans la métropole tout en permettant de mettre en place les axes est-ouest manquants dans la structuration de son territoire en y associant transports en commun électriques et circulations douces type véloroutes. L’implantation de fermes urbaines pourrait également y être envisagée, par exemple sur le modèle de ce qui s’est fait dans les friches industrielles et commerciales de Detroit43Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Le Seuil, 2021..
Faire République
Il faut globalement redéployer l’État dans tous les territoires en forgeant des outils institutionnels, en protégeant par la loi, en rendant l’action plus transparente et plus efficiente.
En matière institutionnelle, il faut faire en sorte de simplifier les financements et surtout de veiller à la logique territoriale des grands travaux. Dans le périurbain, les politiques de développement associent actuellement des financements européens type Fonds européens agricoles pour le développement rural (FEADER) et des financements plus classiques comme ceux de l’État, des collectivités territoriales et des bailleurs. Il faudrait ainsi réfléchir à la mise en place d’une structure ad hoc qui, concentrant les financements divers, pourrait viser la grande ampleur et surtout la cohésion. Au niveau national, une nouvelle délégation à l’aménagement du territoire remplaçant la DIACT44Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires. pourrait avoir la tâche de rendre ces politiques cohérentes. Une délégation unique aurait ainsi la charge de l’ensemble des grandes politiques d’aménagement du territoire à destination de tous les territoires en demande : rural profond, périurbain, banlieues et centres urbains dégradés. Elle présenterait tout à la fois l’avantage d’avoir une vision d’ensemble, mais aussi de pouvoir répondre de tous ses arbitrages devant le pouvoir politique et enfin de porter un coup d’arrêt décisif aux discours politiques qui tendent à dresser l’opinion contre les mesures dites de « discrimination positive ». La République s’occuperait ainsi de tous ses territoires, tout le temps. Les politiques de préemption pourraient s’inscrire dans le cadre en disposant d’une législation ad hoc : elles permettraient à la délégation de lutter contre la spéculation foncière dans les espaces en tension dans les métropoles et de sauvegarder les perspectives d’accès à la propriété dans les espaces relevant des économies résidentielles.
Dans le même esprit, le millefeuille administratif nuit à l’efficacité de l’action publique : les métropoles n’ont pas remplacé les départements, communes et régions. L’empilement des compétences, à son comble, empêche l’efficience dans l’aménagement et la lisibilité démocratique en même temps. Il apparaît nécessaire de réaliser un vrai point d’étape et de confier l’aménagement aux strates démocratiques qui sont les plus familières des Français : l’État, le département, la commune. L’excessif émiettement des communes peut être résorbé à travers leur regroupement dès lors qu’elles peuvent être associées au sein d’un schéma de cohérence territoriale sur le modèle de Bellegarde-sur-Valserine (Ain) ou encore de Pierrefitte et de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Dans ce cadre, il faudrait que les différentes sociétés d’économie mixte assumant des tâches d’aménagement sur les territoires métropolitains soient à la fois fusionnées et transparentes. Au-delà, il faut recourir au maximum aux opérations d’intérêt national pour rendre l’action publique plus efficiente et plus respectueuse de l’ensemble des interactions.
Enfin, cette nouvelle délégation à la planification écologique devrait inscrire son travail dans le temps long et l’articuler à une nouvelle politique éducative. Un nouveau corps d’ingénieurs pourrait être créé, sur le modèle des Mines ou des Ponts-et-chaussées. Des carrières de techniciens et d’ouvriers spécialisés dans les grandes questions d’aménagement et d’équipement écologiques devraient en parallèle être rendues possibles. Des écoles d’apprentis, ouvertes dans le même cadre que les lycées professionnels, pourraient ainsi offrir des perspectives d’études rémunérées en échange d’un engagement professionnel au sein de la nouvelle délégation. Un tel modèle offrirait à la fois des perspectives de promotion sociale tout au long de la vie à des jeunes issus notamment des catégories populaires, tout en créant en France un corps de techniciens spécialisés dans les grands enjeux que le monde nous envierait. Enfin, cela réorienterait de façon décisive notre enseignement professionnel et technique vers le secteur secondaire et revaloriserait le « travail réel » dans notre système éducatif.
La démétropolisation n’est pas une chimère : c’est un aggiornamento politique que le mouvement populaire doit effectuer s’il veut se doter d’outils théoriques et pratiques pour affronter les grands enjeux contemporains. C’est le premier acte d’un retour du volontarisme en politique, condition sine qua non d’une vraie planification écologique. Comme tous les grands chantiers nationaux, elle a cependant besoin d’un assentiment populaire qui ne peut pas reposer sur la seule morale écologiste : pour évoquer la fin du monde, il faut aussi parler de la fin du mois. La démétropolisation doit être la convergence des politiques écologistes et sociales, le sous-bassement de la nouvelle coalition contre-hégémonique que le mouvement populaire doit construire.
- 1À Montpellier, la liste de La France insoumise (LFI) conduite par Manon Aubry parvient en tête avec 24,18% des suffrages. La liste Parti socialiste-Place publique (PS-PP) conduite par Raphaël Glucksmann parvient en deuxième position avec 19,61%. À Rennes, c’est l’inverse : la liste PS-PP parvient en tête avec 24,93% et la liste LFI deuxième avec 17,85%. La liste écologiste de Marie Toussaint se plaçant en quatrième position, le total des voix de gauche s’y établit à pratiquement 60% des voix avec le renfort des communistes et de l’extrême gauche. Dans le XIXe arrondissement de Paris, ce chiffre est plus élevé encore, avoisinant les deux tiers des suffrages exprimés.
- 2Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, José-Corti, 1985.
- 3Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014.
- 4Paris, Montpellier, Bordeaux, Toulouse et Nantes absorbent 50% des habitants supplémentaires de la France recensés entre 1975 et 1999.
- 5Les 14 métropoles françaises concentrent 51% du PIB, cf. Benoît Lajudie, « Réforme régionale : un enjeu pour la croissance », France Stratégie, juillet 2014.
- 6Statistiques immobilières des notaires de France disponibles en ligne.
- 7Statistiques immobilières des notaires de France disponibles en ligne.
- 8Statistiques immobilières des notaires de France disponibles en ligne.
- 9Marylise Léon, Mathieu Gallard, La société idéale de demain aux yeux des Français, Fondation Jean-Jaurès, CFDT, 16 novembre 2023.
- 10« Une accélération de l’artificialisation des sols dans les zones périurbaines », 40 cartes pour comprendre comment va la France, Le Monde, hors-série, mai-juillet 2023.
- 11Lionel Rougé, Séverine Bonnin, Les « captifs » du périurbain 10 ans après : retour sur enquête, espaces sous influence urbaine, Centre d’étude sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (CERTU), 2008.
- 12Lionel Rougé, Accession à la propriété et modes de vie en maison individuelle des familles modestes installées dans le périurbain lointain. Les “captifs” du périurbain, thèse de doctorat, université de Toulouse Le Mirail, 2005.
- 13Michaël Hajdenberg, « Comment Pierrefitte-sur-Seine a coulé », Mediapart, 9 mai 2009.
- 14Camille Stromboni, « La pénurie de généralistes, symptôme de la progression des “déserts médicaux” en ville comme à la campagne », Le Monde, 14 mars 2022.
- 15Par exemple Naturopera à Bully-les-Mines (Pas-de-Calais) ou Andros à Brive-la-Gaillarde (Corrèze).
- 16Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Paris, Seuil, 2021.
- 17Lisa Guyenne, « Les magasins de bricolage Weldom en grève : “en 22 ans, je n’ai jamais été augmentée » », France Info, 10 décembre 2022 ; Stefane Pocher, « 80% des salariés en grève illimitée à la base logistique Intermarché de Béziers », France Bleu, 3 mars 2023.
- 18Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, Le cri du cœur social des sous-préfectures, Fondation Jean-Jaurès, 5 avril 2023.
- 19Laurent Davezies estime que les transferts d’argent public depuis la métropole parisienne vers les régions s’élèvent à 50 milliards d’euros par an à travers le paiement des impôts ou le versement de prestations sociales (Le Point, 11 mai 2022).
- 2040 cartes pour comprendre comment va la France, Le Monde, hors-série, mai-juillet 2023 ; « Bretagne : la « ruée vers l’ouest » fait flamber les prix du foncier », Le Monde, 2021 ; Insee ; Meilleurs Agents ; Observatoire des territoires.
- 21Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires : l’économie d’archipel, Paris, PUF, 1996.
- 22Albert Lévy, « Métropolisation et transition énergétique : un couple impossible », Le Monde, 16 novembre 2018.
- 23L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) estime que plus de 50% des émissions de CO2 sont dus aux déplacements professionnels au sein des entreprises. Les déplacements professionnels représentent 20 à 30% du trafic aérien, fortement émetteur de CO2 (Les Échos, 23 août 2021).
- 24Pour Sylvie Charlot et Gilles Duranton, les facilités de communication entre salariés participent aux économies d’agglomération cf. « Communication externalities in cities », Journal of Urban Economics, vol. 56, n°3, novembre 2004, pp. 581-613.
- 25Frédéric Lemaire, « Les bonnes affaires de la City : un pouvoir parasite au cœur de Londres », Le Monde diplomatique, mai 2023.
- 26Pierre Randet, « Entourer Paris d’une couronne de villes », Bulletin de l’Institut d’histoire du temps présent, Cahiers de l’IHTP, 1990.
- 27Le Val-d’Oise et l’Essonne sont créés sur la Seine-et-Oise tandis que les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne sont créés à cheval sur les deux anciens départements. Paris est de son côté érigée en département.
- 28Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne.
- 29Lors des élections de 1992, 1998 et 2004, la participation au premier tour des élections régionales avoisinait les 60%. Elle passe à 46,33% en 2010 pour remonter légèrement à 49,91% en 2015 avant de s’effondrer à 33,28% en 2021.
- 30À Saint-Denis, le maire PCF obtient notamment la couverture de l’autoroute A1, qui coupe la ville en deux, sur tout son tronçon sud au moment de l’implantation du nouveau quartier de la Plaine autour du stade de France dans les années 1990.
- 31On utilise habituellement l’expression « Bad Godesberg » en référence au congrès du SPD qui, lors de son congrès dans la ville de Bad Godesberg en 1956, abandonne toute référence au marxisme.
- 32Georges Saunier, La politique économique de la gauche et le tournant de 1983, Fondation Jean-Jaurès, 6 juin 2016.
- 33Julien Vinzent, « Comment les communes riches ont pillé la métropole Aix-Marseille-Provence », Marsactu, 8 octobre 2022.
- 34Benoît Gilles et Marie Lagache, « La chambre régionale des comptes confirme le siphonnage de la métropole par ses membres », Marsactu, 31 août 2022.
- 35Lucie Alexandre, « Dans les campagnes, “la gauche est trop vue comme donneuse de leçons” », Libération, 7 août 2023.
- 36René Barjavel, Ravage, Paris, Denoël, 1943.
- 37Martin Vanier, « La périurbanisation comme projet », Métropolitiques, 23 février 2011.
- 38Sandrine Bacconnier-Baylet, Isabelle Duvernoy, Gisèle Vianney, « L’aménagement communal périurbain : maintenir l’agriculture pour préserver quelle ruralité ? », Revue d’économie régionale et urbaine, n°3, 2006, pp. 355-372.
- 39Jacques Donzelot, Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Paris, Points, 2008.
- 40Céline Massal , « La fin des commerces de proximité dans les campagnes françaises », Géoconfluence, avril 2018.
- 41Sandrine Bacconnier-Baylet, Isabelle Duvernoy, Gisèle Vianney, « L’aménagement communal périurbain : maintenir l’agriculture pour préserver quelle ruralité ? », Revue d’économie régionale et urbaine, n°3, 2006, pp. 355-372.
- 42Axel Bruneau et Thibault Lhonneur, Le cri du cœur social des sous-préfectures, Fondation Jean-Jaurès, 5 avril 2023.
- 43Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Le Seuil, 2021.
- 44Délégation interministérielle à l’aménagement et à la compétitivité des territoires.