Associé à la fin de l’année 2019 à l’élaboration de l’étude publiée ce 1er février sur l’opinion publique française vis-à-vis de la candidature des Balkans occidentaux à l’adhésion à l’Union européenne, l’Observatoire des Balkans de la Fondation revient sur les conclusions de cet exercice inédit mené en 2020 par l’Open Society European Policy Institute, en collaboration avec le think tank allemand dpart.
Quelles évolutions en France sur l’adhésion des Balkans occidentaux à l’UE ?
L’opinion publique française sur la perspective d’adhésion des pays de la région a connu un important renversement, à en croire les sondages européens dévoilant une majorité favorable en 2006 puis défavorable en 2018. Comme le rappelait la chercheure Natasha Wunsch en 2015 à propos de la France dans une étude dense publiée par l’European Policy Center sur les positions des États membres à l’égard de l’élargissement et des Balkans occidentaux, le processus de décision, jusque-là contrôlé par les hauts fonctionnaires du pouvoir exécutif qui reléguaient le pouvoir législatif à un rôle secondaire, a commencé à dérailler à partir de l’échec du référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe en mai 2005.
Dans l’objectif de s’assurer le vote de la droite, un amendement constitutionnel adopté préalablement en mars 2005 (article 88-5) soumettait à référendum toute prochaine adhésion d’un État à l’Union européenne (UE). Cette disposition, qui visait essentiellement à rassurer l’électorat de droite inquiet d’une adhésion éventuelle de la Turquie, demeura inscrite dans la Constitution malgré l’échec du référendum sur le traité. En dépit d’une tentative d’abolir cet article sous la présidence de Nicolas Sarkozy, l’introduction de deux paragraphes en juillet 2008 permit d’en réduire la portée en exemptant que l’adhésion de la Croatie, prochain et dernier État entrant (2013), soit soumise à référendum, et surtout en permettant l’adoption de tout projet de loi ratifiant une nouvelle adhésion à une majorité qualifiée de trois cinquièmes du Parlement. Ainsi, bien que le référendum reste inscrit dans la Constitution, une alternative parlementaire demeure possible.
Entre-temps, le déclin de l’opinion publique française à l’égard des six États des Balkans occidentaux candidats à l’adhésion (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie) et des considérations électoralistes nationales influencent la position officielle de la France en matière d’élargissement de l’UE. Après avoir longtemps promu ces adhésions, la France est apparue progressivement ces dernières années comme un État membre faisant obstruction. En mai 2018, lors du sommet de Sofia consacré sous présidence bulgare aux Balkans, le président Emmanuel Macron avait une première fois semé le trouble dans la région et chez les partenaires européens en exprimant de sérieuses réserves et en ressortant le débat ancien de l’approfondissement contre l’élargissement.
Il s’avère qu’à un an des élections européennes, le président français souhaitait alors neutraliser ce débat, pas seulement face au Rassemblement national, mais aussi face à la droite du parti Les Républicains. Dès janvier 2018 lors d’un débat avec Benjamin Griveaux, le président d’alors de LR Laurent Wauquiez parlait d’un « processus d’élargissement qui a tué l’Europe » et affirmait que voter en 2019 les listes d’En Marche « ce sera avec l’élargissement aux pays des Balkans ». Le 4 avril 2019, lors du débat des têtes de listes aux élections européennes, et pour la première fois, la question de l’élargissement fut débattue. Focalisée uniquement sur le cas de la Serbie – sans même une allusion aux graves régressions démocratiques et d’État de droit qui pénalisent aujourd’hui ses chances d’adhésion à court terme –, la discussion fut l’occasion d’observer que seulement deux (Raphaël Glucksmann et Jean-Christophe Lagarde) sur les douze débatteurs se prononcèrent ouvertement en faveur, la candidate de LREM Nathalie Loiseau préférant alors se concentrer sur la dénonciation du double langage de LR sur l’élargissement.
Le veto français du 17 octobre 2019 opposé à l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l’Albanie, en dépit de l’avis positif de la Commission et de la grande majorité des États membres, rangea définitivement la France parmi les plus sceptiques à l’égard de nouvelles adhésions, ce qui correspondrait en apparence au sentiment général de l’opinion publique sur les précédentes vagues. La position de la France semblait alors surtout guidée par la politique d’un président de la République qui, pensant avoir suffisamment affaibli la gauche, venait s’emparer désormais des thèmes de la droite en cette seconde partie de quinquennat. Viendront alors les entretiens successifs sur l’immigration et le communautarisme à Valeurs actuelles le 31 octobre 2019, puis à The Economist le 7 novembre suivant où, mis à part la formulation sur la « mort cérébrale » de l’OTAN, il heurtera les Bosniens en qualifiant leur pays de « bombe à retardement » du djihadisme.
Avec une telle approche dictée par le brouillage du « en même temps » et un agenda électoraliste préparant 2022, la question de l’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux semble ainsi souffrir d’une perception qu’auraient les décideurs sur ce qu’en pensent les Français. En clair, la présidence semble persuadée qu’adopter une position dure sur ce sujet consolide sa base à droite et ne heurte guère à gauche. L’étude, objet de cette note, tend à démontrer que la compréhension de l’opinion publique devrait plutôt amener la France à davantage nuancer sa position.
Quels enseignements sur ce qu’en pensent les Français ?
Menée en ligne dans une première phase en mars 2020, l’enquête a réuni les réponses de 4017 personnes résidant dans toute la France, avant de poursuivre avec un échantillonnage définitif et représentatif de 2025 répondants répartis dans des groupes de discussions. Le résultat initial à la simple question sur la perspective des Balkans occidentaux rejoignant l’UE, et qui va dans le sens des arguments motivant la position actuelle de l’exécutif français, correspond à la tendance des sondages précédents.
Toutefois, en affinant les questions afin de saisir les motivations, il ressort qu’en dépit des 58% d’avis négatifs, seulement 8% considèrent que leur vie serait « fortement » affectée par l’adhésion de ces États balkaniques et 20% qu’elle le serait « un peu » (à la différence de la Turquie pour qui ces taux montent respectivement à 30% et 23%).
Il s’avère également qu’entre le début et la fin de l’enquête, 43% des répondants avaient changé d’avis sur l’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux. Cela démontre qu’en réalité les avis des Français ne sont pas arrêtés sur la question, que celle-ci n’est pas un sujet prépondérant, a fortiori encore moins pour influer le cours d’une élection nationale. Il est même singulier de constater les nombreuses réactions lorsque les groupes de discussions s’étonnaient, en découvrant la géographie de la région entourée d’États membres, qu’elle ne fût pas encore intégrée.
La poursuite de l’enquête et des groupes de discussions a permis aussi de conclure que, finalement, les avis négatifs et positifs sur l’élargissement reflètent surtout des opinions sur l’UE. Ils indiquent, selon les points de vue, des sentiments que l’élargissement était déjà allé trop loin, ou des inquiétudes sur la cohésion européenne en cas de nouvel élargissement, sur la capacité de l’UE à absorber les nouveaux entrants. Les partisans estiment au contraire que l’intégration de nouveaux membres rendrait l’UE plus forte. Ces deux catégories se distinguent également selon que des répondants sont méfiants envers les institutions européennes et leurs élus ou bien confiants avec le sentiment d’être bien représentés comme citoyens, et il en va de même selon qu’ils considèrent les intérêts de la France bien ou mal représentés dans l’UE.
La tendance générale indique qu’il n’existe pas une partie de l’électorat qui serait favorable à l’UE mais hostile à l’élargissement aux pays des Balkans occidentaux. L’étude dévoile aussi l’aveu général d’une méconnaissance totale du processus d’adhésion, ne serait-ce que sur l’existence des critères d’adhésion en matière d’État de droit ou de lutte contre la corruption. Par ailleurs, malgré des stéréotypes d’ordre culturel chez les opposants farouches, ce sont surtout les considérations économiques qui dominent (disparités économiques, migrations de main-d’œuvre concurrentes, dette européenne, etc.). En revanche, les arguments géopolitiques d’une région européenne intégrée dans l’UE et éloignant les influences de la Russie et de la Chine rencontrent l’approbation générale, y compris chez ceux qui étaient très opposés à l’élargissement, et ce fut même pour beaucoup une découverte déterminante, y compris dans leur changement de position.
Conclusion : plus d’information et de transparence pour apaiser le débat
Alors que la question de l’élargissement n’est désormais plus réservée à une élite décisionnaire, les citoyens et les partis ont raison de s’en emparer, mais encore faut-il que les débats politiques encouragent la pédagogie et la transparence sur le processus des adhésions des pays des Balkans occidentaux, enclenché depuis deux décennies. Il serait délétère pour le climat politique de prendre des positions sur la base de perceptions de l’opinion publique infondées, ou de ne laisser la parole qu’à des contre-vérités et des stéréotypes en évitant le débat.
Parmi les enseignements de cette étude approfondie, nous retiendrons d’abord que ce n’est pas tant l’élargissement aux Balkans occidentaux qui préoccupe l’opinion publique française que l’UE elle-même. Le scepticisme sur l’élargissement reflète ainsi avant tout les inquiétudes diverses projetées sur l’état et le fonctionnement de l’Union, et sa capacité à répondre aux préoccupations sociales, économiques, démocratiques et de protection des citoyens dans leur ensemble. En somme, le processus d’adhésion d’une région déjà fortement intégrée économiquement à l’UE peut bien suivre son cours, sans nul besoin d’être instrumentalisé par des agendas (électoralistes) nationaux pour en faire une prétendue menace au projet européen. La transparence et la pédagogie gagneraient ainsi beaucoup à intégrer la question de l’élargissement et la place des six États et 18 millions d’habitants des Balkans occidentaux dans la conférence sur l’avenir de l’Europe.
Ensuite, l’élargissement reste aussi prisonnier de l’inquiétude, majoritairement partagée, vis-à-vis de la Turquie. Cela exigerait une certaine volonté politique d’admettre ouvertement que ce sont bien deux sujets géographiques différents, que si le processus d’adhésion est irrémédiablement engagé pour les Balkans occidentaux, il est tout autant compromis pour la Turquie, ne serait-ce que pour des raisons géopolitiques qui transcendent les clivages de l’opinion publique.
En définitive, les responsables politiques français ne trouveront aucun fondement dans cette étude confirmant qu’ils pourraient se trouver pénalisés dans les urnes parce qu’ils prôneraient la poursuite de l’élargissement. Le problème européen est ailleurs, dans la confiance que l’UE peut inspirer et dans la crédibilité qu’elle peut démontrer.
Les résultats complets de l’étude sont à retrouver ici.