Pratiques et représentations associées au télétravail en Europe

Réalisée auprès des populations actives exerçant une activité professionnelle dans les pays du « Big 5 » européen, l’objectif de cette enquête est de mettre en perspective les pratiques et représentations associées au télétravail en France, mieux connues depuis le début de la crise sanitaire, avec celles de ses voisins dont, à l’inverse, peu d’informations sont jusqu’à présent remontées. La France représente-t-elle une exception dans la manière d’appréhender cette organisation du travail ou s’inscrit-elle au contraire dans les pas des autres pays ?

La France se démarque de ses voisins européens par un accès plus restreint de sa population active au télétravail   

Catalyseur des évolutions profondes dans le rapport et l’organisation du travail, le recours au télétravail s’est fortement accéléré depuis le début de la crise sanitaire. Il fait aujourd’hui partie du quotidien d’une proportion non négligeable des populations actives des cinq pays. Parmi ces derniers, c’est en Allemagne et en Italie que cette organisation y est le plus pratiquée par une majorité d’actifs (respectivement 61% et 56%). Cet étiage atteint 50% au Royaume-Uni tandis qu’il devient minoritaire en Espagne (43%) et surtout en France (34%).

Malgré la quantité d’articles et publications récents pour comprendre les transformations professionnelles engendrées par cette pratique, la « révolution » du télétravail en France ne concerne donc qu’une frange réduite de sa population active.          

À cette accessibilité réduite en France se superpose une fréquence de pratique moindre. Alors que dans les autres pays européens, la proportion de télétravailleurs quatre à cinq jours par semaine est supérieure à celle y ayant recours deux à trois jours, c’est l’inverse que l’on constate en France. Aux deux extrémités, en Italie, 30% des actifs en poste y ont recours quatre à cinq jours par semaine et 17%, deux à trois fois quand, en France, 14% le pratiquent deux à trois jours et 11%, quatre à cinq jours.  

En lien avec un moins grand nombre d’actifs concernés, la France se démarque aussi par davantage d’inégalités d’accès, notamment selon la catégorie professionnelle

Ce critère est central dans l’éligibilité au télétravail. Ce mode d‘organisation est, en effet, surtout approprié pour les cadres et, plus globalement, pour les catégories supérieures (afin de faciliter les comparaisons, les critères de CSP seront utilisés, le statut de cadre étant surtout spécifique à la France). La nature de l’activité des CSP+ a ainsi une probabilité plus forte de répondre aux deux pré-requis exigés par cette pratique : la possibilité de travailler en mobilité et derrière un écran.

Dans les cinq pays, les catégories supérieures ont ainsi davantage accès au télétravail au moins un jour par semaine que les catégories populaires. C’est en France que le clivage est le plus fort. Alors que l’écart entre les deux catégories n’est « que » de 8 points en Italie, pays où l’accès au télétravail est donc le plus homogène socialement (avec des taux hebdomadaires qui concernent 56% des CSP+ et 48% des CSP-), il atteint, à l’autre extrémité, 39 points en France (56% des CSP+ et 17% des CSP-).

L’âge constitue l’autre grande variable discriminante dans la pratique du télétravail. À l’exception de la France, les actifs âgés de moins de trente-cinq ans télétravaillent davantage que ceux de plus de cinquante ans. Ce constat apparaît logique pour une population « digital native », plus souple dans son organisation – par rapport à ses aînés, elle a très tôt intégré le fait que sa carrière professionnelle ne serait pas forcément linéaire et que l’adaptabilité serait de mise – comme dans son ouverture à la mobilité (contraintes familiales moindres).

La France se distingue encore une fois avec, cette fois-ci, une plus grande homogénéité de pratique selon l’âge. 31% des moins de trente-cinq ans travaillent à distance au moins une fois par semaine contre 28% des cinquante ans et plus. A contrario, cette différence est plus forte ailleurs et particulièrement au Royaume-Uni où 58% des moins de trente-cinq ans y ont recours au moins une fois par semaine contre 31% des cinquante ans et plus, soit une différence de 27 points.

Il en résulte une frustration importante face à l’accès au télétravail en France, qui se retrouve seulement en Espagne dans des proportions comparables

L’aspiration au télétravail est fortement affirmée par les actifs en poste des différents pays investigués. En effet, invités à répondre au nombre de jours souhaité dans l’idéal, une proportion importante des interviewés des cinq pays souhaiterait le pratiquer au moins une journée par semaine : 80% en Espagne (+44 points par rapport à la pratique réelle), 74% en Italie (+24 points), 62% au Royaume-Uni (+20 points), 69% en Allemagne (+18 points) et 69% également en France (+40 points).

Il ressort de la comparaison entre fréquence idéale et fréquence réelle de télétravail que les frustrations sont surtout exacerbées en France et en Espagne avec des différentiels moyens respectifs de 0,9 et 1,3 jour. En Italie, l’écart n’est que de 0,5 jour entre la fréquence réelle et la fréquence désirée, tandis qu’au Royaume-Uni et en Allemagne, il est de 0,4 jour.  

Il émerge aussi de ce comparatif international un désir d’équilibre entre travail en présentiel et travail à distance

La fréquence moyenne idéale de télétravail souhaité oscille ainsi entre 1,8 jour par semaine en France, et 2,7 en Espagne. Au milieu, elle est de 2 jours par semaine au Royaume-Uni, 2,2 jours en Allemagne et 2,4 jours en Italie.

C’est donc en France que le nombre de jours de télétravail souhaité est le plus faible. Une hypothèse d’explication réside dans le fort clivage social observé précédemment. Il en résulterait une forme de résignation partagée par une partie des actifs qui aurait intégré le fait qu’elle y serait difficilement éligible. 

Si beaucoup d’actifs en poste aspirent travailler à distance quatre à cinq jours par semaine, le recours plus équilibré à deux à trois jours est davantage prisé dans les cinq pays. Ainsi, en Espagne, 33% des interviewés souhaitent télétravailler quatre à cinq jours dans la semaine et 42%, deux à trois jours. En Italie, ces proportions atteignent respectivement 28% et 40% ; en Allemagne 24% et 36%, au Royaume-Uni, 26% et 29% et en France, 14% et 42%.

C’est donc en France que la différence est la plus nette, la fréquence deux à trois jours étant presque trois fois plus plébiscitée que celle quatre à cinq jours. Elle atteint en effet 28 points contre 12 Allemagne et en Italie, 9 en Espagne et à peine 3 au Royaume-Uni. Après une accélération rapide pendant la crise sanitaire, un mode d’organisation « hybride » alternant présentiel et distanciel est donc actuellement privilégié.

Autre enseignement, l’analyse par catégorie de population des différentes fréquences souhaitées confirme les clivages évoqués précédemment selon l’âge et la CSP.

Les aspirations au télétravail varient ainsi encore une fois selon l’âge. Dans les quatre pays, à l’exception de la France, les jeunes actifs sont en effet plus enclins à vouloir télétravailler a minima un jour par semaine par rapport à leurs aînés. Cet écart est particulièrement important en Allemagne et au Royaume-Uni avec 82% des actifs de moins de trente-cinq ans souhaitant faire du télétravail au moins un jour par semaine contre 56% des actifs âgés de cinquante ans et plus (soit une différence de 26 points). Dans un étiage proche, 77% des actifs britanniques de moins de trente-cinq ans expriment ce souhait contre 49% de ceux de cinquante ans et plus (+28 points). Cette différence se retrouve à un degré moindre en Italie (81% contre 69%, +12 points) et en Espagne (89% contre 75%, soit +16 points).

Toujours concernant l’âge, une dynamique inverse est observée en France. Une proportion plus importante de cinquante ans et plus souhaite en effet télétravailler au moins un jour par semaine (71% contre 64%, des moins de trente-cinq ans, soit -7 points). Cette inversion de tendance peut revêtir plusieurs explications pour la France dont il n’est pas certain qu’elles soient aussi prégnantes dans les quatre autres pays. Tout d’abord, une difficulté vécue par beaucoup de jeunes à s’intégrer durablement dans la population active : multiplication des emplois précaires, développement de l’auto-entreprenariat pour s’adapter aux « petits boulots » externalisés par les plateformes en ligne dont les livreurs de restauration rapide, les chauffeurs VTC ou les services à la personne en sont l’illustration la plus visible. Ces métiers se prêtent peu au télétravail. Par ailleurs, de façon conjoncturelle, les enquêtes réalisées récemment en France par l’Ifop auprès des jeunes actifs montrent certes une aspiration à l’autonomie dans leur organisation. Mais elles révèlent aussi, parallèlement, pour une génération dont les confinements occupent une part prépondérante de leur courte vie professionnelle, une importance accordée à la socialisation au travail, ce qui passe par un contact « réel » les collègues et les supérieurs hiérarchiques.     

S’agissant des catégories socioprofessionnelles, 83% des CSP+ françaises souhaitent pouvoir télétravailler au moins un jour par semaine contre 62% parmi les CSP- (soit une différence de 21 points). Toutefois, même si nous avons posé le constat probable d’une résignation élevée en France au sein des catégories populaires, les écarts selon la catégorie socioprofessionnelle ne sont pas exclusifs à la France. On retrouve ainsi une tendance similaire au Royaume-Uni, où 74% des CSP+ contre 62% des CSP- désirent télétravailler a minima un jour par semaine (+21 points). Dans une moindre mesure, des écarts se dessinent également au sein la population active allemande (75% chez les CSP+ et 65% chez les CSP-, +10 points) et espagnole (84% et 78%, +6 points). Seule exception, l’Italie où ces différences sont considérablement lissées avec des aspirations au télétravail quasi identiques selon la catégorie socioprofessionnelle (75% contre 73%).  

Si la pratique comme le souhait de télétravail diffèrent selon les pays, ses représentations associées y sont partout plutôt homogènes et positives

Les neuf avantages potentiels du télétravail testés recueillent chacun l’assentiment d’une majorité des actifs des cinq pays investigués et les évaluations sont assez proches. C’est en Espagne que ses bénéfices sont le plus massivement soulignés avec un score moyen de 73,9% par dimension. Suivent le Royaume-Uni (66,9%), l’Italie (68,8%), la France (65,2%) et l’Allemagne (60,5%). Dans le détail, trois dimensions complémentaires sont systématiquement plébiscitées : les économies financières (trajets, repas, garde d’enfants…), l’autonomie supplémentaire en matière d’organisation et la meilleure conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. Inversement et bien que reconnues par une majorité d’actifs, l’impact du télétravail sur des considérations moins facilement identifiables, les notions d’épanouissement et d’engagement, qui se mesurent davantage sur le long terme, suscitent moins d’engouement.

Mais même sur ces deux dimensions pour lesquelles il semble plus difficile de reconnaître les bénéfices du télétravail, son impact positif est malgré tout reconnu de façon sous-jacente dans la mesure où, dans chacun des pays, les actifs dont la motivation augmente ont davantage recours au télétravail que ceux pour qui elle baisse ou demeure stable.

   

Des mêmes auteurs

Sur le même thème