Alors que le gouvernement souhaite expérimenter le RSA conditionné, Timothée Duverger et Thierry Germain, respectivement co-directeur et membre de l’Observatoire de l’expérimentation et l’innovation locales de la Fondation, proposent un autre modèle, celui du revenu d’autonomie. Il pourrait reposer sur cinq piliers : l’inconditionnalité, le versement automatique, l’ouverture aux jeunes, l’augmentation du RSA et la garantie d’emploi. Ce revenu d’autonomie permettrait de restaurer la valeur du travail et de repenser notre modèle social.
Stéphane Troussel, le président du département de Seine-Saint-Denis, vient d’annoncer le retrait de sa collectivité de l’expérimentation « France Travail ». La raison ? « La doctrine portée par le gouvernement en matière de conditionnalité des aides sociales […] me paraît une grave entorse à notre République »1« La Seine-Saint-Denis refuse le RSA conditionné et fustige « une grave entorse à notre République » », Libération, 28 mars 2023..
Le projet de France Travail
Le candidat Macron avait annoncé lors de la présentation de son programme le 17 mars 2022 sa volonté de réformer le RSA « en assurant un meilleur accompagnement et un meilleur équilibre des droits et devoirs » et « l’obligation de consacrer 15 à 20 heures par semaines pour une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle »2« Emmanuel Macron veut réformer le RSA avec « 15 à 20 heures d’activité » obligatoires par semaine », L’Obs, 17 mars 2022.. Le projet a depuis son élection été confié à Thibaut Guilluy, haut commissaire à l’Emploi et à l’Engagement. Il va déboucher sur une expérimentation dans 18 départements. Sans la Seine-Saint-Denis donc.
En synthèse, il consiste à créer un « guichet unique » dont Pôle emploi, devenu « France Travail », serait l’opérateur pour piloter l’ensemble du service public de l’emploi avec les acteurs associés. Outre cette coordination pour organiser l’accompagnement des bénéficiaires, France Travail vise une mise en cohérence du système avec par exemple des formations communes, une interconnexion des systèmes d’information et la création d’un carnet de bord unique pour chaque usager. Selon ses promoteurs, le système est pensé pour l’usager.
Il y a néanmoins tout lieu de penser que, derrière, se cache une volonté de recentralisation des politiques d’accompagnement vers l’emploi, comme le laissent entrevoir les craintes exprimées par les départements3Catherine Abou el Khair, « Départements de France exprime ses doutes sur le projet France Travail », Localtis, 29 mars 2023. ou les missions locales4Rouja Lazarova, « France Travail : les inquiétudes des missions locales », La Gazette des communes, 3 avril 2023..
Le RSA conditionné : une réforme idéologique
S’agissant du RSA, ce projet ne manque pas de préjugés à l’égard des pauvres. Thibaut Guilluy lui-même indiquait dans un entretien : « Nous allons investir pour mobiliser des conseillers qui suivront les personnes de façon personnalisée. […] La contrepartie, c’est que la personne suivie soit présente et s’implique. Si elle n’est pas là le lundi, mardi et mercredi, il faut qu’elle s’attende à ce que le jeudi, elle soit convoquée. Et qu’on lui demande des comptes »5Aline Gérard, entretien avec Thibaut Guilluy, « RSA et activité obligatoire : « Tout travail mérite salaire. Ça ne va pas changer » », Ouest-France, 13 mars 2020..
On est bien loin de la philosophie exprimée par François Mitterrand en 1988 dans sa Lettre aux Français, dans laquelle il annonçait la création du Revenu minimum d’insertion (RMI) : « L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien ». Si dès l’origine le RMI a joué sur l’ambiguïté de l’insertion et la contractualisation associée pour obtenir une adhésion transpartisane6Nicolas Duvoux, « Trente ans de RMI. La réforme perpétuelle de l’assistance sociale », La vie des idées, 27 novembre 2018., la réforme en cours est d’une autre nature. Nous en sommes aujourd’hui réduits à « demander des comptes » aux plus pauvres, ce qui déshonore la République sociale.
Surtout, un renforcement des sanctions risque d’aggraver la situation des plus fragiles et de générer des effets pervers, comme l’ont montré les études sur les sanctions prévues par le Universel Credit au Royaume-Uni. Si leur impact sur l’emploi s’avère nul, elles ont pour conséquence d’accroître l’incertitude sur l’avenir (liée au risque de radiation pour des infractions mineures comme le retard à un rendez-vous) ou l’anxiété des personnes et de rendre la recherche d’emploi largement contre-productive (multiplication des candidatures, dont certaines paraissent inappropriées)7Economic & Social Research Council, Final findings report. Welfare Conditionality Project: 2013-2018, juin 2018.. A contrario, plusieurs expérimentations (et assez récemment encore, en Finlande) ont bien montré qu’à montant égal, un revenu inconditionnel offrait le même niveau de retour à l’emploi qu’un revenu sous conditions, tout en renforçant de façon sensible la santé physique, mentale et sociale des bénéficiaires8Kela, « Results of Finland’s basic income experiment: small employment effects, better perceived economic security and mental wellbeing », 6 mai 2020..
Comme pour les retraites sur lesquelles Emmanuel Macron envisageait une réforme de structure sous le précédent quinquennat avant de la troquer pour une réforme paramétrique se concentrant sur le recul de l’âge légal de départ, l’expérimentation du RSA conditionné confirme l’abandon du « revenu universel d’activité » pourtant annoncé comme une mesure phare de la stratégie pauvreté en 2018 pour fusionner l’ensemble des prestations sociales en une seule en les automatisant et en les ouvrant aux jeunes. Dans le contexte du mouvement des « gilets jaunes », le fait que les simulations anticipent 3,55 millions de foyers perdants n’y est sans doute pas étranger9Sarah Belouezzane et Bertrand Bissuel, « Allocation sociale unique : qui seraient les perdants et les gagnants ? », Le Monde, 2 août 2018.. Il est en tout cas frappant qu’au cours de ce nouveau quinquennat le pouvoir mette en œuvre les réformes avortées du précédent sous une forme dégénérée.
Un contre-modèle : le revenu d’autonomie
Le RSA conditionné a donc tous les traits d’une réforme idéologique qui se soucie bien peu de lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Il est à mille lieux des préconisations du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) sur l’accompagnement vers l’insertion sociale et professionnelle10Jean-Claude Barbier (dir.), « Accompagnement vers l’insertion sociale et professionnelle », Avis du CNLE, février 2022..
La Fondation Jean-Jaurès a porté dès 2016 un contre-modèle travaillé avec un collectif de départements emmené par la Gironde et des économistes (Cepremap, IPP)11Antoine Bozio et al., Revenu de base : simulations en vue d’une expérimentation, rapport n°18, Institut des politiques publiques, juin 2018.. Ce chantier, qui s’est appuyé sur une large participation citoyenne, a abouti à une proposition de loi d’expérimentation d’un revenu de base, brutalement rejetée par la majorité parlementaire sous le premier quinquennat12Hervé Saulignac et al., Proposition de loi d’expérimentation territoriale visant à instaurer un revenu de base, Assemblée nationale, 19 décembre 2018..
Ses fondamentaux ont été depuis approfondis dans deux directions. D’abord, des territoires conduisent des expérimentations locales en faveur d’un revenu jeunes. Si la Haute-Garonne s’est heurtée au contrôle de légalité de la préfecture faute de loi d’expérimentation13Julie Rimbert, « Haute Garonne : le revenu de base pour les jeunes retoqué », Le Parisien, 9 mars 2022., le Grand Lyon expérimente depuis deux ans un « revenu solidarité jeunes » auprès des jeunes de 18-24 ans sortis du système éducatif, ayant de faibles ressources et ne bénéficiant d’aucune aide publique ou parentale14Ève Guyot, « À Lyon, le « revenu solidarité » a aidé un millier de jeunes en un an d’existence », La Croix, 20 mai 2022.. Du côté de la Fondation Jean-Jaurès, un rapport de Marc Wolf est paru en septembre 2022 pour préciser les conditions législatives, informatiques et financières de mise en place d’un revenu de base à court terme15Marc Wolf, Pour une garantie de revenu réellement universelle. Une approche pragmatique, Fondation Jean-Jaurès, septembre 2022..
Modèle contre modèle. Au RSA conditionné doivent s’opposer les cinq piliers de ce qui pourrait constituer un revenu d’autonomie.
L’inconditionnalité
Les politiques d’activation des dépenses sociales consistant à influencer les comportements des personnes par des incitations monétaires ont depuis longtemps fait la preuve de leur échec comme dans le cas du RSA16Anne Eydoux et Bernard Gomel (dir.), Apprendre (de l’échec) du RSA. La solidarité active en question, Rueil-Malmaison, Éd. Liaisons/Wolters Kluwer, 2014.. Le taux de retour à l’emploi augmente peu, ce qui tient au fait que ses principaux freins sont à trouver ailleurs, dans les problèmes de santé, de garde d’enfant, de mobilité ou de formation17Céline Marc et Charline Range, « Insertion professionnelle et sociale : des spécificités transversales aux différents types de minimas sociaux », Revue des politiques sociales et familiales, n°91, 2008, pp. 92-100.. Le taux de pauvreté ne diminue pas davantage. Le RSA est d’abord un droit. C’est même un double droit, celui à l’allocation et celui à l’accompagnement. En cela, il ne peut qu’être inconditionnel.
Le versement automatique
Également proposé par le candidat Macron (dès 2017) et désormais techniquement faisable, le versement automatique aux ayants droit et son corollaire, la gestion en temps réel, permettraient de résoudre le problème du non-recours aux droits. La Drees estime ce non-recours pour le RSA à 34% en moyenne par trimestre et à 20% de façon pérenne (trois trimestres consécutifs)18Cyrine Hannafi et al., Mesurer régulièrement le non-recours au RSA et à la prime d’activité : méthode et résultats, Les dossiers de la Drees, n°92, février 2022.. Comme l’a souligné l’économiste Guillaume Allègre, « conditionnalité et automaticité sont deux objectifs contradictoires » puisque, rappelle-t-il, les contreparties exigées auront pour conséquence de renforcer le non-recours19Guillaume Allègre, « RSA : « Conditionnalité et automaticité sont deux objectifs contradictoires », Le Monde, 29 mars 2022..
L’ouverture aux jeunes
Sur les 28 pays de l’Union européenne, seuls 4 dont la France20Avec Chypre, l’Espagne, le Luxembourg. n’ouvrent pas leurs revenus minimums aux jeunes dès leur majorité. Le taux de pauvreté des jeunes de 18-24 ans de 22,7% est pourtant largement supérieur à la moyenne de 13% pour l’ensemble de la population21Jean-Luc Tavernier (dir.), Revenus et patrimoines des ménages, Insee Références, 2021.. La récente transformation de la garantie jeunes en un contrat d’engagement jeune (CEJ) pour l’étendre des NEETs (« Not in education, employment or training » : ni en emploi, ni en études, ni en formation) aux travailleurs précaires n’est qu’une maigre concession. Les jeunes pourraient faire le choix d’entrer dans le RSA, à condition que les parents aisés, tenus par l’obligation alimentaire, soient spécialement mis à contribution pour financer l’allocation de leurs enfants, en plus de perdre le bénéfice des prestations familiales et du quotient familial.
L’augmentation du RSA
Malgré sa revalorisation pendant le quinquennat Hollande, le montant du RSA reste très faible. Alors que le RMI représentait 49% du salaire minimum à sa création, le RSA n’était plus que de 39% du salaire minimum, augmenté de la prime d’activité en 201922ATD Quart Monde, Évaluation participative du revenu de solidarité active (RSA), rapport d’ATD Quart Monde à destination de la Cour des Comptes, janvier 2021.. Ce décrochage, qui contraste avec la revalorisation de la prime d’activité, traduit la préférence politique pour la rémunération du travail plutôt que l’assistance. Mais, sous un vernis méritocratique, il organise en réalité une double peine pour les allocataires de minimas sociaux, qui sont non seulement privés d’emploi mais aussi de ressources. Un rattrapage du RSA devient indispensable, alors même que l’inflation pénalise davantage les plus pauvres. Les travaux sur les budgets de référence du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) pourraient être mobilisés pour définir le montant nécessaire23Michèle Lelièvre (dir.), Les budgets de référence. En milieu rural, en ville moyenne et en Métropole du Grand Paris. Nouvelles pistes pour l’inclusion sociale, rapport, CNLE, 2022.. C’est un enjeu fort de partage de la valeur, laquelle ne se pense pas qu’au sein des entreprises mais, dans une République digne de ce nom, au niveau de la société tout entière.
La garantie d’emploi
Le revenu d’autonomie devrait avoir pour corollaire une garantie d’emploi, ce qui implique de repenser les politiques d’accompagnement. Reposant sur l’inversion de la logique de l’emploi, l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) consiste à créer des emplois en CDI à partir des envies et savoir-faire des personnes privées d’emploi pour répondre aux besoins non satisfaits des territoires. Dans une logique d’action collective développant le pouvoir d’agir des personnes privées d’emploi, ils créent ainsi des entreprises à but d’emploi (EBE), financées en partie par le recyclage des coûts évités du chômage, pour développer des activités d’utilité sociale. Ce sont aujourd’hui 53 territoires qui participent à cette expérimentation.
Restaurer la valeur du travail
Ce n’est pas la « valeur travail » qu’il s’agit de restaurer mais bien la valeur du travail et même la valeur de la vie. La première Constitution de la République, celle de l’An I, le proclamait : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ».
Derrière ces cinq mesures (inconditionnalité, automaticité, ouverture aux jeunes, mise à niveau et garantie d’emploi), il y a l’idée de passer d’un revenu d’assistance octroyé sous condition (la vision du président Macron) à un véritable revenu d’autonomie, part de la richesse qu’une nation attribue sans installer ni honte ni défiance à ceux de ses citoyens qui en ont momentanément besoin.
Ne peut-on pour le moins permettre l’expérimentation de l’une et l’autre de ces approches, et pas uniquement celle défendue par le président de la République ?
C’est un enjeu démocratique bien sûr, dont la résonance est plus forte encore en temps de 49.3 à répétions. Mais c’est surtout une grande opportunité, celle de nous donner les moyens de repenser notre modèle social avec toute l’exigence et toute l’ambition nécessaires.
- 1« La Seine-Saint-Denis refuse le RSA conditionné et fustige « une grave entorse à notre République » », Libération, 28 mars 2023.
- 2« Emmanuel Macron veut réformer le RSA avec « 15 à 20 heures d’activité » obligatoires par semaine », L’Obs, 17 mars 2022.
- 3Catherine Abou el Khair, « Départements de France exprime ses doutes sur le projet France Travail », Localtis, 29 mars 2023.
- 4Rouja Lazarova, « France Travail : les inquiétudes des missions locales », La Gazette des communes, 3 avril 2023.
- 5Aline Gérard, entretien avec Thibaut Guilluy, « RSA et activité obligatoire : « Tout travail mérite salaire. Ça ne va pas changer » », Ouest-France, 13 mars 2020.
- 6Nicolas Duvoux, « Trente ans de RMI. La réforme perpétuelle de l’assistance sociale », La vie des idées, 27 novembre 2018.
- 7Economic & Social Research Council, Final findings report. Welfare Conditionality Project: 2013-2018, juin 2018.
- 8Kela, « Results of Finland’s basic income experiment: small employment effects, better perceived economic security and mental wellbeing », 6 mai 2020.
- 9Sarah Belouezzane et Bertrand Bissuel, « Allocation sociale unique : qui seraient les perdants et les gagnants ? », Le Monde, 2 août 2018.
- 10Jean-Claude Barbier (dir.), « Accompagnement vers l’insertion sociale et professionnelle », Avis du CNLE, février 2022.
- 11Antoine Bozio et al., Revenu de base : simulations en vue d’une expérimentation, rapport n°18, Institut des politiques publiques, juin 2018.
- 12Hervé Saulignac et al., Proposition de loi d’expérimentation territoriale visant à instaurer un revenu de base, Assemblée nationale, 19 décembre 2018.
- 13Julie Rimbert, « Haute Garonne : le revenu de base pour les jeunes retoqué », Le Parisien, 9 mars 2022.
- 14Ève Guyot, « À Lyon, le « revenu solidarité » a aidé un millier de jeunes en un an d’existence », La Croix, 20 mai 2022.
- 15Marc Wolf, Pour une garantie de revenu réellement universelle. Une approche pragmatique, Fondation Jean-Jaurès, septembre 2022.
- 16Anne Eydoux et Bernard Gomel (dir.), Apprendre (de l’échec) du RSA. La solidarité active en question, Rueil-Malmaison, Éd. Liaisons/Wolters Kluwer, 2014.
- 17Céline Marc et Charline Range, « Insertion professionnelle et sociale : des spécificités transversales aux différents types de minimas sociaux », Revue des politiques sociales et familiales, n°91, 2008, pp. 92-100.
- 18Cyrine Hannafi et al., Mesurer régulièrement le non-recours au RSA et à la prime d’activité : méthode et résultats, Les dossiers de la Drees, n°92, février 2022.
- 19Guillaume Allègre, « RSA : « Conditionnalité et automaticité sont deux objectifs contradictoires », Le Monde, 29 mars 2022.
- 20Avec Chypre, l’Espagne, le Luxembourg.
- 21Jean-Luc Tavernier (dir.), Revenus et patrimoines des ménages, Insee Références, 2021.
- 22ATD Quart Monde, Évaluation participative du revenu de solidarité active (RSA), rapport d’ATD Quart Monde à destination de la Cour des Comptes, janvier 2021.
- 23Michèle Lelièvre (dir.), Les budgets de référence. En milieu rural, en ville moyenne et en Métropole du Grand Paris. Nouvelles pistes pour l’inclusion sociale, rapport, CNLE, 2022.