Questions ouvertes sur le christianisme

À la suite de la parution de l’ouvrage collectif Le XXIe siècle du christianisme (Éditions du Cerf, mai 2021), coordonné par Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique, Alain Bergounioux, historien et membre du conseil d’administration de la Fondation, livre des clés de lecture sur le devenir de la première religion du monde.

Ce livre collectif, publié sous la direction de Dominique Reynié, vient bien à son heure pour éclairer le débat public. Il présente, en effet, dans des contributions riches et érudites, à la fois un état des lieux du christianisme dans le monde, dans sa diversité entre les Églises, catholique, protestante, orthodoxe, et au sein de chaque Église (qui n’est pas moindre), et des réflexions sur la nature du christianisme aujourd’hui, ses problèmes et son possible avenir. Un premier intérêt est de ne pas s’enfermer dans la situation française (même si elle nous concerne au plus haut point) qui présente un biais pour la compréhension globale. La France, en effet, est, sans doute, le pays le plus sécularisé au monde. Il y a, actuellement, environ 57% des Français qui se déclarent sans religion, ils étaient 27% en 1981. Et, parmi les 43% qui déclarent une affiliation religieuse, il y a bien des différences, nombre d’entre eux la déclarent un peu comme une « appellation patronymique”. Or, cela n’est pas la réalité du monde où les affiliations religieuses dominent. Il n’y a que 16% de la population mondiale qui se déclare sans religion – même si, là aussi, les rapports personnels à la foi sont fortement contrastés. Quoi qu’il en soit, les chrétiens constituent, aujourd’hui encore, la religion la plus nombreuse, avec quelque 2,3 milliards de « fidèles », suivie par la religion musulmane, avec 1,8 milliard de fidèles, mais que favorisent les dynamiques démographiques. Le second intérêt du livre est de pas centrer notre débat que sur le seul Islam, en ignorant les problèmes des autres religions.

Je ne veux pas, ici, résumer tout ce que ces études nous rappellent et nous apprennent dans leurs analyses précises qui ne se contentent pas d’aperçus généraux. Je voudrais, seulement, marquer trois problèmes fondamentaux qui pourraient nourrir un débat dans le cadre de la Fondation Jean-Jaurès.

Le premier tient simplement au rappel de la nature historique des religions (et, malgré tout, géographique), du christianisme comme des autres religions. Il est naturel que les religions, particulièrement les religions révélées, aient le souci d’insister sur la nature transhistorique de la foi qu’elles portent et codifient. Mais elles sont un phénomène vivant. Leurs livres sacrés ont mis du temps à être constitués. Et elles se sont imprégnées des sociétés dans lesquelles elles sont nées et se sont développées. Et elles n’ont jamais eu à elles seules, quelle qu’ait été l’importance de leurs influences, les traits d’une civilisation dans sa diversité et ses contradictions. Elles ont eu besoin pour durer de s’incarner dans des institutions, des rites, des morales (Michel Foucault aurait ajouter des « disciplines »). Elles sont, donc, plus que sensibles aux grands bouleversements du monde et aux changements politiques. L’expansion du christianisme, ainsi, n’est pas compréhensible sans l’Empire romain qui lui a donné sa vocation universelle. L’apôtre Paul était, à la fois, juif et citoyen romain. La politique a souvent décidé du caractère des églises. Pensons à l’anglicanisme et à Henri VIII… Dans le livre, un chapitre de Jean-François Colosimo sur « La crise orthodoxe, théologie et géopolitique » donne bien une idée de la complexité du monde orthodoxe façonné par les conflits et les frontières politiques. Les Églises chrétiennes, au cours de leurs développements, ont grandement influencé leurs sociétés ; elles ont marqué les cultures, les mœurs, les paysages. Si elles ont été un facteur important de civilisation, elles ne l’ont pu l’être que lorsque leurs messages, leurs commandements, leurs mots mêmes ont été en accord avec des sociétés et des cultures dont les évolutions obéissent à des causes multiples. L’historien Paul Veyne, dans ses analyses de la naissance du christianisme, parle du « vécu silencieux » des sociétés qui rend compte de la place et de l’influence changeantes des religions. L’interrogation clef, alors, qui traverse toute l’histoire du christianisme (et des autres religions) est celle des « adaptations » que doivent réaliser les Églises au fur et à mesure du temps. Elles sont, depuis leurs naissances, prises dans une dialectique implacable entre une nécessité de maintenir une chaîne ininterrompue qui les relie au message de Jésus, tel qu’il a été explicité, sans cassures ni reniements, et une autre nécessité de prendre en compte les réalités et les attentes renouvelées des sociétés qui se succèdent dans l’histoire de l’humanité. Pour rester dans un horizon contemporain, c’est tout le débat et les controverses suscités, pour les catholiques, par le Concile Vatican II et ses conclusions, toujours discutées aujourd’hui jusque dans la pensée et l’action du pape François. Là est la grille de lecture principale pour mettre en perspective toute l’histoire du christianisme et ses débats contemporains.

À partir de là, on peut souligner les réflexions importantes qu’amène le chapitre de Philippe Portier et Jean-Paul Willaime sur « Le christianisme et la modernité européenne ». Il permet, en effet, de ne pas en rester à un constat. La fameuse formule de Marcel Gauchet, « le christianisme est la religion de la sortie de la religion », a trop simplifié la situation présente. Les Églises chrétiennes ne constituent, certes, plus le « système englobant » des sociétés. Le mouvement entamé avec la « modernité européenne », avec les Lumières pour aller vite, a dessiné les traits d’une réalité sociale qui a conduit les Églises, malgré leurs fortes résistances, à devenir des « cultures » minoritaires dans leurs propres sociétés. On comprend que cela fut plus facile à accepter pour le protestantisme dans notre pays que pour le catholicisme longtemps dominant. Mais les Églises ont été amenées, en même temps, à travers bien des débats et des épreuves, à se « reconfigurer ». Les chrétiens sont présents et n’ont pas renoncé à porter de manière « visible » le message évangélique et n’entendent pas que les croyances religieuses soient réduites à une affaire d’opinion, qui plus est privée, comme le voudraient les anticléricaux intransigeants. C’est le sens que les catholiques donnent à la notion de « liberté religieuse », adoptée lors du Concile Vatican II, comme l’explique clairement, dans sa contribution, le père Henri Madelin, aujourd’hui décédé. Trois tendances, selon Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, sont actuellement à l’œuvre dans le christianisme, une « désinstitutionalisation », une « dissémination », une « déprivatisation ». Cela prend corps dans une phase historique qu’ils qualifient d' »ultra-modernité ». Les fondements de la « première » modernité ont toujours une actualité, mais ils n’ont plus l’évidence qu’ils pouvaient avoir hier. Le progrès, la raison, la science même sont aujourd’hui questionnés. Notre présent est fait plus d’incertitudes que de certitudes – face, notamment, aux défis que présentent le changement climatique et les transformations biologiques. C’est la « modernité liquide”, dont parlait le sociologue Zygmunt Bauman. La question du sens revient donc, la société occidentale ne se pensant plus porteuse de sens par elle-même. Le christianisme n’organise plus la société, mais il apporte des réponses qui ont une influence. Son avenir est toujours ouvert, sous des formes qui sont appelées, sans aucun doute, à évoluer. On comprend que, dans cette situation, l’Église catholique soit davantage questionnée et bousculée du fait même de sa centralisation – effet, notamment, du Concile Vatican II… Alors que les églises protestantes, plus décentralisées, reposant plus sur des communautés d’individus, sont, peut être, mieux adaptées à ces évolutions, comme le marque la progression des églises évangéliques.  

Ces développements contenus dans le livre conduisent inévitablement – et, là, la réflexion se fait plus française – aux rapports qui existent (ou devraient exister), entre les églises chrétiennes et la laïcité, et, au sens plus large, avec le pouvoir politique. Il est frappant que toutes les contributions aillent dans le même sens. Elles s’inscrivent, peu ou prou, dans le schéma de compréhension proposé par Philippe portier et Jean Paul Willaime, qui distinguent trois périodes de la laïcité, un âge de la « séparation » depuis les lois républicaines des années 1880, avec ,évidemment, la loi de 1905, qui « sépare » les Églises de l’État mais qui reconnaît la liberté d’organisation des cultes dans le respect de l’ordre public, un âge de la « reconnaissance », à partir des années 1950-1960, où le « public tend à se privatiser » et le « privé à se publiciser » – pensons à la loi Debré de 1959 sur l’école –, un âge contemporain, qui garde bien des traits des périodes précédentes, mais tend à établir davantage d’ intégration et de contrôle, sous la pression de l’Islam, mais qui concerne aussi les églises chrétiennes, comme l’ont montré leurs réactions à la loi récente sur les principes de la République dite du « séparatisme ». Tous les auteurs – avec, en particulier, l’étude de Émile Perreau-Saussine, lui aussi disparu, sur la politique de l’Eglise catholique, avec l’opposition de deux conceptions du libéralisme – prennent parti pour une « laïcité positive », une « laïcité de confrontation », pour reprendre une expression de Paul Ricœur, où les religions apportent au débat public, à leur place, mais avec toute leur place. Remarquons que cette position recoupe les réflexions récentes de Jürgen Habermas, qui assure que la religion ne relève pas que de l’irrationnel, mais peut contribuer à donner à la raison un fondement contre la tentation nihiliste1Jürgen Habermas, Entre naturalisation et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008.. Ce débat est important. Il explique la question, plus proprement politique, que pose Dominique Reynié dans sa contribution introductive. Le christianisme et la démocratie ont peut-être partie liée, car notre « humanisme », qui est le fondement de la démocratie, a des racines plurielles, chrétiennes et laïques. Il est peu contestable que le christianisme – même s’il n’a pas donné historiquement (et encore aujourd’hui dans une moindre mesure) un même sens aux notions de personne, de liberté, d’universalisme que leur donnent nos sociétés contemporaines, puisqu’il les définit dans une relation au divin – a « préparé le terrain » (Paul Veyne) à ce qu’est l’humanisme qui peut réunir « celui qui croyait au ciel » et « celui qui n’y croyait pas ». Cette réflexion donne un fondement plus large et plus profond au débat sur la laïcité et, plus largement, dans les autres pays, celui sur la sécularisation. Il demande à être approfondi dans la période de grands bouleversements que nous connaissons déjà et connaîtrons encore plus demain.

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    Jürgen Habermas, Entre naturalisation et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008.

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