Pourquoi le Monténégro est-il différent du Bélarus ?

Le Parti démocratique socialiste (DPS), le parti de la majorité au pouvoir depuis 1991, a perdu les élections législatives au Monténégro en août dernier, évinçant ainsi le dirigeant autoritaire Milo Đukanović à la suite de la formation d’une coalition des partis de l’opposition. Srdjan Cvijic, chercheur à l’Europe’s Futures à l’Institut des sciences humaines de Vienne et membre du Balkans in Europe Policy Advisory Group, revient sur les conséquences de ce changement politique dans les Balkans.

Pour le reste du monde occidental, le « dernier dictateur européen » serait le président du Bélarus, Alexandre Lukachenko. Pour la majorité des citoyens du Monténégro, il s’agit (ou plutôt il s’agissait) de leur président Milo Đukanović lequel gouverna ce pays des Balkans pendant trois décennies. Élu pour la première fois en 1991, il a exercé une autorité incontestée jusqu’au 30 août 2020, lorsque son parti, le Parti démocratique socialiste (DPS), a perdu la majorité aux élections législatives. Bien que le DPS ait recueilli le plus grand nombre des suffrages, les trois partis d’opposition – Pour l’Avenir du Monténégro, La Paix est notre Nation et Noir sur Blanc – se sont alliés le 31 août afin de former un nouveau gouvernement, évinçant ainsi Đukanović.

Alors que Lukachenko est notoirement connu comme un scélérat, beaucoup ne reconnaissent Đukanović que comme un dirigeant favorable à l’Ouest qui a fait entrer son pays dans l’OTAN et, à terme, peut-être dans l’Union européenne (UE). Les trente dernières années de son règne au Monténégro sont largement passées sous les radars. Pourtant, en 2015, l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), ce réseau mondial de journalistes d’investigation à l’origine de la publication des Panama Papers, a notamment « honoré » Đukanović du titre de l’« homme de l’année du crime organisé et de la corruption ». Le rédacteur en chef de l’OCCRP, Drew Sullivan, expliqua en ces termes la raison motivant cette attribution au président du Monténégro : « Personne hormis Poutine n’a dirigé un État qui se repose aussi lourdement sur la corruption, le crime organisé et les coups bas politiques. C’est véritablement et profondément pourri jusqu’à la moelle. »

Suite à la défaite du DPS aux élections parlementaires, des analystes de l’Ouest et des Balkans ont exprimé leur inquiétude au sujet de la nouvelle coalition gouvernementale au Monténégro. Au vu de leur ton alarmant, il semble que ces commentateurs préfèrent avoir à la tête du Monténégro des personnes soupçonnées de crimes plutôt que d’autres qui seraient des nationalistes serbes présumés et perçus comme des ennemis géopolitiques de l’Ouest. Malgré leurs alertes, la plupart des gouvernements occidentaux n’ont rien entrepris pour stopper le départ de Đukanović et les élections furent largement estimées comme libres et équitables. 

Que pourrait apprendre l’opposition au Bélarus du Monténégro et des autres pays des Balkans occidentaux ? Malheureusement, très peu. À la différence du Bélarus, de l’Ukraine et des pays du reste du Partenariat oriental de l’UE, la Russie joue dans une plus petite ligue dans les Balkans occidentaux. 

Ce fut Poutine, et non pas le faible Boris Eltsine, qui retira en 2003 toutes les troupes russes des Balkans, quittant ainsi sciemment la région solidement ancrée dans la zone d’influence occidentale. Bien que le Kremlin soit toujours en mesure d’exploiter la moindre opportunité de nuire aux plans de l’UE et des États-Unis dans la région, la Russie ne franchira pas ni ne pourra franchir la ligne rouge comme elle le fit en Géorgie ou en Ukraine par l’usage manifeste de la force à travers l’intervention militaire. La stratégie de la Russie consiste à tenir les pays occidentaux occupés le plus loin possible de ses propres frontières, comme dans les Balkans, au Venezuela, en Syrie, en Libye, ou même de Washington par le biais d’une interférence électorale, dans l’espoir de repousser l’influence de l’OTAN hors de la zone qu’elle considère comme son voisinage proche. 

Comme Dimitar Bechev l’argumente dans son ouvrage The Rival Power: Russia in Southeast Europe, la Russie n’étend son influence dans la région que lorsque les élites des Balkans l’y autorisent. Les hommes forts locaux ne permettent pas de tels efforts afin de servir le Kremlin, mais dans le but de promouvoir leurs propres intérêts. 

En revanche, au sein de l’opposition monténégrine, certains partis avaient des liens avec la Russie. Ils avaient besoin de soutien et de moyens pour contrecarrer le pouvoir de Đukanović, alimenté par l’abus des ressources de l’État. Une fois au gouvernement, aujourd’hui comme à l’avenir, ils ne remettront en aucun cas en question l’appartenance du Monténégro à l’OTAN. Leur accord de coalition du 9 septembre 2020 confirme explicitement une trajectoire pro-occidentale. De la même façon, Aleksandar Vučić, qui gouverne la Serbie d’une main de fer depuis 2012 et qui s’avère à bien des égards un imitateur de Đukanović, souffle le chaud et le froid avec Bruxelles, Washington, le Kremlin, Pékin et de fait avec quiconque apte à l’aider à consolider son règne en Serbie.

En clair, le but ultime de tous les hommes forts des Balkans est de rester au pouvoir le plus longtemps possible. Quiconque peut les aider à retarder le moment de leur retraite politique, et potentiellement de l’échéance d’un emprisonnement à l’instar de ce à quoi nous avons assisté avec l’ancien autocrate de Macédoine du Nord Nikola Gruevski, est un partenaire bienvenu. 

Dans son roman Un tombeau pour Boris Davidovitch, Danilo Kiš, « le dernier romancier yougoslave », racontait l’histoire de princes moscovites au Moyen Âge qui gardait des lions mécaniques sous leur table. Ces lions devaient être actionnés au bon moment pour qu’ils rugissent et intimident les délégations étrangères. 

Kiš écrivit également une fiction à propos de la visite en 1934 en Union soviétique de l’ancien Premier ministre de gauche de la Troisième République, Édouard Herriot. Comme beaucoup de radicaux français à cette époque, Herriot avait une sympathie pour l’Union soviétique, mais il entretenait aussi des « doutes typiquement bourgeois à l’égard des réalisations de la révolution. » Il avait beau ne pas être un religieux, il était préoccupé par les rumeurs portant sur les persécutions visant le clergé orthodoxe. Afin de dissiper les doutes d’Herriot, les hôtes soviétiques organisèrent un spectacle trompeur de bienvenue : théâtre local, faux prêtres portant de fausses barbes, boutiques fictives, y compris relocalisation temporaire de la brasserie et de l’entrepôt de la cathédrale Sainte-Sophie à Kiev datant du XIe siècle. Tout était fin prêt pour montrer à l’invité de marque français que la terre des Soviétiques était celle de la tolérance religieuse. Le village Potemkine recréé par les Soviétiques s’avéra suffisamment convainquant pour Herriot, lequel retourna en France avec l’odeur de l’encens de l’église dans les narines et la satisfaction au cœur – ses vues positives de l’Union soviétique demeurèrent inébranlables. 

Comme dans les histoires de Kiš, les dirigeants modernes des Balkans disposent de leurs propres lions mécaniques et de leurs propres villages Potemkine, utilisés parfois pour effrayer, d’autres fois pour rassurer leurs partenaires de l’Ouest. 

Indépendamment de ce que raconte sa machine de propagande, Đukanović n’est pas l’unique gardien de la société multiculturelle au Monténégro. Il n’y aura pas de persécution des minorités avec le nouveau gouvernement. La population de Serbie, y compris l’opposition politique du pays, n’est certainement pas plus nationaliste ou pro-Russie que le régime en place. Vučić n’est pas le seul dirigeant capable de maintenir la trajectoire occidentale du pays. Les présidents de Serbie et du Kosovo ne sont pas les seuls en mesure de passer un accord historique, mais ils (plus Vučić que Hashim Thaçi au Kosovo) disposent d’un pouvoir sans précédent pour l’empêcher. La Bosnie-Herzégovine n’est pas un baril de poudre. L’atmosphère dans les Balkans n’est pas celle des années 1990. Ceux qui prétendent le contraire ne font rien d’autre que d’actionner les rugissements des lions de Kiš.

La dernière décennie du XXe siècle fut une tragédie pour les Balkans occidentaux, mais tout écho avec le présent n’est rien d’autre qu’une farce. Il n’y a pas de volonté pour relancer un conflit dans la région. Les pires ennemis pour la stabilité et le progrès économique sont la corruption et le manque désespérant de justice. Les Balkans appartiennent fermement au camp de l’Ouest, et il revient à l’UE d’accélérer leur pleine intégration et d’achever le travail entamé en 1989. 

 

L’article original « Mechanical Lions and Potemkin villages: Why is Montenegro different from Belarus? » a été publié dans le cadre des travaux menés au sein de l’Europe’s Futures de l’Institut pour les sciences humaines de Vienne. Il a été traduit de l’anglais vers le français par Sébastien Gricourt, directeur de l’Observatoire des Balkans de la Fondation Jean-Jaurès.

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