Rosa Luxemburg : lettres inédites

La Fondation Jean-Jaurès a récemment mis au jour un nouveau fonds d’archives de Jules Guesde, ce qui a permis notamment deux découvertes : une lettre et un fragment de lettre de Rosa Luxemburg, documents jusqu’ici inédits1Fonds Jules Guesde, Fondation Jean Jaurès 26FP. Voir la présentation d’ensemble de Jean-Numa Ducange, « Un fonds d’archives inédit pour écrire l’histoire des débuts du Parti socialiste », 26 janvier 2023..

Militante et théoricienne marxiste polonaise naturalisée allemande, Rosa Luxemburg (1871-1919) lisait, écrivait et parlait couramment le français ; elle avait d’ailleurs brièvement vécu à Paris au milieu des années 1890, pendant ses études. Malheureusement, une grande partie de ses lettres à des socialistes français ont disparu, notamment celles adressées à Édouard Vaillant, Jean Jaurès et Louis Dubreuilh.

On connaissait jusqu’ici trois lettres et un fragment d’une quatrième de Rosa Luxemburg à Jules Guesde : une d’avril 1901, une de février 1910, ainsi qu’un fragment de janvier 1913 sont conservés à l’Institut international d’histoire sociale (IISG) d’Amsterdam. Une autre lettre, d’août 1911, se trouvait dans les archives du socialiste Charles Dumas avant d’être vendue aux enchères en 1974 ; ces quatre documents, tous écrits en français, ont été publiés en 1976 par les éditions Maspero2Dans le premier tome de correspondances choisies qui avait été publié sous la direction de l’historien Georges Haupt : Rosa Luxemburg, Vive la lutte ! Correspondance 1891-1914, Paris, Maspero, 1976, p. 102-103, 318, 340 et 363-364 (il s’agit du tome 1 ; le tome 2 est : J’étais, je suis, je serai ! Correspondance 1914-1919, Paris, Maspero, 1977).. Les deux nouveaux documents viennent compléter ce petit corpus et ainsi enrichir notre connaissance des relations entre militants socialistes des différents pays à l’époque de la Deuxième Internationale3Ces lettres seront évidemment intégrées dans la Correspondance complète de Rosa Luxemburg, à paraître en trois tomes aux éditions Smolny à partir de 2024..

Le premier document inédit est une lettre du 21 octobre 1898, écrite en français sur papier à en-tête de la Sächsische Arbeiter-Zeitung. Rosa Luxemburg dirige à l’époque, pour une courte période, la rédaction de ce quotidien local du SPD, publié à Dresde. Comme elle le mentionne dans sa lettre, Luxemburg avait eu l’occasion de s’entretenir avec Guesde lors du congrès du SPD qui venait de se tenir à Stuttgart, du 3 au 8 octobre 18984Guesde, arrivé en cours de congrès, y fit le 7 octobre un discours en français, traduit par Wilhelm Liebknecht : Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands, Abgehalten zu Stuttgart vom 3. bis 8. Oktober 1898, Berlin, Buchhandlung Vorwärts, 1898, pp. 205-206.. Les fortes convictions internationalistes de Rosa Luxemburg l’amènent naturellement à rechercher la collaboration à son journal de militants de divers pays, d’où sa demande à Guesde.

Les socialistes en France sont à l’époque divisés en plusieurs petits partis, et Rosa Luxemburg est alors favorable au processus d’unification qui s’initie à ce moment. Elle souhaite donc un article de Guesde sur ce sujet, ce qui est significatif : l’actualité politique la plus marquante en France en 1898 est évidemment l’affaire Dreyfus, sur laquelle Rosa Luxemburg a déjà écrit à plusieurs reprises, dans un sens clairement dreyfusard5Articles rassemblés dans : Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France (1898-1912). Œuvres complètes tome III, Toulouse-Marseille, Smolny et Agone, 2013.. La position de neutralité de Guesde en la matière a beaucoup déçu Luxemburg, et ce n’est pas un hasard si elle s’adresse à un autre socialiste français pour un article sur l’affaire Dreyfus : en l’occurrence à Jean Jaurès, alors très engagé dans la lutte dreyfusarde6La lettre de Luxemburg à Jaurès est perdue, mais son contenu est brièvement mentionné dans une lettre à Leo Jogiches du 25 septembre 1898.. Elle ne souhaite cependant pas ignorer Guesde, qui se revendique comme elle du marxisme, et qui est donc à ses yeux indispensable à un futur parti d’union socialiste en France, qu’elle souhaite voir se constituer sur des bases révolutionnaires.

Rosa Luxemburg savait que l’orthographe de son nom était parfois francisé en « Luxembourg », et c’est ainsi qu’elle choisit de l’écrire ici ; elle francise également son prénom en « Rose ».

Lettre de Rosa Luxemburg à Jules Guesde, Dresde, 21 octobre 1898 :

21.X 1898

Cher Citoyen,
Je prends la liberté de vous rappeler la promesse, que vous avez eu la bonté de me donner à Stuttgart. Nous attendons de vos notes et de vos articles ! Avant tout vous nous rendriez un grand service en nous écrivant aussitôt un article sur l’Union socialiste. On n’est point orienté, en Allemagne, sur l’état actuel de cette affaire, et votre article serait lu avec l’extrême intérêt.
Je vous remercie beaucoup pour Le Socialiste
7L’hebdomadaire Le Socialiste était à l’époque l’organe central du Parti ouvrier français (dirigé par Guesde). Il était envoyé depuis Paris à Rosa Luxemburg., j’espère que vous recevez régulièrement notre journal [la Sächsische Arbeiter-Zeitung].
Avec un salut fraternel
Rose Luxembourg

Le deuxième document illustre à merveille le caractère complémentaire de ce nouveau fonds Guesde par rapport à celui de l’IISG d’Amsterdam : c’est en fait la fin d’une lettre à Guesde du 27 janvier 1913, retrouvée tronquée à Amsterdam et donc publiée incomplète par Georges Haupt dans l’édition Maspero de 19768Tome 1, op. cit., pp. 363-364 (fragment traduit en allemand d’après cette édition dans : Rosa Luxemburg, Gesammelte Briefe, tome 6, Berlin, Dietz Verlag, 1993, p. 187-188).. Grâce au fragment récemment retrouvé, les deux parties peuvent enfin être rassemblées, et cette lettre peut donc être publiée ici pour la première fois de façon intégrale.

Rosa Luxemburg répond ici à une sollicitation de Jules Guesde, par une lettre qui n’a pas été retrouvée9De nombreux documents ont été détruits en janvier 1919 chez Rosa Luxemburg par les Corps francs, après qu’ils l’aient assassinée le 15 janvier (en même temps que Karl Liebknecht)., qui souhaitait être renseigné sur la situation en Allemagne concernant le droit syndical des cheminots. Guesde avait besoin d’informations précises dans le cadre de la campagne menée alors par les militants syndicalistes et socialistes en faveur du droit de grève des cheminots. On voit ici à l’œuvre la préoccupation des socialistes de faire avancer les droits sociaux des travailleurs, et dans ce but la nécessité de se tenir au courant des droits déjà obtenus dans d’autres pays.

Lettre de Rosa Luxemburg à Jules Guesde, Berlin, 27 janvier 1913 :

[Fragment conservé à Amsterdam :]

Berlin Südende, Lindenstr. 2.
27.I 13.

Cher camarade,
Excusez, s’il vous plaît, le retard dans ma réponse, mais j’ai dû chercher des renseignements absolument exacts pour vous servir.
Or, formellement et d’après la loi tous les employés des chemins de Fer jouissent des mêmes libertés d’association que ceux de l’industrie privée. Il n’y a point de législation spéciale concernant cette catégorie des employés.
Mais – en pratique les employés des chemins de Fer sont complètement privés du droit d’association et de grève, et cela parce que le gouvernement s’arroge le droit d’interpréter la loi, comme non-existant pour les employés en vue de « l’intérêt public », « sûreté publique », « raison d’état ». Il y a donc une lutte continue entre la socialdémocratie dans les parlements et le gouvernement sur cette matière. Je vous envoie le Journal officiel avec la discussion récente qui a eu lieu dans le Reichstag le 10 décembre 1912 ; la position du gouvernement y est représentée par le ministre Delbrück10Clemens Delbrück (1856-1921), homme politique conservateur, membre du gouvernement depuis 1909., la nôtre par le député Bauer11Gustav Bauer (1870-1944), employé de bureau puis permanent syndical, élu député du SPD en 1912., un membre de la Commission générale des syndicats.
Remarquez, du reste, que les chemins de Fer ne sont pas, en Allemagne, soumis à l’autorité de l’Empire, mais ils sont soumis aux états particuliers : la Prusse, Bavière, etc. Ce qui facilite à la réaction prussienne de tenir la main sur les employés. La socialdémocratie dans sa majorité s’est toujours prononcée pour le monopole de l’Empire sur les chemins de Fer. La dernière résolution a été acceptée au congrès de Mayence 190012Le congrès du SPD à Mayence du 17 au 21 septembre 1900 ; Rosa Luxemburg y était déléguée., où il y a eu une discussion assez vive entre l’aile droite et gauche du Parti. Si vous voulez, je vous enverrai volontiers le Compte rendu du congrès de Mayence, ou, plutôt, je le fais en tout cas. Je suppose que vous trouverez un traducteur, sinon renvoyez-moi les documents, je les traduirai volontiers. Depuis l’échec de Vollmar13Georg von Vollmar (1850-1922), l’un des dirigeants du SPD en Bavière, membre de l’aile droite du parti. à Mayence, les révisionnistes14Dans le contexte socialiste de l’époque, ce mot désigne les partisans de la « révision » du marxisme par Eduard Bernstein, dans un sens réformiste. De façon plus générale, Rosa Luxemburg emploie ce terme pour parler de l’ensemble de l’aile droite du SPD, à laquelle elle s’oppose. n’ont plus essayé de défendre
[Le fragment jusqu’ici connu s’arrête ici, en plein milieu d’une phrase.]

[Le fragment récemment retrouvé, conservé par la Fondation Jean-Jaurès à Paris, apporte la suite et fin de cette lettre :]

la politique particulariste.
Quant à la pratique, en Prusse il n’y a que des unions des employés de l’état tolérées par le gouvernement et serviles. En Bavière et en Badénie
[sic15En allemand « Baden », mais on désigne en français cette région comme « pays de Bade » (et non « Badénie »).] il y a des syndicats qui ont prétendu d’être libre, mais récemment ils ont souscrit l’engagement de renoncer en toute forme au droit de grève, – une illustration nouvelle de l’illustre « liberté du sud de l’Allemagne ».
En somme : il n’y a point de syndicat des employés de chemins de Fer, l’accès y est fort difficile. Mais nous ne doutons point qu’en cas de grandes secousses politiques toute cette couche des exploités se dressera tout d’un coup et prendra son droit d’association énergiquement.
Bien à vous et toujours prête à vous servir fraternellement
Rosa Luxemburg

Chaque nouveau document comme ceux-ci est précieux pour la recherche historique. Dans le cadre du travail actuel de préparation de la publication de la Correspondance complète de Rosa Luxemburg, toute personne qui serait en possession de lettres inédites de Rosa Luxemburg est évidemment cordialement invitée à nous le signaler. Cette édition en trois tomes sera la première traduction de l’intégralité des lettres retrouvées de Luxemburg, présentées dans l’ordre chronologique et avec un appareil critique permettant de comprendre leur contexte historique. L’ampleur des sujets abordés ne peut surprendre de la part de celle qui fut pendant trois décennies une militante dans plusieurs pays, et notamment une membre active du Bureau socialiste international. La lecture de ces volumes rappellera donc des événements et des débats oubliés, et nous montrera sur le vif ce milieu international de militantes et militants qui voulaient un monde meilleur.

  • 1
    Fonds Jules Guesde, Fondation Jean Jaurès 26FP. Voir la présentation d’ensemble de Jean-Numa Ducange, « Un fonds d’archives inédit pour écrire l’histoire des débuts du Parti socialiste », 26 janvier 2023.
  • 2
    Dans le premier tome de correspondances choisies qui avait été publié sous la direction de l’historien Georges Haupt : Rosa Luxemburg, Vive la lutte ! Correspondance 1891-1914, Paris, Maspero, 1976, p. 102-103, 318, 340 et 363-364 (il s’agit du tome 1 ; le tome 2 est : J’étais, je suis, je serai ! Correspondance 1914-1919, Paris, Maspero, 1977).
  • 3
    Ces lettres seront évidemment intégrées dans la Correspondance complète de Rosa Luxemburg, à paraître en trois tomes aux éditions Smolny à partir de 2024.
  • 4
    Guesde, arrivé en cours de congrès, y fit le 7 octobre un discours en français, traduit par Wilhelm Liebknecht : Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands, Abgehalten zu Stuttgart vom 3. bis 8. Oktober 1898, Berlin, Buchhandlung Vorwärts, 1898, pp. 205-206.
  • 5
    Articles rassemblés dans : Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France (1898-1912). Œuvres complètes tome III, Toulouse-Marseille, Smolny et Agone, 2013.
  • 6
    La lettre de Luxemburg à Jaurès est perdue, mais son contenu est brièvement mentionné dans une lettre à Leo Jogiches du 25 septembre 1898.
  • 7
    L’hebdomadaire Le Socialiste était à l’époque l’organe central du Parti ouvrier français (dirigé par Guesde). Il était envoyé depuis Paris à Rosa Luxemburg.
  • 8
    Tome 1, op. cit., pp. 363-364 (fragment traduit en allemand d’après cette édition dans : Rosa Luxemburg, Gesammelte Briefe, tome 6, Berlin, Dietz Verlag, 1993, p. 187-188).
  • 9
    De nombreux documents ont été détruits en janvier 1919 chez Rosa Luxemburg par les Corps francs, après qu’ils l’aient assassinée le 15 janvier (en même temps que Karl Liebknecht).
  • 10
    Clemens Delbrück (1856-1921), homme politique conservateur, membre du gouvernement depuis 1909.
  • 11
    Gustav Bauer (1870-1944), employé de bureau puis permanent syndical, élu député du SPD en 1912.
  • 12
    Le congrès du SPD à Mayence du 17 au 21 septembre 1900 ; Rosa Luxemburg y était déléguée.
  • 13
    Georg von Vollmar (1850-1922), l’un des dirigeants du SPD en Bavière, membre de l’aile droite du parti.
  • 14
    Dans le contexte socialiste de l’époque, ce mot désigne les partisans de la « révision » du marxisme par Eduard Bernstein, dans un sens réformiste. De façon plus générale, Rosa Luxemburg emploie ce terme pour parler de l’ensemble de l’aile droite du SPD, à laquelle elle s’oppose.
  • 15
    En allemand « Baden », mais on désigne en français cette région comme « pays de Bade » (et non « Badénie »).

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