L’Allemagne a décidé en 2011 d’anticiper sa sortie du nucléaire, une décision qui prend racine dans le désamour de longue date des Allemands à l’égard de cette énergie. Près de deux ans et demi après, où en est le pays dans la réalisation de ses ambitieux objectifs ?
En 2011, peu de temps après l’accident survenu dans la centrale nucléaire de Fukushima, la chancelière allemande Angela Merkel décidait d’annoncer une sortie anticipée du nucléaire, ramenant l’arrêt de toutes les centrales de la date initialement prévue de 2036 à 2022. Malgré le caractère objectivement opportuniste d’une telle annonce, qui visait à capitaliser les retombées très négatives de l’incident japonais en termes d’image du nucléaire, cette mesure ne faisait que confirmer une orientation déjà fermement prise par les Allemands sur le « tournant énergétique ». Tout au plus le drame japonais a-t-il servi de catalyseur[1] pour accélérer une sortie du nucléaire que les craintes nées des crises du gaz entre la Russie et certains de ses partenaires en 2005 et 2008 auraient pu conduire à ralentir. En effet, après avoir voté en 2010 la prolongation de certaines centrales nucléaires pour parer à toute rupture d’approvisionnement du gaz, le gouvernement affirmait désormais une résolution renforcée, qu’il a depuis mise en œuvre (huit « tranches » nucléaires arrêtées en 2011, les autres devant l’être d’ici à 2022). Cette résolution prend racine dans un désamour de longue date des Allemands à l’égard du nucléaire, qui n’est pas sans rapport avec l’histoire compliquée du pays durant la Guerre Froide et la menace qu’il pouvait représenter alors, ainsi qu’avec l’influence ancienne des Verts allemands. Cela permet au gouvernement de disposer d’un large appui de l’opinion publique quant à la transition énergétique.
Pour mesurer la profondeur de cet engagement, il faut revenir sur l’expression même utilisée : Energiewende. Le terme Wende, qui signifie « tournant », a en effet également été employé pour évoquer la réunification : le choix de parler d’Energiewende n’est certainement pas neutre quand il rappelle l’effort immense consacré à celle-ci pour réussir un changement de modèle. Le tournant énergétique va en effet requérir des aménagements profonds du modèle allemand, qui ne sont pas sans conséquence pour ses voisins européens et l’amènent parfois à mener une politique étrangère accordée à ces exigences. Près de deux ans et demi après l’annonce du nouvel Energiekonzept[2], où en est-on dans la réalisation des objectifs ?
Il faut d’abord rappeler l’ampleur de ceux qui avaient été énoncés. Tout d’abord, l’augmentation spectaculaire de la part de l’énergie renouvelable, jusqu’à 60 % de l’énergie finale en 2060 (avec une étape à 18 % en 2020), soit 80 % dans le mix électrique d’ici à 2050 : ces objectifs sont précisés dans le plan de développement du 28 juillet 2011 du gouvernement fédéral. Cette augmentation pose les questions désormais classiques de l’intermittence et du stockage de telles énergies (leur source n’étant pas continue, il s’agit d’assurer le maintien de la production d’énergie pour un service régulier), mais également celle de l’acceptabilité de certaines de ces technologies par les populations. Ainsi certains élus très favorables à l’installation d’éoliennes sur leurs territoires commencent-ils à mettre en cause leur impact sur le cadre de vie.[3] Par ailleurs, les effets des subventions accordées massivement à ces technologies (notamment éoliennes et panneaux solaires) ont pu avoir des effets de distorsion importants sur le marché de l’énergie, les prix d’achat élevés de l’énergie photovoltaïque poussant à un équipement important en panneaux solaires, alors même que l’Allemagne bénéficie de conditions d’ensoleillement médiocrement adaptées à un tel choix et que la production chinoise de photovoltaïque a depuis largement rendu les producteurs allemands non compétitifs. Les augmentations de prix entraînées par ces subventions importantes et l’arrêt du nucléaire ont en outre été principalement répercutés sur les ménages (les industries « électrointensives » bénéficiant d’allègements fiscaux afin de faire diminuer leur facture énergétique et que ne soit pas entamée leur compétitivité). On voit donc que la poursuite d’un tel développement sera de plus en plus conditionnée au soutien que pourra y apporter la population : la question du coût de l’énergie pourrait cette fois sérieusement s’inviter dans la campagne électorale. Ainsi l’augmentation de la EEG (taxe destinée à soutenir les subventions aux énergies renouvelables) estimée entre 40 et 50 % en 2013 pourrait-elle relancer le débat du soutien aux énergies propres[4] (notamment solaire).
Les autres objectifs de l’Energiekonzept comportent également leur lot de défis, qu’il s’agisse de la réduction de la demande d’énergie (- 20 % en 2020 par rapport au niveau de 2008), de l’accroissement de l’intensité énergétique ou de la réduction des émissions de gaz à effet de serre (- 40 % d’ici à 2020 et – 80 à 95 (!) % à l’horizon 2050).[5] L’ambition de ces objectifs est d’autant plus élevée que l’Allemagne comptaient déjà parmi les pays les plus avancés en matière de rationalisation de la dépense énergétique (on pense à leurs performances dans l’isolation des logements par exemple). Certains de ces objectifs peuvent en outre apparaître contradictoires : ainsi la sortie anticipée du nucléaire a-t-elle poussé à une recrudescence du recours aux énergies fossiles, dans les centrales à gaz et à charbon, qui paraît peu conciliable avec les réductions attendues des gaz à effet de serre, particulièrement pour l’utilisation du charbon, qui ne va pas en déclinant durant cette période de transition – le conglomérat RWE, premier utilisateur de charbon en Europe, a ainsi généré 72 % de l’électricité qu’il produit grâce au charbon dans les neuf premiers mois de 2012, contre 66 % pour la même période l’année précédente.[6] La forte dépendance au gaz ne va pas sans poser plusieurs problèmes de cohérence politique avec les objectifs de la politique européenne de l’énergie, mais aussi de dépendance à l’égard des fournisseurs de gaz étrangers, au premier rang desquels la Russie. L’Allemagne s’est vue contrainte de développer une diplomatie particulière envers son principal fournisseur qui la pousse parfois à amender d’autres objectifs de politique étrangère et à adapter son discours aux nécessités d’un approvisionnement sûr. Rappelons que l’ancien chancelier Schröder préside le conseil de surveillance du consortium germano-russe chargé de la construction et de l’exploitation du gazoduc Northstream en cours de déploiement. Il faut néanmoins souligner que la part des exportations gazières dans le budget de l’Etat russe le place lui aussi dans une forme de dépendance face à ses clients européens.
Aujourd’hui, le gouvernement allemand fait face à plusieurs problèmes domestiques résultant des nombreuses questions toujours sans réponse quant à la conciliation des différents objectifs de l’Energiewende. Finira par se poser la question du soutien des consommateurs, mais aussi de l’industrie, dont certaines organisations interrogent le soutien indéfectible aux énergies renouvelables en dépit de considérations d’efficience économique et de compétitivité, ainsi que l’absence de plan d’ensemble dans la mise en place de nouveaux réseaux de distribution.[7]En période de crise, l’Allemagne a fait pour l’instant le choix de ne pas renoncer à son tournant énergétique, sans pour autant éviter quelques contradictions entre des objectifs extrêmement ambitieux.