À l’Est, rien de nouveau ?

Vingt-trois ans après la chute du Mur et la réunification, la nation allemande apparaît comme une nation unie, mais quelque chose demeure du passé pas si lointain de la division : « Ostalgie », contestation de l’impôt spécifique de solidarité, méconnaissance des atouts de l’Est.

Vingt-trois ans après la chute du Mur et la réunification qui s’en est suivie, l’Allemagne apparaît désormais comme une nation unie et de moins en moins complexée quant à la promotion de son identité nationale retrouvée. Pourtant, sous cette union affichée, de façon parfois éclatante comme c’est le cas lors des grands événements sportifs, quelque chose demeure du passé pas si lointain de la division. S’il est vrai que les Allemands d’aujourd’hui sont logiquement de moins en moins nombreux à l’avoir vécue, il faut rappeler que la population allemande se classe au plan mondial tout juste derrière le Japon quant à la proportion d’habitants de plus de 65 ans : 20,5 % en 2010, soit un cinquième de la population au moins, a vécu la majeure partie de sa vie sous le régime de la fracture Est/Ouest. Aussi ne faut-il pas s’étonner de la persistance des analyses différenciées quant au devenir des deux entités rassemblées en un seul pays en 1990.
Certains phénomènes d’opinion considérant que « c’était mieux avant » demeurent également. Lorsque cette posture concerne les Länder autrefois constitutifs de la RDA, elle a même ici un nom : on l’appelle « Ostalgie », la nostalgie de l’Est. Le présent rend ici hommage au passé du système communiste pour lui prêter des vertus depuis regrettées. Les dures années de marasme économique connues par les nouveaux Länder après la réunification et les écarts de performance qui continuent à grever le développement économique et le bien-être de la population autrefois sous joug soviétique ont en effet conduit certains à trouver à leur nouvelle liberté un arrière-goût amer. Cette nostalgie est parfois incomprise et tournée en dérision par les Allemands de l’Ouest, qui de leur côté acceptent de plus en plus mal d’avoir à payer un impôt spécifique de solidarité (le « Solidaritätzuschlag », ou « Soli ») pour l’intégration de ceux qui sont des membres nouveaux de la RFA… depuis plus de vingt ans ! Cela d’autant plus que les infrastructures qu’il permet de financer font parfois défaut ou sont en piètre état chez eux, surtout depuis la crise. Le tribunal de Munich a pourtant tranché cette question en juillet 2011 suite à deux plaintes contre cet impôt, qui représente tout de même 5,5 % des impôts sur le revenu et sur les sociétés. Selon la cour bavaroise, l’aide versée aux « Ossis » (les Allemands de l’Est) restera en vigueur jusqu’à son terme prévu en 2019, et cela même si l’efficacité économique de cette redistribution fait l’objet d’un féroce débat (au sein de la majorité, mais plus largement dans les partis politiques et toute la société).
On voit que d’ici la fin de ce versement de solidarité, des éléments physiques (sonnants et trébuchants) continueront de témoigner d’une séparation pas si ancienne. Qu’en reste-t-il réellement et dans quelle mesure l’Est a-t-il rattrapé le retard qui était le sien ? Un rapport, le « Jahresberichts der Bundesregierung zum Stand der Deutschen Einheit », fait le point chaque année sur les évolutions et les retards connus à l’est de l’Allemagne, dans ce que l’on appelle « les nouveaux Länder ». Les éléments négatifs sont relativement bien connus – chômage plus élevé, départ de nombreux jeunes fuyant les difficultés économiques, racisme – et suffiraient déjà à dresser un tableau bien sombre. Pourtant, l’ex-Allemagne dispose également d’atouts non négligeables et rarement mis en avant, que l’on trouve dans le rapport précité et que relevait récemment Die Welt.
Tout d’abord, il faut mentionner l’activité féminine et, plus généralement, la capacité plus grande donnée aux femmes de l’Est à concilier vie familiale et vie professionnelle. Elles sont en effet plus nombreuses à travailler, à le faire à plein temps (alors que les femmes des anciens Länder occupent en grande proportion des emplois à temps partiel) et elles suspendent généralement moins longtemps leur activité lorsqu’elles ont des enfants. Alors que les femmes des nouveaux Länder travaillent en moyenne 33,5 heures par semaines, le chiffre tombe à 29,3 pour leurs concitoyennes des Länder de l’Ouest. Ces différences s’expliquent par l’existence de meilleures solutions de garde à l’Est, où un enfant sur deux peut bénéficier d’une place en crèche ou d’une garde chez une assistante maternelle : les petits Allemands de l’Ouest ne sont, quant à eux, qu’un sur cinq à profiter de ces services. L’importance de cette question est pourtant bien comprise en Allemagne, tant du fait de perspectives démographiques très incertaines qu’en raison de l’impératif économique du maintien d’un fort taux d’activité.
Autres éléments déterminants du futur économique de l’Allemagne tout entière, et de la croissance potentielle à laquelle prétendre : la recherche et l’enseignement supérieur. L’ancienne Allemagne de l’Est compte désormais trente universités, 55 instituts universitaires de technologie et près de 200 institutions de recherche extra-universitaires. Faisant de nécessité vertu, elle est en pointe sur l’optimisation de la recherche au sein de « clusters », cette forme d’organisation qui privilégie un travail en étroite collaboration entre les entreprises et les réseaux de savoirs. L’université de Dresde est en passe d’intégrer les « universités d’élite » financées en partie par le gouvernement fédéral, signe d’un secteur prometteur pour une économie aujourd’hui encore confrontée à de nombreux handicaps, pour partie hérités.
Ces handicaps sont toutefois peut-être à relativiser. Ainsi, si la productivité de l’industrie est-allemande se révèle moins bonne, ses coûts salariaux y sont également inférieurs de 11 %, ce qui lui permet au total d’afficher une meilleure compétitivité. Le marché intérieur plus dynamique des anciens Länder a aussi pu apparaître comme un avantage compétitif majeur lors de la crise. Les analystes n’ont en effet pas manqué de souligner les limites du modèle intrinsèquement exportateur de l’économie allemande en période de ralentissement de la demande extérieure (des pays émergents par exemple) et la nécessité de relancer la demande intérieure grâce à un assouplissement de la modération salariale. Les nouveaux Länder semblent déjà plus près du modèle de développement économique que souhaiteraient pour l’Allemagne ses partenaires européens, et qui lui permettraient de se placer dans un jeu plus coopératif face aux autres économies de la zone.
Enfin, et même si le mérite en revient en grande partie aux transferts budgétaires opérés d’Ouest en Est depuis la réunification (et qui s’élèvent encore à cent milliards d’euros pour le Solidapakt II programmé de 2005 à 2009), il faut souligner le meilleur état financier des collectivités territoriales de l’Est, qui présentent en général un meilleur équilibre budgétaire. Au-delà de la manne récoltée, c’est bien la gestion de ces transferts qui permet aux collectivités des nouveaux Länder de présenter des comptes généralement à l’équilibre, voire en excédent, seule l’année 2010, au plus fort de la crise, ayant fait apparaître de très légers déficits. La dette par habitant dans l’Est du pays est ainsi évaluée à « seulement » 6316 euros, alors qu’elle dépasse les 8000 euros pour un ensemble de Länder de l’Ouest de taille comparable (Niedersachsen, Rheinland-Pfalz, Saarland et Schleswig-Holstein). On objectera à cette perspective optimiste que les Länder de l’ancienne RFA ont disposé de plus de temps pour s’endetter et que, sans les transferts opérés, la situation serait probablement tout autre. Il faut pourtant saluer la capacité de gestion mesurée, vécue comme un prérequis d’une intégration réussie, dans les nouveaux Länder.
En dépit des perspectives souvent pessimistes de développement pour l’ex-RDA, il semblerait donc qu’elle dispose d’avantages économiques bien réels, que le futur pourrait transformer en avantages comparatifs déterminants au sein d’une Europe en perte de vitesse. Sa proximité géographique et culturelle avec les derniers entrants de l’espace européen n’est pas non plus à négliger dans des perspectives économiques de plus long terme. De nombreuses années seraient sans doute encore nécessaires pour que l’intégration allemande efface pour de bon les lignes et/ou les regrets résiduels d’une partie de la population depuis la réunification : mais peut-être faudrait-il veiller à ce que certaines spécificités demeurent, à condition qu’elles soient définitivement transformées en atouts.
Stefan von Borstel, « Wo der Osten den Westen längst abgehängt hat », Die Welt, 3 octobre 2012.

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