En Serbie, une ultime bataille pour la démocratie fait rage dans l’indifférence de l’Europe

Le Premier ministre serbe a annoncé sa démission après une nouvelle vague de manifestations contre la corruption et les dérives autoritaires du régime d’Aleksandar Vučić, à la suite à l’effondrement de la toiture d’une gare récemment rénovée. Srdjan Cvijic, président du Comité consultatif international du Belgrade Centre for Security Policy, et Florent Marciacq, codirecteur de l’Observatoire des Balkans de la Fondation Jean-Jaurès, reviennent sur ces mobilisations et soulignent le mutisme de l’Europe face à l’indignation populaire.

L’effondrement meurtrier de la toiture d’une gare récemment rénovée à Novi Sad, en Serbie, a mis en lumière, si besoin est, la corruption et l’incurie des pouvoirs publics serbes. Des manifestations massives ont éclaté partout dans le pays. Elles appellent à la transparence, à la justice, et dénoncent les dérives autoritaires du régime d’Aleksandar Vučić. Ces manifestations, réprimées par les autorités, sont une bouée à la mer dans un pays sclérosé par le népotisme, le nationalisme et l’effacement de la démocratie. Or, en dépit de ces dérives mortifères patentes, de l’opacité des liens avec la Chine et de la proximité du régime d’Aleksandar Vučić avec la Russie de Vladimir Poutine, l’Europe reste muette. La complaisance s’installe à Berlin et à Paris au grand dam des manifestants qui, depuis des années, se mobilisent pour davantage de démocratie.

Une nouvelle vague de protestation déferle sur la Serbie

Le 1er novembre 2024, la toiture d’une gare ferroviaire pourtant fraîchement rénovée s’est effondrée à Novi Sad, deuxième ville de Serbie. Quinze personnes y ont perdu la vie, écrasées par la structure métallique. Dans les jours qui ont suivi, des lanceurs d’alerte ont divulgué des informations sensibles indiquant que les travaux de rénovation s’étaient faits sur fond de corruption et de négligence. Leurs révélations ont déclenché des manifestations massives dans l’ensemble du pays, qui se poursuivent à ce jour1Katarina Baletic et Milica Stojanovic, « Serbian Govt Faces Growing Calls for Answers Over Railway Station Deaths », BalkanInsight, 4 novembre 2024..

Les manifestants dénoncent l’incurie et la corruption des pouvoirs publics et tiennent le gouvernement serbe, dans sa dérive autoritaire, pour responsable de ces décès. Ils exigent la publication complète des documents encadrant la reconstruction de la gare et appellent à sanctionner ceux qui, au sein du gouvernement, ont cherché à réprimer par la force les mouvements de protestation ou désigné à la vindicte les manifestants.

La reconstruction de la gare de Novi Sad faisait partie d’un projet d’infrastructure plus large visant à relier par une ligne de train à grande vitesse la capitale hongroise, Budapest, à la capitale serbe, Belgrade2Florent Marciacq, La Chine dans les Balkans occidentaux : influence et enjeux stratégiques, Fondation Jean-Jaurès, 22 mars 2021.. Ce projet ferroviaire, qui accumule les retards, s’inscrit dans le cadre de l’initiative de connectivité globale, portée par la Chine : les nouvelles Routes de la soie. Sans rentabilité commerciale, le projet de connexion ferroviaire entre Budapest et Belgrade est principalement financé par un prêt chinois à hauteur de trois milliards d’euros. Mais les détails du projet, adopté sans appel d’offres, ont été classés secrets, afin de protéger les intérêts lucratifs des intermédiaires et les réseaux d’influence qui traversent les strates népotiques du pouvoir dans les deux pays3Andreea Brînză, « China and the Budapest-Belgrade Railway Saga », The Diplomat, 28 avril 2020..  

La construction de cette ligne de chemin de fer, au fil des ans, est devenue un instrument de relations publiques entre Budapest et Belgrade et une véritable vache à lait pour le régime de Viktor Orbán en Hongrie et celui d’Aleksandar Vučić en Serbie4Srdjan Cvijić et al., « Balkan Csárdás: Hungarian Foreign Policy Dance », Belgrade Center for Security Policy, mai 2023.. Un consortium d’entreprises chinoises, en charge de la construction des 350 kilomètres de voie ferrée, a progressivement achevé les travaux de rénovation de la gare de Novi Sad, nœud ferroviaire indispensable entre les deux capitales. Des entreprises serbes et hongroises proches des régimes d’Orbán et Vučić ont également profité de la manne5Hetzmann Mercédesz, « Tragedy at Novi Sad Railway Station Linked to Hungarian-Owned Firm Reports Serbian Media », DailyNewsHungary, 5 novembre 2024..  

Prématurément inaugurée en mars 2022 en amont des élections générales serbes, la gare a vu les travaux de rénovation reprendre tout de suite après le vote. Lors de la cérémonie, Aleksandar Vučić avait pourtant salué l’un des maîtres d’œuvre du projet, la China Communications Construction Company (CCCC), comme « probablement la meilleure entreprise qui ait jamais fait quoi que ce soit en Serbie », ajoutant même que « cette entreprise est un miracle et c’est incroyable de voir comment ces gens travaillent6Xinhua, « Serbia unveils Chinese-built high-speed train in Belgrade », English.news.cn, 8 juin 2024. ». À l’issue de ces travaux complémentaires, la gare, flambant neuve, a ainsi rouvert ses portes au cours de l’été 2024. Quatre mois plus tard, sa toiture s’effondrait.

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Des soulèvements à répétition face à un régime autoritaire et corrompu

La tragédie a immédiatement suscité l’indignation d’une partie de la population serbe. Plusieurs manifestations rassemblant une centaine de milliers de personnes ont été organisées ces dernières semaines à travers le pays ; des universités et des lycées sont en grève et, quand les foules se rassemblent, elles observent quinze minutes de silence en hommage aux quinze victimes écrasées par la toiture de la gare, exprimant ainsi leur recueillement et leur protestation pacifique. Signe du ras-le-bol, les appels à la grève générale se multiplient7Katarina Baletic et Milica Stojanovic, « Tens of Thousands Join Serbian Protests Amid Nationwide Strike Effort », BalkanInsight, 24 janvier 2025..  

Le régime d’Aleksandar Vučić a tout d’abord cherché à réprimer les manifestations en recourant aux arrestations de figures estudiantines et militantes, en accusant l’opposition puis « l’Occident » d’être à l’origine des mobilisations. En vain. Le procureur général serbe a alors ouvert une enquête dans l’espoir que celle-ci apaise les tensions. Près de quarante personnes furent entendues, y compris l’ancien ministre des Travaux publics, inculpé, comme douze autres personnes avant le réveillon du Nouvel An8« Minister among 12 held over Serbia station collapse », France 24, 21 novembre 2024.. Mais aucun des accusés pointés du doigt n’a été maintenu en détention, contrairement aux manifestants honnis par le régime9Katarina Baletic, « Protesters’ Arrests Fuel Human Rights Concerns in Serbia, Report Says », BalkanInsight, 11 décembre 2024.. Nul n’est dupe : la politisation des institutions judiciaires et la mainmise du clan Vučić sur le pouvoir en Serbie ne laisse guère de place à la justice10« Serbia: Nations in Transit 2024 Country Report », Freedom House, consulté le 27 janvier 2025.. Près de la moitié des Serbes ne font d’ailleurs pas confiance au système judiciaire11« Western Balkans Regional Poll: February –March 2024, Full-Deck », International Republican Institute, 14 mai 2024.. L’indignation a gagné du terrain au point que 60% des Serbes soutiennent désormais les manifestations, et la popularité du président Vučić, jusqu’ici inébranlable, est en chute libre12Georgi Gotev, « Serbia’s Vučić offers advisory referendum on his presidency », Euractiv, 15 janvier 2025.. En réaction à tout cela, le Premier ministre serbe, proche du clan Vučić, a annoncé sa démission le 28 janvier 202513« Serbie : après trois mois de manifestations contre la corruption, le premier ministre, Milos Vucevic, démissionne », Le Monde, 28 janvier 2025.. Mais celle-ci vise avant tout à préserver le régime et sa figure tutélaire, et ne suffira pas à éteindre la contestation.

Ces manifestations déclenchées par l’effondrement meurtrier d’un ouvrage construit et financé au gré des accointances opaques d’un régime autoritaire et corrompu sont le nouveau point d’orgue d’une série des mouvements de protestations. Celles-ci n’ont eu de cesse de gagner du terrain ces dernières années en Serbie. En 2016, ce fut la démolition illégale de bâtiments privés indûment promis à des promoteurs immobiliers émiratis qui déclencha un mouvement de protestation. En cause, le projet luxueux du Belgrade Waterfront et son lot de décisions arbitraires et opaques, de pots-de-vin et d’intérêts particuliers14 Sarah Clugnac-Pavlovic, « Belgrade Waterfront, un cauchemar sur l’eau ? », Euro Créative, 16 mai 2020.. En 2017, des manifestations éclatèrent afin de dénoncer la censure croissante dans les médias, la marginalisation de l’opposition et les dérives autoritaires du régime15« Serbia Protests: President Vucic the Target of Belgrade Rally », BBCNews, 17 mars 2019.. Ces manifestations gagnèrent du terrain entre 2018 et 2020, en réaction aux attaques ciblant les figures d’opposition et les journalistes, épitomes de l’érosion rapide des fondations de la démocratie dans le pays16Agence France Presse, « Serbia: Thousands Rally in Fourth Week of Anti-Government Protests », The Guardian, 30 décembre 2018.. Durant près d’un an et demi, les Serbes sortirent manifester en masse contre le régime d’Aleksandar Vučić. En 2023, les manifestations reprirent après une double fusillade tragique, pour dénoncer la culture de la violence dans l’espace public, mais aussi politique17« Tens of Thousands Protest in Serbian Capital against Government », Le Monde, 22 décembre 2024.. En 2024, elles furent déclenchées par la décision du gouvernement serbe d’autoriser la compagnie anglo-australienne Rio Tinto à exploiter une grande mine de lithium18« Serbia: Protests over Vast Rio Tinto Lithium Mining Project – DW – 08/11/2024 », Dw.Com, 8 novembre 2024.. Le projet phare, soutenu par l’Union européenne, suscite pourtant de vives protestations tant au niveau local, en raison de l’impact environnemental, qu’au niveau national.

Le mutisme assourdissant de l’Europe

Ces manifestations émaillent le quotidien des Serbes depuis plusieurs années. Elles sont l’ultime réponse de citoyens excédés par l’amenuisement de leurs libertés, par l’absence d’élections justes et libres, par la mainmise du clan Vučić sur l’ensemble des institutions serbes et par le contrôle implacable des médias. La rue est aussi devenue le dernier bastion des aspirations européennes de la Serbie, même si la désillusion est grande parmi celles et ceux qui battent le pavé.

En effet, les dérives autoritaires du régime d’Aleksandar Vučić se renforcent au vu et au su de l’Europe, sans qu’émerge une quelconque solidarité avec les manifestants. Un rapport d’Amnesty International, publié en décembre 2024, a révélé que le régime fait usage de logiciels de surveillance massive (du type Pegasus) afin de contrôler et réprimer les opposants19« Serbia: A Digital Prison: Surveillance and the Suppression of Civil Society in Serbia. Executive Summary », Amnesty International, 16 décembre 2024.. Il est aussi avéré que le régime orchestre des campagnes de propagande ciblées contre les organisations et les militants engagés en faveur de la démocratie, et qu’il cherche désormais à les étouffer tout bonnement20Ibid.. L’adoption d’une loi sur les agents étrangers21« Serbia: Draft Law on Foreign Agents Risks Democratic and EU Integration Goals », EESC, 3 décembre 2024., directement inspirée du grand frère russe, est avidement souhaitée par Aleksandar Vučić. Elle finirait de précipiter la Serbie en dehors de l’orbite, même lointaine, des démocraties européennes. Ce qui vient de se passer en Géorgie22Pour rappel, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, aux positions pro-russes, a revendiqué la victoire des élections législatives du 26 octobre dernier et a investi un nouveau président, Mikheïl Kavelachvili. Salomé Zourabichvili, la présidente sortante, et l’opposition pro-occidentale contestent la transparence du scrutin et réclament de nouvelles élections., en dépit de manifestations massives, pourrait bien préfigurer l’avenir de la Serbie. À une différence près : dans le combat pour la démocratie en Géorgie, les drapeaux européens étaient légion. En Serbie, ils ont disparu des manifestations.

Et pour cause : l’Union européenne (UE) reste muette face à la situation en Serbie. Pis encore, auprès des manifestants, elle est perçue comme complaisante. Le réquisitoire que dresse, à juste titre, la présidente de la Commission européenne à l’encontre du péril que constitue l’autoritarisme en Europe232022 State of the Union Address by President von der Leyen, Commission européenne, 14 septembre 2022. contraste avec la bonhomie des rapports qu’elle entretient avec Aleksandar Vučić. Comble de l’absurde, « sa » Serbie fait figure de bon élève. Ursula von der Leyen, lors de ses visites à Belgrade, ne tarit pas d’éloges : elle vante les progrès soi-disant réalisés, le sens des responsabilités d’Aleksandar Vučić et le potentiel économique du pays, clé de voute, selon elle, de l’intégration européenne de la Serbie24Statement by President von der Leyen at the joint press conference with Serbian President Vučić, Commission européenne, 31 octobre 2023.. Nul mot au sujet de la démocratie qu’elle défend pourtant si ardemment aux côtés des Ukrainiens. Le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et les observateurs internationaux ont pourtant condamné l’absence d’élections libres et équitables en 2023, le trucage des votes, l’absence de pluralisme dans les médias, les attaques contre l’opposition et l’usage de campagnes de désinformation25« Situation in Serbia following elections », Official Journal of the European Union, 8 février 2024.. Or dans le même temps et comme si de rien n’était, le pays a reçu une subvention européenne considérable, de plus d’un demi-milliard d’euros, pour la rénovation du segment ferroviaire Belgrade-Niš – la plus grande subvention européenne jamais reçue par la Serbie26Bojana Zimonjić Jelisavac, « Serbia to Receive Largest-Ever EU Grant to Rebuild Railway », Euractiv, 21 février 2023.. Peu après, la Commission européenne recommandait l’ouverture du cluster 3 (compétitivité et croissance inclusive) permettant à la Serbie d’avancer sur la route de l’adhésion à l’Union européenne. Il faut dire que le régime d’Aleksandar Vučić a pour cela bénéficié de l’appui du commissaire sortant en charge de l’élargissement, Olivér Várhelyi, un proche de Viktor Orbán pas vraiment à cheval sur les questions de démocratie. Sa successeuse, Marta Kos, lors de sa prise de fonction, a réitéré son attachement à ce que le processus soit fondé sur le mérite27Ivana Rankovic, « Orbán’s alliance with Vučić demonstrates strategic Hungarian interests in the Western Balkans », European Western Balkans, 26 juin 2023.. En exprimant son soutien pour les manifestants, elle aurait aujourd’hui l’occasion de joindre la parole aux actes, en se tenant du côté de celles et ceux qui tiennent à la survie de la démocratie en Serbie.

La complaisance de Paris et Berlin

Le combat des manifestants pour la démocratie ces dernières années ne trouve pas non plus de relais en Allemagne. Le processus de Berlin28Le processus de Berlin a été mis en place en 2014 en tant que plateforme visant à accroître la coopération entre les six pays des Balkans occidentaux et les pays hôtes du processus de Berlin ainsi qu’avec l’UE., jadis conçu pour renforcer la coopération régionale et tourner la page des rivalités ethno-nationales, s’est mué au fil des ans en une initiative dédiée principalement à la coopération économique, un domaine porteur pour le régime d’Aleksandar Vučić. L’enjeu, pour l’Allemagne, n’est pas seulement de réaffirmer la pertinence, selon elle, de la doctrine du « doux commerce », qui a pourtant montré ses limites avec la Russie. Il est aussi de soutenir la position des investissements allemands dans l’économie serbe, en particulier dans le secteur automobile, en déclin prononcé ces dernières années, et d’assurer à sa propre industrie l’accès aux ressources stratégiques, en forte demande sur les marchés mondiaux. En juillet 2024, le chancelier fédéral Olaf Scholz s’est ainsi rendu à Belgrade pour assister à la signature d’un partenariat stratégique entre la Serbie et l’Union européenne sur les matières premières, les chaînes de valeur pour les batteries et les véhicules électriques. Il y fut question d’accélérer l’exploitation du lithium, pourtant décriée par les forces d’opposition au régime d’Aleksandar Vučić. Et il n’y fut certainement pas question de démocratie.

Obsédée par le Kosovo, qu’elle entend faire plier, la Chancellerie ménage aussi Belgrade sur le plan politique, laissant à penser, à tort, que le régime serbe est un facteur de stabilité régionale. Les prochaines élections en Allemagne, qui devraient ramener la droite au pouvoir et acter une percée de l’AfD, parti d’extrême droite, sont une opportunité pour le régime d’Aleksandar Vučić. L’Allemagne, qui sortira des urnes – si cette tendance est confirmée –, pourrait avoir alors comme principale préoccupation sa propre économie, et un biais de plus en plus prononcé pour les régimes réactionnaires – en Russie ou aux États-Unis.

La France, autre pilier européen, est-elle porteuse d’une position plus ferme en Serbie ? Rien n’est moins sûr. Le réengagement de la France dans les Balkans occidentaux, célébré depuis l’adoption d’une stratégie en 201929« Stratégie française pour les Balkans occidentaux », France Diplomatie – Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2019., met l’accent sur la coopération bilatérale en matière de sécurité et d’économie30Florent Marciacq et Romain Le Quiniou, L’engagement de la France dans les Balkans occidentaux. Pour un renforcement de la coopération stratégique, politique, économique et sociétale, Institut français des relations internationales, 10 février 2022.. Il passe d’abord par un soutien aux investisseurs français intervenant sur les marchés publics. La construction du métro de Belgrade, par exemple, a été remportée par un consortium franco-chinois, avec à la manœuvre Alstom, Egis Rail et la très opaque Power Construction Corporation of China. Cette dernière a d’ailleurs veillé à ce que les détails du contrat et de son financement (plus de quatre milliards d’euros) soient classés secrets, au grand dam des organisations luttant contre la corruption. Les relations avec la Serbie d’Aleksandar Vučić bénéficient également de l’intérêt que celui-ci manifeste pour l’industrie française de l’armement. Emmanuel Macron s’est ainsi rendu à Belgrade en août 2024 pour conclure la vente de douze chasseurs Rafale, pour un montant de près de trois milliards d’euros31« La France et la Serbie concluent un accord sur la vente de douze avions de combat Rafale », Le Monde, 29 août 2024.. Cette vente, présentée comme une alliance de long terme par la diplomatie française, permet à la Serbie de rejoindre le « club Rafale », aux côtés des Émirats arabes unis, de l’Égypte, du Qatar ou l’Indonésie – un club, soyons franc, qui n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie. Si la France, on le comprend, s’applique à défendre ses intérêts à l’international, elle se doit en Serbie de porter également les valeurs fondamentales qui constituent le socle du projet européen.

La nouvelle dynamique en matière d’élargissement, insufflée sous présidence française du Conseil au lendemain de l’invasion russe de 2022, ne sanctuarise pas la démocratie. Elle redéfinit l’élargissement comme un investissement géostratégique dans la sécurité de l’Union. Longtemps réservée sur la question de l’élargissement, car davantage attachée à l’approfondissement de l’UE, la France s’est ce faisant prise d’une passion dévorante pour ses instruments qui, à l’instar de l’intégration graduelle32L’intégration graduelle de l’Union européenne désigne la variante progressive et différentiée de l’intégration européenne dans les différents secteurs de coopération. Ce processus vise à renforcer la coopération entre les pays membres au travers d’accords à géométrie variable respectant leurs spécificités nationales., permettront de rétribuer les autocrates pour que se maintienne au-delà du limes européen le statu quo géopolitique. Il n’est donc pas question de réévaluer les relations de confiance nouées avec Aleksandar Vučić sur la base de l’amitié historique franco-serbe. La droitisation du paysage politique en France n’augure d’ailleurs rien de bon, puisque le Rassemblement national est un allié historique du parti d’Aleksandar Vučić. Enfin, le projet de Communauté politique européenne, initialement proposé par Emmanuel Macron dans un souci d’unité et de solidarité entre démocraties européennes, n’a pu se résoudre à exclure de son sein les régimes autoritaires liés à la Russie. Ceux de Serbie, de Hongrie et désormais de Géorgie y trouvent une nouvelle tribune, un nouveau club respectable auquel adhérer sans que ne s’exerce sur eux une quelconque pression.

Conclusion

L’effondrement tragique de la gare de Novi Sad est devenu le catalyseur d’une nouvelle vague de protestations en Serbie contre le régime népotique et autoritaire d’Aleksandar Vučić. Plutôt que de soutenir les manifestants dans leurs revendications légitimes, l’Union européenne et ses États membres ont choisi de suivre à bonne distance le déroulé des événements. Ce silence assourdissant est révélateur des ambitions perdues de l’Union.

En se focalisant sur l’intégration économique, la sécurité et les rapports géopolitiques, l’Union semble se détourner du projet d’unification politique, de communauté de valeurs qu’elle aspirait à bâtir. Elle admet en filigranes que l’ambition qu’elle portait il y a une trentaine d’années, celle de réunifier l’Europe autour des grands principes démocratiques, a fait long feu. Les grandes manifestations qui jadis, en Europe centrale, attiraient la sympathie, suscitent aujourd’hui en Serbie l’indifférence des capitales européennes. Faut-il y voir un essoufflement temporaire du projet européen, reflétant la fatigue causée par les précédents élargissements ? Ou l’abandon pur et simple d’une vision à long terme qui, de Monnet à Spinelli, appelait l’Union à fédéraliser les nations européennes en une communauté de destin ?

Ce questionnement suscite d’autant plus d’inquiétudes que l’Union européenne est désormais prise dans le tourbillon géopolitique d’un monde en fracturation. Le retour de Donald Trump, le déclin du système international fondé sur le respect des règles, la montée du Sud global et la multiplication des conflits militaires et commerciaux requièrent une Europe forte et unie, agissant de concert à l’international, défendant ses intérêts sur la scène globale et ses valeurs sur le continent. Les régimes autoritaires agissant en son sein, comme celui d’Aleksandar Vučić, la rendent vulnérable au travail de sape de ses rivaux. Ils la rendent impotente, indécise, désorientée. C’est aussi en cela que le combat pour la démocratie en Serbie est celui de l’Union dans son ensemble. Il est une opportunité, ici comme là-bas, de recouvrer l’énergie vitale du projet européen en réaffirmant avec force la dimension proprement européenne du combat pour la démocratie.  

Des mêmes auteurs

Sur le même thème