Le 23 novembre 2012, la gauche allemande a rejeté au Bundesrat l’accord « Rubik », un accord fiscal que la Suisse cherche à signer avec plusieurs pays européens. Pourquoi ce refus, alors que sa ratification permettrait de récupérer plusieurs milliards d’euros ?
Au Bundesrat, le parlement des Länder, la gauche allemande a rejeté le 23 novembre dernier un accord fiscal avec la Suisse, connu sous le nom d’« accord Rubik » – appelé ainsi parce qu’il permettrait de réconcilier les deux faces d’un même problème, le secret bancaire et la lutte contre la fraude fiscale. Alors qu’au même moment au Bundestag, on constate la faiblesse des ressources budgétaires, comment et pourquoi l’opposition peut-elle se permettre de tourner le dos à la manne de plusieurs milliards que représente potentiellement l’accord Rubik ? Mais d’abord, en quoi cet accord consiste-t-il plus précisément ?
L’accord Rubik désigne un accord fiscal que la Suisse cherche à signer avec plusieurs pays européens, et qui a déjà été ratifié par l’Autriche et le Royaume-Uni, pays dans lesquels il entrera en vigueur à partir du 1er janvier 2013. Cet accord vise à compenser, pour les pays partenaires de la Confédération helvétique, les pertes de revenus provoquées par les phénomènes d’évasion fiscale, en organisant la mise à plat des comptes détenus par leurs ressortissants. A la date de l’entrée en vigueur de l’accord, ceux-ci se verront en effet présenter un choix entre plusieurs options. Le ressortissant titulaire d’un compte en Suisse pourra choisir de déclarer celui-ci et de soumettre ainsi ses avoirs à l’imposition dans son pays d’origine, « régularisant » en quelque sorte sa situation. S’il n’entame pas cette procédure volontaire, le déposant se verra imposer d’un montant forfaitaire par l’établissement financier suisse, qui reversera ensuite ce montant au pays d’origine. C’est alors la banque qui d’elle-même « régularisera » la situation en éteignant par cette démarche les potentielles dettes fiscales du titulaire. Dans ces deux premiers cas en effet, les « évadés » se mettent à l’abri de toute poursuite ultérieure et sont réputés avoir éteint leur dette fiscale à l’égard du pays dont ils sont les nationaux.
Enfin, dans le cas où le déposant ferme son compte suisse pour se soustraire à l’imposition avant l’entrée en vigueur de l’accord, il demeure hors de portée de ses clauses : la Suisse ne fera que fournir les destinations majeures empruntées par ces capitaux s’étant soustraits à l’accord, et en aucun cas les informations personnelles portant sur les titulaires du compte. On voit bien que Rubik permet à la Suisse de conserver le secret bancaire tout en faisant un pas en direction des pays européens qui se plaignent depuis longtemps de la ponction sur leurs ressources exercée par l’évasion fiscale. Les pays partenaires y voient un moyen simple (simplifié, en tout cas, de toute procédure de recouvrement nationale ainsi que de toute action en justice) de récupérer un prélèvement fiscal à des taux comparables à ceux pratiqués sur leur sol, quitte à renoncer à disposer d’informations bancaires exploitables.
Comment se justifie dès lors la position du Parti social-démocrate (SPD) au Bundesrat allemand, particulièrement en une période où la crise contraint le budget fédéral comme celui des Länder, qui pourraient pourtant recevoir ainsi jusqu’à 70 % des sommes recouvrées ?
Les commentateurs proches du gouvernement laissent évidemment entendre qu’il s’agit, de la part du SPD et des Verts, ni plus ni moins que d’une manœuvre électorale. Ils accusent l’opposition de faire preuve d’irresponsabilité face à ce texte signé par Berlin et Berne le 10 août 2011 et déjà ratifié par le Bundestag, la chambre des députés, le 25 octobre 2012. Reprenant les opinions exprimées par les banquiers suisses, les membres de la coalition noir et or soulignent les motivations politiques du rejet du texte. L’Association suisse des banquiers a ainsi regretté que le Bundesrat « manque une belle opportunité d’adopter une solution équitable, optimale et durable pour toutes les parties concernées et de mettre ainsi un terme au différend fiscal », pour constater « avec satisfaction que le refus de l’accord fiscal n’est pas lié à des raisons objectives, mais résulte uniquement de considérations de politique intérieure ».
L’opposition a pu profiter des conditions de vote au Bundesrat : le vote par Länder lui a en effet permis de dégager une majorité de trente sièges contre 21 pour la coalition de la chancelière. De fait, et malgré la promesse d’Angela Merkel et de son ministre des finances Wolfgang Schaüble qu’au moins trois milliards d’euros seraient reversés aux Länder, le refus opposé à la fin du secret bancaire par le SPD et les Verts était attendu : dès le mois d’août dernier, le ministre SPD des Finances du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, Norbert Walter-Borjans, prédisait cet échec. Car l’opposition affirme avec force ne pas agir pour des motifs électoraux guidés par les échéances à moyen terme, mais bien en vertu de principes d’honnêteté et d’efficacité économique. Selon elle, l’accord Rubik, en éteignant en effet toute perspective de poursuite future des évadés fiscaux (sauf cas très rares et très étayés) et en garantissant le maintien du secret bancaire, permettrait aux institutions suisses de se tirer à bon compte d’années de protection de la fraude fiscale sans suffisamment changer leurs pratiques. Les noms des fraudeurs ne seraient pas révélés, ce à quoi le Bundesrat a voulu s’opposer. Par ailleurs, les sommes que l’accord auraient permis de recouvrer ne seraient pas celles promises par le gouvernement de Berlin, qui avançait le chiffre d’une restitution première de dix milliards d’euros, suivie par plusieurs centaines de millions d’euros chaque année en vertu de la restitution opérée par les banques suisses. Selon Franck Hechtner, cité dans un article du Financial Times Deutschland très critique envers l’accord Rubik, cette somme serait un « vœu pieux » au regard du 1,63 milliard garanti par la Suisse, et en disproportion frappante avec les quelque 150 milliards estimés que pourraient rapporter des actions en justice menées sur la base de données recouvrées sur les fraudeurs.
Cette opinion semble étayer la stratégie du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie et de son ministre des Finances, Norbert Walter-Borjans, qui a consisté à acheter des CDs volés contenant des données personnelles issues d’institutions bancaires suisses et permettant des poursuites contre les fraudeurs allemands. La menace qui plane sur les 7 000 contribuables dont le nom pourrait apparaître dans ces CDs a sans aucun doute contribué à ce que trois milliards d’euros soient déjà récupérés, de nombreux fraudeurs ayant préféré se dénoncer d’eux-mêmes.
Pour autant, et même s’il est peu probable que la Suisse ne modifie sa position ou ne fasse de plus grandes concessions, l’accord n’est pas encore enterré. Il pourrait encore être fait appel à la Commission de médiation, qui intervient en cas de désaccord entre les deux chambres allemandes. Si elle était convoquée, celle-ci devrait rendre sa recommandation pour le 12 décembre prochain. Cela donnerait une dernière chance à la coalition de faire ratifier le texte avant la date initialement prévue pour son entrée en vigueur.