Solidarités : refonder la relation entre l’État et les organisations de la société civile

La pensée néolibérale dominante depuis la période Reagan-Thatcher a destructuré l’État-providence, conduisant ainsi nombre d’organisations de la société civile à devoir relayer l’État et à maintenir un niveau minimal de solidarité. En rappelant ce processus et ses conséquences, Matthieu Gautier, enseignant-chercheur, Daniel Jacquin, sociologue et président de l’ONG Futur au présent, et Pierre Lebret, politologue, mettent en avant la nécessité et les moyens envisageables pour refonder le rapport entre la puissance publique et les organisations de la société civile. 

Au Nord et au Sud, les organisations de la société civile (OSC) assument de façon croissante des missions qui relèvent du service public. Mais elles les assument dans une incertitude permanente, qui fragilise l’accès aux droits sociaux pour les populations concernées et, en conséquence, accentue les inégalités.

À l’heure où, selon la Banque mondiale, la crise de la Covid-19 va faire basculer plus de 150 millions de personnes dans la très grande précarité – 1 million de plus en France d’après le Secours catholique – à l’heure où la justice climatique devient un impératif immédiat, il est plus que jamais nécessaire de repenser le rôle des OSC dans l’action publique et d’inscrire cette refondation dans le droit.

Nous vivons en effet sur l’idée issue de trois siècles d’histoire que la responsabilité de l’État est de protéger les droits de l’individu. L’État moderne se définit comme État protecteur : il est protecteur de la vie et de la sécurité de l’individu  – la crise sanitaire nous le rappelle à sa façon ; il est protecteur de ses libertés fondamentales – liberté de penser, d’agir ou dire et le moment présent nous montre à quel point ce principe essentiel est fragile ; il est protecteur et garant des droits sociaux, droits qui se construisent à partir du XIXe siècle et visent à donner aux individus des assurances contre les risques sociaux de l’existence –  droits sociaux qui seront au cœur de l’État-providence du XXe siècle.

L’architecture institutionnelle des sociétés démocratiques délimite les espaces respectifs de l’État et de la société civile, inscrit leurs missions dans le droit et organise leurs nécessaires interactions. Elle exprime par là certains des termes essentiels du contrat social, en particulier le fait que l’État soit en charge de répondre aux besoins sociaux premiers, qu’il s’agisse d’éducation, de santé ou d’accès à l’eau, à l’électricité ; et le fait qu’il soit en charge d’assurer le fonctionnement régulier de ces services sociaux de base – le modèle social-démocrate dans les pays nordiques au XXe siècle en donne la plus claire illustration.

Mais ces termes ont changé. Depuis quarante ans, depuis la révolution conservatrice des années Reagan-Thatcher et l’hégémonie conquise par la pensée néolibérale, l’État joue de moins en ce rôle du point de vue social ou le joue plus difficilement.

Il le joue de moins en moins au Nord : en témoignent la crise de l’État-providence et les réponses qui lui sont apportées, la rétraction des politiques sociales ou leurs réorientations de fond – passage du Welfare au Workfare aux États-Unis, ou politiques d’activation de la protection sociale en Europe ; en témoigne également l’incapacité à produire les normes et droits nouveaux qu’appellent la question climatique ou les mutations telles que l’ubérisation dans le champ du travail. Ici, les droits sociaux régressent ou stagnent – et rien ne dit que le « retour » actuel de l’État soit plus durable qu’il ne l’a été après la crise de 2008.

Il ne le joue que très difficilement au Sud, en raison notamment des faiblesses structurelles issues des passés coloniaux et de la faiblesse du marché du travail et des capacités fiscales sur lesquelles peuvent reposer des politiques de redistribution. Quelles que soient les disparités entre pays et régions, l’emprise sur les problèmes de pauvreté et de développement reste inégale, accentuée souvent par le délitement des systèmes de solidarité traditionnels. Ici, les droits sociaux peinent à se concrétiser comme tels.

Le Nord et le Sud décrivent deux mondes distincts ; mais le désengagement de l’État au Nord et ses faiblesses structurelles au Sud nourrissent les mêmes tendances de fond qui prennent en étau les droits sociaux.

D’un côté, c’est la montée en puissance d’une offre privée – scolaire, médicale ou d’assurance – qui se propose comme alternative permettant de remédier aux manques ou défaillances de l’État. Les principes du marché gagnent des sphères de la vie sociale qui restaient gouvernées par ceux de l’action publique et tendent à y devenir prépondérants. Ils modifient la nature des biens et services proposés, qui deviennent conditionnels et ne sont accessibles qu’aux catégories qui peuvent en payer le prix.

De l’autre, c’est le mouvement qui voit les OSC « aller là où l’État ne va plus », « faire ce que l’État ne fait plus », qui les voit prendre en charge une part des missions protectrices qui relevaient antérieurement de la puissance publique et générer, donc, cette « société providence ».

Elles assument ces missions de façon croissante en matière d’accès aux soins, de secours alimentaire, d’aide à la scolarité ou de protection des populations les plus fragiles ; mais sans que soient pensées les conditions qui leur permettraient de garantir la qualité, la continuité et la légitimité des services qu’elles assurent ; sans que soient repensés également leur statut et leur place aux côtés de la puissance publique.

Le plus souvent, les OSC travaillent en effet dans une incertitude permanente qui fragilise leur action et, du même coup, fragilise l’accès aux droits pour les populations concernées.

Prenons trois questions simples – d’ordre pratique, politique, et socio-institutionnel – parmi toutes celles, nombreuses, qui définissent, en creux, la refondation dont nous avons besoin pour dépasser cette incertitude.

Question d’ordre pratique – dont les effets atteignent l’exercice même des droits : lorsqu’elles construisent des programmes sociaux dans des champs aussi essentiels que le sont la santé ou l’éducation, elles répondent à des besoins manifestes mais, le plus souvent, elles ne sont pas en mesure de pouvoir garantir l’universalité ni la pérennité du ou des service(s) qu’elles ouvrent, en raison des conditions de leurs financements. À l’exception de quelques « géants » associatifs, les OSC ne peuvent travailler qu’en faisant appel à des bailleurs de fonds, publics ou privés, qui ont fixé, en raison de leurs propres contraintes ou de leurs propres agendas, le montant des subventions qu’ils pourront accorder ; et qui, lorsqu’ils leur accordent un financement, ne s’engagent que sur une brève période – le plus souvent deux ou trois ans.

Prenons le cas, par exemple, d’une association de quartier de la banlieue lilloise qui monte un club informatique et trouve ainsi une possibilité de (commencer à) réduire la fracture numérique mais qui ne sait pas si elle pourra continuer son travail au-delà d’un an ou deux. La situation est la même pour les associations de secours alimentaire, en Europe, qui distribuent des millions de repas grâce à des subventions de l’Union européenne mais doivent assez régulièrement tirer la sonnette d’alarme par crainte d’une non-reconduction de ces subventions en raison de l’opposition de certains États membres. Elle est la même encore pour une organisation internationale qui met en place des consultations médicales gratuites et le paiement des ordonnances ou des soins hospitaliers, à destination de tous les enfants d’une métropole sénégalaise, tout en sachant que ce programme ne sera probablement pas reconduit trois ans plus tard, malgré l’importance de la santé parmi tous les enjeux liés à la grande pauvreté.

Trois situations pratiques donc, qui font chacune appel à des droits fondamentaux : droit aux soins et à la vie, droit à se nourrir, droit à l’information – qui apparaît comme droit fondamental depuis l’essor du numérique ; ces droits essentiels, ce sont des OSC qui les assurent dans les exemples décrits plus haut ; mais elles ne les garantissent que partiellement et pour une durée limitée. La question peut être posée simplement : un droit qui concerne l’ensemble d’une population mais qui n’est exercé que par une partie d’entre elle et qui n’est pas exercé de façon permanente ou pérenne est-il encore un droit ?  

Question d’ordre politique ou de philosophie politique, qui se traduit très concrètement : celle qui concerne la légitimité de l’action des OSC. Lorsque l’État ou une collectivité locale, c’est-à-dire lorsque des élus et des techniciens qui procèdent indirectement de l’élection, décident de construire une école, d’ouvrir (ou fermer) des classes, lorsqu’ils décident d’un programme d’équipement solaire ou de rénovation énergétique de bâtiments ou encore lorsqu’ils décident de soutenir fortement la recherche sur une pathologie plutôt que sur telle autre, la mesure ou la décision peut faire l’objet de contestation, voire de conflit, mais elle ne sera pas pour autant privée de légitimité ; elle détient une légitimité qu’on pourrait dire originelle, qui lui est conférée par le suffrage universel. En revanche, lorsque des OSC, associations de terrain ou ONG internationales, sont confrontées aux mêmes choix et prennent des décisions de même nature, quelle est la légitimité de ces décisions ? Ou – ce qui revient au même – quelle est leur légitimité à prendre des décisions de cette nature ? Lorsqu’elles décident, au Cambodge ou en Guinée par exemple, de traiter uniformément filles et garçons en matière d’accès à l’éducation ou au contraire de donner la priorité aux filles en raison des inégalités de genre ; lorsqu’en Afrique de l’Ouest à nouveau elles donnent la priorité à la lutte contre le VIH, qui continue de tuer en masse, notamment les enfants et les adolescents, plutôt qu’à la lutte contre le paludisme qui continue lui aussi de tuer en masse – ou lorsqu’elles font le choix inverse ; ou bien encore, lorsque, dans les pays du Nord, les OSC de secours alimentaire décident de concentrer leurs moyens sur les seules campagnes d’hiver ? Chacune de ces actions répond à un besoin criant et chacune de ces décisions peut être justifiée par des raisons d’ordre pratique, par des analyses d’impact, des réflexions quant à l’utilité sociale comparée ou des arguments éthiques, etc. Chaque fois, ces argumentations auront été longuement pesées. Mais quels que soient leur force et leur pouvoir de conviction, aucune d’entre elles ne répond à la question de la légitimité d’une action ou d’un programme.

La légitimité démocratique ne se résume pas au seul suffrage universel. Elle appelle d’autres modalités d’exercice et c’est ce dont nous avons besoin ici. Pour fonder la légitimité de l’action des OSC, nous avons besoin en effet d’un processus de délibération et de décision qui soit réfléchi, pensé, élaboré sur son propre temps, avec les populations concernées et en lien avec les politiques publiques existantes ; la légitimité, dans chacun de ces cas, est à construire comme sont à imaginer et à construire les modes de légitimation, les procédures permettant de la fonder et les conditions à réunir pour qu’elle le soit. Ce qui signifie réinventer des formes de démocratie, inventer les relations à nouer avec ces populations, qui leur rendent la parole afin qu’elles puissent agir pleinement sur les choix qui leur sont présentés.

Question d’ordre politique à nouveau et institutionnel : dans les cas de figure mentionnés et pour toute activité qui touche aux droits sociaux, les OSC prennent en charge des missions qui, dans l’architecture institutionnelle classique, relevaient du domaine de l’État et non de la société civile. Mais une fois encore ici, elles les assument sans que soit pensée la répartition des rôles entre elles et les États, entre leur action et celle des États – le modèle français de délégation de service public ou les « concessions » européennes offrent un cadre trop partiel et réduit pour la penser pleinement.

Nous avons besoin ici d’imaginer un réaménagement de l’architecture institutionnelle de façon à ouvrir un espace autonome aux OSC et à leur donner un statut qui leur corresponde : espace qui serait tout à la fois distinct de celui de la puissance publique et articulé, coordonné à celui-ci, et permettrait de mettre en œuvre des services d’utilité publique qui seraient accordés à l’action de la puissance publique tout en étant conçus, élaborés et pris en charge par les acteurs de la société civile – qui participeraient, par conséquent, à l’élaboration des politiques publiques.

C’est un chantier d’ampleur, qui demande la contribution de praticiens mais aussi de chercheurs et des collectivités. À moins de dix ans de l’échéance des Objectifs du développement durable et alors que nous sommes devant une crise sociale de très forte intensité, nous avons besoin de ce nouveau pacte entre l’État et les OSC afin de faire vivre l’exigence de solidarité.

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