Passer’Aile : une nouvelle coopération pour un meilleur accompagnement des jeunes migrants en Europe

Alors que la question migratoire occupe l’agenda politique européen, Pierre Lebret1Responsable Pôle recherche et plaidoyer de l’association Futur au Présent International, expert en coopération internationale et membre du Groupe de Puebla. et Alice Nortier2Stagiaire à Futur au Présent et étudiante en master Migrations EHESS/Université Paris 1/Institut Convergences Migrations. présentent le projet Passer’Aile, porté par l’association Futur au Présent, qui vise à donner aux travailleurs sociaux des outils concrets et basés sur des expériences de terrain pour accompagner les migrants mineurs. Une réponse à rebours de toute instrumentalisation hypocrite, simpliste et politiquement dangereuse.

Les politiques d’asile et d’intégration en France sont de plus en plus défavorables aux personnes immigrées. L’État délègue progressivement sa fonction sociale aux secteurs associatif et privé, chargeant ainsi les travailleurs sociaux d’accompagner des personnes exilées en se battant entre la gouvernance répressive et le progressisme social.

Échanger de façon horizontale entre les pays d’origine des personnes migrantes et ceux dits « d’accueil », dans ce contexte, est donc une priorité pour construire des sociétés aussi tolérantes, à la hauteur des valeurs que l’Europe prétend revendiquer. Le projet Passer’aile, mené par l’association Futur au Présent, a pour objectif de créer ces ponts entre l’Europe de l’Ouest et l’Afrique de l’Ouest et de donner aux travailleurs sociaux les outils pour accompagner les mineurs isolés/non accompagnés.

Ce projet a été pensé à l’échelle européenne et ouest-africaine sur la base d’échanges de bonnes pratiques lors d’immersions de travailleurs sociaux ouest-africains dans des centres d’accueil européens avec les structures d’accueil partenaires. Afin de se détacher de la normativité européenne qui se veut universelle, les instruments qui émergent de ces séjours sont considérés comme des « bonnes » pratiques, selon les standards des différents acteurs et non seulement ceux européens.

Ces cinquante dernières années, les flux migratoires n’ont pas diminué malgré l’imperméabilisation croissante des frontières et les politiques répressives. Les facteurs qui façonnent la migration internationale sont divers, ils sont souvent la combinaison de variables économique, démographique, politique et climatique. En 2020, selon les Nations unies, on comptait 281 millions de personnes migrantes, soit 3,6% de la population mondiale, trois fois plus qu’en 1970.

Ces mouvements migratoires à l’échelle mondiale ont des effets dans l’ensemble des pays d’accueil, suscitant des réponses politiques et sociales variées – parfois des manifestations d’accueil comme on l’a vu en Allemagne pendant ce qui a été nommé « la crise des réfugiés », mais aussi une xénophobie et un racisme croissants, latents, systémiques et généralisés. Si l’arrivée de personnes migrantes à partir de 2015 a provoqué des réactions politiques hostiles dans certains pays de l’OCDE, les récentes « crises » des réfugiés ont eu des répercussions de manière disproportionnée dans les pays les plus pauvres et les pays à revenu intermédiaire, et non les nations les plus riches. Selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, près de 80% des réfugiés vivent dans des pays qui ont une frontière avec leur pays d’origine. Il est important d’ajouter que les préjugés concernant la délinquance ou le poids sur l’économie nationale des personnes immigrées sont basés sur des discours fallacieux, que la littérature scientifique sur les migrations infirme.

Beaucoup de mineurs font aussi le choix du départ vers l’Europe. En 2021, parmi les demandeurs d’asile, plus de 23 255 mineurs non accompagnés (MNA) ont obtenu un statut de protection de la part d’un État membre de l’Union européenne (UE) ; il s’agit là d’une augmentation de 70% par rapport à l’année précédente (13 550 MNA)3Chiffres Eurostat, consultés le 5 août 2022..

En France, au 1er janvier 2022, on pouvait compter 19 893 mineurs4Chiffres de la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, ministère de la Justice, 2020. pris en charge par les départements au titre de la protection de l’enfance (ce nombre inclut les MNA confiés les années précédentes et toujours pris en charge, en tant que mineurs). Cependant, les « refus guichet » – une non-reconnaissance directe de la minorité des demandeurs sans examen de la situation de chacun – sont fréquents, et la mise à l’abri réglementaire pendant la période d’évaluation du statut n’est pas toujours respectée, projetant les demandeurs dans une situation d’extrême vulnérabilité, sans aucune protection de la République française.

Les MNA représentent une infime fraction des personnes migrantes ou exilées entrant en Europe, mais les gouvernements de l’UE ne sont pas en mesure de fournir des données fiables. Trop souvent, les milliers de MNA arrivant en Europe sans leurs parents ou tuteurs se retrouvent pris au piège en tant que personnes migrantes, tandis que les gouvernements européens ont peu de considération pour leurs vulnérabilités et leurs besoins en tant que mineurs. Beaucoup ne reçoivent pas le traitement humain que l’Europe prétend défendre au nom de ses valeurs. Ils peuvent subir des arrestations prolongées, des actes d’intimidation, des contrôles peu fiables pour déterminer leur âge, des obstacles bureaucratiques à l’accès à l’éducation ou à la formation, ou encore des mauvais traitements et des situations de grande vulnérabilité. Beaucoup souffrent également de l’absence prédominante de défense juridique et d’un cadre protecteur, qui les empêche de revendiquer leurs droits. Ils peuvent ne pas être en mesure de solliciter de l’aide en cas d’abus, ou bien d’interjeter appel de leur détention, de faire appel d’une décision négative à leur demande de reconnaissance de minorité ou à leur demande d’asile, ou simplement de nommer un avocat pour faire valoir leurs droits.

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Des parcours difficiles, difficilement appréhendés par les aidants 

Les parcours migratoires des jeunes mineurs avant leur arrivée sur le sol européen sont souvent difficiles et peuvent provoquer des traumatismes à court, moyen et long terme. Après plusieurs échanges avec des jeunes lors d’actions menées dans le cadre du projet, il est possible d’observer qu’il existe des routes suivies plus fréquemment que d’autres, surtout pour les jeunes originaires de Guinée, de la Gambie ou du Sénégal. Ces jeunes commencent généralement leur route migratoire par le Mali, pour ensuite rejoindre l’Algérie puis le Maroc, avant d’essayer d’atteindre le territoire espagnol, en passant la frontière à Melilla ou Ceuta. D’autres passent par la Mauritanie pour rejoindre l’Algérie et le Maroc. La période de présence dans un pays est assez aléatoire, mais il s’agit le plus souvent de quelques semaines à quelques mois (deux à huit mois). Les territoires où les mineurs passent le plus de temps avant d’arriver en Europe sont l’Algérie et le Maroc. Les jeunes qui arrivent à rejoindre le sud de l’Italie sont généralement passés par la Libye, avec des parcours souvent plus traumatisants (exploitations diverses, chantages, abus sexuels, etc.). Des routes qui peuvent différer au cas par cas, mais les difficultés rencontrées et les violences vécues lors du parcours migratoire peuvent parfois être la cause de blocages lors de la prise en charge à leur arrivée sur le sol européen.

Selon un rapport du Sénat de septembre 2021, pour l’année 2020, 49,6% des jeunes MNA accueillis en France arrivent en provenance d’Afrique de l’Ouest, et plus spécifiquement de Guinée (19,05%), du Mali (12,86%), de Côte d’Ivoire (13,54%), de Gambie (2,12%) et du Sénégal (2,03%).

Des raisons multiples de départ

Les raisons du départ des jeunes sont multiples : de ladite fuite des cerveaux à la nécessité de fuir la guerre ou de la pauvreté, en passant par un environnement austère et d’autres raisons encore. Les départs sont liés le plus souvent aux difficultés politiques et socio-économiques dans le pays d’origine.

Parfois aussi, des familles ou des jeunes peuvent être amenés à connaître des parents d’un jeune ayant réussi son parcours. Ces histoires à « succès » peuvent avoir une certaine influence sur la volonté des jeunes en amont de la décision du départ. 

Les difficiles conditions de vie des familles poussent les jeunes à entreprendre la route migratoire pour aller à la recherche d’un travail en Europe leur permettant de subvenir aux besoins de la famille et de trouver de meilleures opportunités professionnelles.

Généralement, les familles et les personnes migrantes méconnaissent les conditions difficiles du parcours et les difficultés dès l’arrivée sur le sol européen (la vie à la rue, les obstacles liés à l’administration). Elles méconnaissent aussi les conditions de prise en charge établies par la loi et évaluées par l’aide sociale pour les mineurs : l’évaluation de la minorité, l’accompagnement, la scolarité, la formation, le couperet de la sortie du système de prise en charge dès dix-huit ans.

Le dispositif Passer’Aile

L’objectif du projet Passer’Aile est de construire une coopération entre travailleurs sociaux d’Afrique de l’Ouest et d’Europe afin de contribuer à une meilleure prise en charge des jeunes mineurs non accompagnés ouest-africains dans des structures d’accueil européennes, permettant notamment un renforcement des interventions sociales dans un contexte interculturel.

Plusieurs fois dans l’année, pour des périodes allant de un à trois mois, des travailleurs sociaux ouest-africains – Maliens et Sénégalais – viennent en Europe pour intégrer les structures d’accueil partenaires et travailler au sein des équipes sociales. En France, ce travail s’effectue notamment au sein des Maisons d’enfants à caractère social (MECS). Différents sujets liés au quotidien des jeunes et des éducateurs sont traités. Sur l’année 2021-2022, le nombre de jeunes bénéficiaires de cette démarche s’élève à 600, et 143 travailleurs sociaux et professionnels des équipes sociales de prise en charge ont pu bénéficier des interventions du projet Passer’Aile. Le projet compte aussi un volet européen avec un travail commun avec plusieurs associations dont Caritas Espagne et Per Esempio en Italie. Cette présence européenne permet de renforcer l’échange de pratiques et contribue au renforcement des connaissances sur les différentes modalités de prise en charge des jeunes au parcours migratoire, mais aussi sur les enjeux et difficultés auxquels font face les personnes exilées dans nos différents pays.

Contribuer à un meilleur accompagnement des mineurs non accompagnés

Bien que présents depuis plusieurs années sur le territoire européen, les mineurs non accompagnés représentent un public relativement nouveau pour les équipes sociales au sens où l’adaptation des pratiques professionnelles est toujours en cours et constitue un enjeu important pour les structures d’accueil. Comment accompagner des jeunes vivant l’exil et le déracinement, et dont le parcours migratoire a créé de nombreux traumatismes ?

Les interventions des travailleurs sociaux ouest-africains au sein des structures d’accueil européennes aident d’abord à une meilleure compréhension par les jeunes des démarches d’accompagnement engagées ou envisagées et, plus particulièrement, à une meilleure compréhension et acceptation des contraintes et difficultés que leur référent social peut rencontrer dans l’avancement de certaines de ces démarches.

La relation du travailleur social en immersion avec les jeunes permet une libération de la parole, notamment sur les parcours de vie des jeunes qui parfois n’osent pas ou ne souhaitent pas les évoquer avec leur référent social. La proximité culturelle et une connaissance personnelle et vécue des sociétés d’origine favorisent une mise en confiance et la possibilité de partager des informations jusque-là non exprimées. Selon les cas, ce travail débouche sur une meilleure compréhension des comportements, une adaptation de l’accompagnement par son référent social, ou contribue à une forme d’apaisement du jeune propice à faciliter son parcours d’intégration.

Les relations peuvent parfois être difficiles entre les jeunes et les équipes sociales, relevant très souvent d’incompréhensions et d’usages de codes sociaux et/ou culturels différents. Ces incompréhensions peuvent notamment concerner le rapport des jeunes aux adultes, au genre, à la santé (notamment mentale) ou encore au travail et aux règles de vie en communauté. Sur tous ces sujets, des situations relationnelles peuvent être débloquées et/ou des changements de comportement opérés grâce à l’appui du travailleur social en immersion : explication aux équipes sociales de certains comportements de jeunes paraissant incompréhensibles ou irrespectueux, explication aux jeunes de codes sociaux mal compris, propositions de solutions de compromis, etc.

Beaucoup de jeunes vivent difficilement les attentes inhérentes à leur situation administrative ou éducative, et entrevoient que les perspectives ne seront peut-être pas à la hauteur de ce qu’ils avaient espéré en arrivant en France. Dans ce contexte parfois de désenchantement, le rôle du travailleur social en immersion peut être utile du fait de sa proximité culturelle et de sa compréhension personnelle des enjeux et pressions sociétales auxquels sont soumis les jeunes.

Enfin, les échanges au quotidien de pratiques et la coopération professionnelle entre pairs – équipes sociales et travailleur social en immersion – favorisent une prise de recul sur les pratiques, une meilleure connaissance des situations de vie des jeunes et le traitement de questions ou problématiques peu approfondies jusque-là.

Dans un contexte de fortes contraintes pour les équipes sociales, accaparées par l’importance des tâches administratives liées à la sécurisation du parcours du jeune, devenues chronophages au détriment de l’accompagnement social, les questions des travailleurs en immersion permettent aux équipes de prise en charge d’amener des réflexions qui ne seraient pas venues d’elles-mêmes. Les questions parfois très précises ont pu surprendre, et ont poussé les équipes à réfléchir sur des sujets restés dans l’ombre, à expliquer les choses différemment et à s’interroger sur leurs pratiques. L’immersion a permis de souligner la nécessité de s’adapter constamment et de faire un travail réflexif nécessaire en tant qu’éducateur : « nous sommes des êtres humains face à d’autres êtres humains, c’est impossible de se comporter de manière automatique et systématique, ce projet nous permet d’élargir nos connaissances et de tisser des liens de confiance utiles pour nos professions », selon un responsable de structure d’accueil partenaire.

Les ponts créés entre les acteurs des pays d’origine et des pays d’accueil doivent servirent à continuer le travail en réseau, tant d’un point de vue du travail social – pour mettre en place des échanges réguliers de pratiques pour contribuer à un meilleur accompagnement social – que d’un point de vue de contacts utiles afin de résoudre des situations difficiles comme l’obtention de certains documents, bien souvent source de blocages administratifs qui, sans un réseau international – avec les pays de départ –, reste quasiment impossible. Ce type d’échange peut faciliter le travail associatif et contribue fortement au bien-être des jeunes, mais également au tissage de liens entre nos pays, apportant une meilleure compréhension des enjeux dans nos différentes sociétés. Ce type de coopération que nous pouvons définir comme Sud-Nord-Sud, où la réciprocité est la condition essentielle, contribue à dépasser des clivages Nord-Sud encore existants comme conséquence de l’époque coloniale. Que cela soit dans le domaine du travail social et de beaucoup d’autres comme l’environnement, les professionnels africains ont beaucoup à nous apporter.  

Au-delà de la connaissance des pratiques professionnelles des autres, de la production de connaissances, il y a aussi un rapprochement intangible entre des cultures qu’on oppose trop souvent. Ce programme démontre encore une fois que la coopération internationale est fondamentale pour respecter, dans ce cas précis, les droits des enfants, et plus largement les droits humains.

 

  • 1
    Responsable Pôle recherche et plaidoyer de l’association Futur au Présent International, expert en coopération internationale et membre du Groupe de Puebla.
  • 2
    Stagiaire à Futur au Présent et étudiante en master Migrations EHESS/Université Paris 1/Institut Convergences Migrations.
  • 3
    Chiffres Eurostat, consultés le 5 août 2022.
  • 4
    Chiffres de la Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, ministère de la Justice, 2020.

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